Benjamin Franklin
L'original comporte en page 190, se rapportant au texte «qui ont eu lieu entre les propriétaires», une note de bas de page illisible qui n'a pas pu être restituée.
Décret concernant les Contrefacteurs, rendu le 19 Juillet 1793, l'An 2 de la République.
La Convention nationale, après avoir entendu le rapport de son Comité d'instruction publique, décrète ce qui suit :
Art. 1. Les Auteurs d'écrits en tout genre, les Compositeurs de Musique, les Peintres et Dessinateurs qui feront graver des Tableaux ou Dessins, jouiront durant leur vie entière du droit exclusif de vendre, faire vendre, distribuer leurs Ouvrages dans le territoire de la République, et d'en céder la propriété en tout ou en partie.
Art. 2. Leurs héritiers ou Cessionnaires jouiront du même droit durant l'espace de dix ans après la mort des auteurs.
Art. 3. Les officiers de paix, Juges de Paix ou Commissaires de Police seront tenus de faire confisquer, à la réquisition et au profit des Auteurs, Compositeurs, Peintres ou Dessinateurs et autres, leurs Héritiers ou Cessionnaires, tous les Exemplaires des Éditions imprimées ou gravées sans la permission formelle et par écrit des Auteurs.
Art. 4. Tout Contrefacteur sera tenu de payer au véritable Propriétaire une somme équivalente au prix de trois mille exemplaires de l'Édition originale.
Art. 5. Tout Débitant d'Édition contrefaite, s'il n'est pas reconnu Contrefacteur, sera tenu de payer au véritable Propriétaire une somme équivalente au prix de cinq cents exemplaires de l'Édition originale.
Art. 6. Tout Citoyen qui mettra au jour un Ouvrage, soit de Littérature ou de Gravure dans quelque genre que ce soit, sera obligé d'en déposer deux exemplaires à la Bibliothèque nationale ou au Cabinet des Estampes de la République, dont il recevra un reçu signé par le Bibliothécaire ; faute de quoi il ne pourra être admis en justice pour la poursuite des Contrefacteurs.
Art. 7. Les héritiers de l'Auteur d'un Ouvrage de Littérature ou de Gravure, ou de toute autre production de l'esprit ou du génie qui appartiennent aux beaux-arts, en auront la propriété exclusive pendant dix années.
Je place la présente Édition sous la sauve-garde des Lois et de la probité des citoyens. Je déclare que je poursuivrai devant les Tribunaux tout Contrefacteur, Distributeur ou Débitant d'Édition contrefaite. J'assure même au Citoyen qui me fera connoître le Contrefacteur, Distributeur ou Débitant, la moitié du dédommagement que la Loi accorde. Paris, ce 5 Prairial, l'an 6e de la République Française.
Buisson.
Traduit de l'Anglais, avec des Notes, PAR J. CASTÉRA.
Eripuit coelo fulmen sceptrumque tyrannis.
An VI de la République.
Pendant les dernières années que Benjamin Franklin passa en France, on parloit beaucoup, dans les Sociétés où il vivoit, des Confessions de Jean-Jacques Rousseau, dont la première partie venoit de paroître. Cet Ouvrage, dont on peut dire et tant de bien et tant de mal, et qui est quelquefois si attrayant par les charmes et la sublimité du style, quelquefois si rebutant par l'inconvenance des faits, engagea quelques amis de Franklin à lui conseiller d'écrire aussi les Mémoires de sa Vie : il y consentit.
Ces amis pensoient, avec raison, qu'il seroit curieux de comparer à l'Histoire d'un Écrivain, qui semble ne s'être servi de sa brillante imagination que pour se rendre malheureux, celle d'un Philosophe qui a sans cesse employé toutes les ressources de son esprit à assurer son bonheur, en contribuant à celui de l'humanité entière. Eh ! en effet, combien il est intéressant de considérer les chemins différens qu'ont suivis ces deux hommes également nés dans le simple état d'Artisan, livrés à eux-mêmes au sortir de l'enfance et n'ayant presque point eu de maîtres. Chacun d'eux fit sa propre éducation et parvint à la plus grande célébrité. Mais l'un passa indolemment plusieurs années dans la servitude obscure, où le retenoit une femme sensuelle [Madame de Warens.] ; et l'autre ne comptant que sur lui, travailla constamment de ses mains, vécut avec la plus grande tempérance, la plus sévère économie, et en même-temps, fournit généreusement aux besoins, même aux fantaisies de ses amis.
Cette comparaison, tout entière à l'avantage de Franklin, ne doit pas faire supposer que je cherche à déprécier Jean-Jacques. Personne n'admire et n'aime plus que moi le rare talent de cet éloquent Écrivain : mais j'ai cru devoir indiquer combien sa conduite, rapprochée de celle de Franklin, peut être une utile et grande leçon pour la Jeunesse.
Il y a des préceptes d'une saine morale, non-seulement dans la Vie de Franklin, mais dans la plupart des morceaux qui composent le Recueil de ses Œuvres. Le reste est historique ou ingénieux. Une partie de la Vie de Franklin avoit été déjà traduite en français, et même d'une manière soignée. Malgré cela, j'ai osé entreprendre de la traduire de nouveau.
L'Éditeur anglais a joint à ce qu'il a pu se procurer du manuscrit de Franklin, la suite de sa Vie, composée à Philadelphie. J'ai été assez heureux pour pouvoir ajouter à ce que m'a fourni cet Éditeur, divers morceaux qu'il n'a point connus, et un second Fragment des Mémoires originaux [On trouvera ce Fragment à la fin du second Volume, page 388.] : mais j'ai encore à regretter de n'avoir pas eu tous ces Mémoires, qui vont, dit-on, jusqu'en 1757.—On ne sait pourquoi M. Benjamin Franklin Bache [Franklin eut un fils et une fille. Dans la Révolution d'Amérique, le fils suivit le parti des Anglais, et fut quelque temps gouverneur de la province de New- Jersey. Pris par les Américains, il auroit, dit-on, été fusillé sans la considération qu'on avoit pour son père. On le fit évader et il passa à Londres. La fille épousa M. Bache, de Philadelphie, et c'est d'elle qu'est né M. Benjamin Franklin Bache, possesseur des Manuscrits de son grand-père.], qui les a en sa possession et vit maintenant à Londres, en prive si long-temps le Public. Les Ouvrages d'un grand Homme appartiennent moins à ses Héritiers qu'au Genre-humain.
Peut-être ne sera-t-on pas fâché de lire une lettre que le célèbre Docteur Price a adressée à un de ses amis, au sujet des Mémoires de Franklin. La voici :
À Hackney, le 19 juin 1790.
«Il m'est difficile, Monsieur, de vous exprimer combien je suis touché du soin que vous voulez bien prendre de m'écrire.
—Je suis, sur-tout, infiniment reconnoissant de la dernière lettre, dans laquelle vous me donnez des détails sur la mort de notre excellent ami, le Docteur Franklin.
»Ce qu'il a écrit de sa Vie, montrera, d'une manière frappante, comment un homme peut, par ses talens, son travail, sa probité, s'élever du sein de l'obscurité jusqu'au plus haut degré de la fortune et de la considération. Mais il n'a porté ses Mémoires que jusqu'à l'année 1757 ; et je sais que depuis qu'il a envoyé en Angleterre le manuscrit que j'ai lu, il lui a été impossible d'y rien ajouter.
»Ce n'est pas sans un vif regret que je songe à la mort de cet ami. Mais l'ordre irrévocable de la nature nous condamne tous à mourir ; et quand on y réfléchit, il est consolant, sans doute, de pouvoir penser qu'on n'a pas vécu en vain, et que tous les hommes utiles et vertueux se retrouveront encore au-delà du tombeau.
»Dans la dernière lettre que m'a écrite le Docteur Franklin, il me parle de son âge et de ses infirmités ; il observe que le Créateur a été assez indulgent pour vouloir qu'à mesure que nous approchons du terme de la vie, nous ayons plus de raisons de nous en détacher ; et parmi ces raisons, il regarde comme une des plus grandes, la perte de nos amis.
»J'ai lu, avec beaucoup de satisfaction, le détail que vous me donnez des honneurs qui ont été rendus à la mémoire de Franklin, par les Habitans de Philadelphie et par le Congrès américain.—J'eus aussi hier le plaisir d'apprendre que l'Assemblée nationale de France avoit résolu de porter le deuil de ce Sage.—Quel spectacle glorieux la liberté prépare dans ce pays !—Les Annales du monde n'en offrent point de pareil ; et l'un des plus grands honneurs de Franklin est d'y avoir beaucoup contribué.»
Agréez mon respect,
Richard Price.
Je dois observer que, quoique la Science du Bonhomme Richard ait déjà été publiée, je l'ai traduite de nouveau et mise à la fin du second Volume, car sans ce petit Ouvrage, les Œuvres Morales de Franklin auroient paru trop incomplètes.
Mon cher Fils,
Je me suis amusé à recueillir quelques petites anecdotes concernant ma famille. Vous pouvez vous rappeler que, quand vous étiez avec moi en Angleterre, je fis des recherches parmi ceux de mes parens qui vivoient encore, et j'entrepris même un voyage à ce sujet. J'aime à penser que vous aurez, ainsi que moi, du plaisir à connoître les circonstances de mon origine et de ma vie, circonstances qui, en grande partie, sont encore ignorées de vous. Je vais donc les écrire : ce sera l'agréable emploi d'une semaine de loisir non-interrompu, dont je me propose de jouir pendant ma retraite actuelle à la campagne.
Il est aussi d'autres motifs qui m'engagent à écrire mes mémoires. Du sein de la pauvreté et de l'obscurité, dans lesquelles je naquis et je passai mes premières années, je me suis élevé à un état d'opulence et ai acquis quelque célébrité dans le monde. Un bonheur constant a été mon partage jusqu'à l'âge avancé où je suis parvenu ; mes descendans seront peut-être curieux de connoître les moyens qui, grace au secours de la providence, m'ont toujours si bien réussi ; et si par hasard ils se trouvent dans les mêmes circonstances que moi, ils pourront retirer quelqu'avantage de mes récits.
Je réfléchis souvent au bonheur dont j'ai joui, et je me dis quelquefois que, si l'offre m'en étoit faite, je m'engagerois volontiers à parcourir la même carrière, depuis le commencement jusqu'à la fin. Je demanderois, de plus, le privilège qu'ont les auteurs, de corriger, dans une seconde édition, les erreurs de la première. Je voudrois aussi pouvoir changer quelques incidens futiles, quelques petits évènemens pour d'autres plus favorables : mais quand bien même cela me seroit refusé, je ne consentirois pas moins à recommencer ma vie.
Toutefois, comme une répétition de la vie ne peut avoir lieu, ce qui, suivant moi, y ressemble le plus, c'est de s'en rappeler toutes les circonstances ; et pour en rendre le souvenir plus durable, il faut les écrire. En m'occupant ainsi, je satisferai cette inclination qu'ont toujours les vieillards, à parler d'eux-mêmes et à conter ce qu'ils ont fait ; et je suivrai librement mon penchant sans fatiguer ceux qui, par respect pour mon âge, se croiroient obligés de m'écouter. Ils pourront, au moins, ne pas me lire, si cela ne les amuse pas. Enfin, il faut bien que je l'avoue, puisque personne ne voudroit me croire si je le niois, peut-être satisferai-je ma vanité.
Toutes les fois que j'ai entendu prononcer ou que j'ai lu cette phrase préparatoire :—«Je puis dire sans vanité», j'ai vu qu'elle étoit aussitôt suivie de quelque trait d'une vanité transcendante. En général, quelque vanité qu'aient les hommes, ils la haïssent dans les autres. Pour moi, je la respecte par-tout où je la rencontre, parce que je suis persuadé qu'elle est utile et à l'individu qu'elle domine et à ceux qui sont soumis à son influence. Il ne seroit donc pas tout-à-fait absurde que dans beaucoup de circonstances, un homme comptât sa vanité parmi les autres douceurs de la vie, et en rendît grace à la providence. Mais laissez-moi reconnoître ici, en toute humilité, que c'est à cette divine providence que je dois toute ma félicité. C'est sa main puissante qui m'a fourni les moyens que j'ai employés et les a couronnés du succès. Ma foi, à cet égard, me donne, non la certitude, mais l'espérance que la bonté divine se signalera encore envers moi, soit en étendant la durée de mon bonheur jusqu'à la fin de ma carrière, soit en me donnant la force de supporter les funestes revers que je puis éprouver comme tant d'autres.
Ma fortune à venir n'est connue que de celui qui tient dans ses mains notre destinée, et qui peut faire servir nos afflictions mêmes à notre avantage.
Un de mes oncles, qui avoit désiré comme moi, de rassembler des anecdotes de notre famille, me donna quelques notes dont j'ai tiré plusieurs particularités, touchant nos ancêtres. C'est par-là que j'ai su que pendant trois cens ans au moins, ils ont vécu dans le village d'Eaton, en Northampton-Shire, sur un domaine d'environ trente acres. Mon oncle n'avoit pu découvrir combien de temps ils y avoient été établis avant ce terme. Probablement ils y étoient depuis l'époque où chaque famille prit un surnom, et où la nôtre choisit celui de Franklin, qui avoit été auparavant la dénomination d'un certain ordre de personnes [On trouve dans l'ouvrage de Fortescue, écrit vers l'an 1412, et intitulé : De laudibus legum Angliæ, une preuve que le mot Franklin désignoit un ordre ou un rang en Angleterre. Voici la traduction du passage qui dit qu'on pouvoit aisément former de bons jurys dans toutes les parties de ce royaume.].
—«En outre, le pays est tellement rempli de propriétaires, qu'il n'y a pas un village, quelque petit qu'il soit, où l'on ne trouve un chevalier, un écuyer, ou un de ces chefs de famille, appelés Franklins, qui tous ont de riches possessions. Il y a aussi d'autres francs-tenanciers, et beaucoup de métayers, qui ont assez de bien pour jouir du droit de composer un jury, dans la forme ci-dessus mentionnée».
Le poète Chaucer appelle aussi son campagnard un Franklin ; et ayant décrit la manière honorable dont il tenoit sa maison, il dit à- peu-près :
Ce bon Franklin, l'honneur de son pays,
Simple en ses mœurs, simple dans sa parure,
Modestement portoit à sa ceinture,
Bourse de soie aussi blanche qu'un lys.
Preux chevalier, juge très-équitable,
Franc, généreux, compatissant, humain,
Tendant au pauvre une main secourable,
Par ses conseils éclairant l'incertain,
Il eut le don de plaire : il fut enfin,
Toujours aimé, comme toujours aimable.
Le petit domaine qui appartenoit à nos ancêtres, n'eût pas suffi pour leur subsistance, sans le métier de forgeron qui se perpétua parmi eux et fut constamment exercé par l'aîné de la famille, jusques au temps de mon oncle ; coutume que lui et mon père suivirent aussi à l'égard de leurs fils.
Dans les recherches que je fis à Eaton, je ne trouvai aucun détail sur la naissance, les mariages et la mort de nos parens, que depuis l'année 1555, parce que le registre de la paroisse ne remontoit pas plus haut. J'appris, par ce registre, que j'étois le plus jeune fils du plus jeune des Franklin, en remontant à cinq générations. Mon grand-père Thomas, né en 1598, vécut à Eaton jusqu'à ce qu'il fût trop âgé pour continuer son métier. Alors il se retira à Banbury, dans l'Oxford- Shire, où résidoit son fils John, qui exerçoit le métier de teinturier, et chez qui mon père étoit en apprentissage. Mon grand-père mourut là et y fut enterré. Nous visitâmes sa tombe en 1758. Son fils aîné, Thomas, demeuroit à Eaton, dans la maison paternelle, qu'il légua avec la terre qui en dépendoit, à sa fille unique. Cette fille, de concert avec son mari, M. Fisher de Wellingborough vendit depuis son héritage à M. Ested, qui en est encore propriétaire.
Mon grand-père eut quatre fils qui lui survécurent ; savoir : Thomas, John, Benjamin et Josias.
Je ne vous en dirai que ce que me fournira ma mémoire ; car je n'ai point ici mes papiers, dans lesquels vous trouverez un plus long détail, s'ils ne se sont pas égarés en mon absence.
Thomas avoit appris, sous son père, le métier de forgeron. Mais possédant beaucoup d'esprit naturel, il le perfectionna par l'étude, à la sollicitation de M. Palmer, qui étoit alors le principal habitant de la paroisse d'Eaton, et encouragea de même tous mes oncles à s'instruire. Thomas se mit donc en état de remplir l'office de procureur. Il devint bientôt un personnage essentiel pour les affaires du village, et fut un des principaux moteurs de toutes les entreprises publiques, tant pour ce qui avoit rapport au comté qu'à la ville de Northampton. On nous en raconta plusieurs traits remarquables, lorsque nous allâmes à Eaton. Il jouit de l'estime et de la protection particulière de lord Halifax, et mourut le 6 janvier 1702, précisément quatre ans avant ma naissance. Je me rappelle que le récit que nous firent de sa vie et de son caractère, quelques personnes âgées, dans le village, vous frappa extraordinairement par l'analogie que vous trouvâtes entre ces détails et ce que vous connoissiez de moi.
—«S'il étoit mort quatre ans plus tard, dites-vous, on pourroit croire à la transmigration des ames.»
John fut, à ce que je crois, élevé dans la profession de teinturier en laine. Benjamin fut mis en apprentissage à Londres, chez un teinturier en soie. Il étoit industrieux. Je me souviens très-bien de lui ; car lorsque j'étois encore enfant, il vint joindre mon père à Boston et vécut quelques années dans notre maison. Il fut toujours lié d'une tendre amitié avec mon père, qui me le donna pour parrain.
Il parvint à un âge très-avancé. Il laissa deux volumes in-quarto de poésies manuscrites, consistant en petites pièces fugitives, adressées à ses amis. Il avoit inventé une tachygraphie, qu'il m'enseigna ; mais n'en ayant jamais fait usage je l'ai oubliée. C'étoit un homme rempli de piété, et très-soigneux d'aller entendre les meilleurs prédicateurs, dont il se fesoit un plaisir de transcrire les sermons d'après sa méthode abrégée. Il en avoit ainsi recueilli plusieurs volumes. Il aimoit aussi beaucoup les matières politiques, peut-être même trop pour sa situation.
Je trouvai dernièrement à Londres une collection qu'il avoit faite, de tous les principaux pamphlets relatifs aux affaires publiques, depuis l'année 1641 jusqu'en 1717. Il en manque plusieurs volumes, comme on le voit par la série des numéros : mais il en reste encore huit in- folio et vingt-quatre in-quarto et in-octavo. Ce recueil étoit tombé entre les mains d'un bouquiniste qui, me connoissant pour m'avoir vendu quelques livres, me l'apporta. Il paroît que mon oncle le laissa en Angleterre, quand il partit pour l'Amérique, il y a environ cinquante ans. J'y trouvai un grand nombre de notes marginales, écrites de sa main. Son petit-fils, Samuel Franklin, vit maintenant à Boston.
Notre humble famille avoit embrassé de bonne heure la réformation : elle y resta fidélement attachée durant le règne de Marie, et fut même en danger d'être persécutée à cause de son zèle contre le papisme. Elle avoit une Bible anglaise ; et pour la cacher d'une manière plus sûre, elle s'avisa de l'attacher toute ouverte, avec des cordons qui traversoient les feuillets, en dedans du couvercle d'une chaise percée.
Quand mon grand-père vouloit la lire à ses enfans, il renversoit sur ses genoux le couvercle de la chaise percée, et fesoit passer les feuillets d'un cordon sous l'autre. Un des enfans fesoit sentinelle à la porte, afin d'avertir s'il voyoit l'appariteur, c'est-à-dire, l'huissier de la cour ecclésiastique. Dans ce cas, on remettoit le couvercle à sa place, et la Bible demeuroit cachée comme auparavant. C'est mon oncle Benjamin qui m'a raconté cette anecdote.
Toute la famille demeura attachée à l'église anglicane jusque vers la fin du règne de Charles second. Alors quelques ministres qui avoient été destitués comme non-conformistes, tinrent des conventicules en Northampton-Shire. Benjamin et Josias se joignirent à eux et ne se séparèrent plus de leur croyance. Le reste de la famille resta dans l'église épiscopale. Josias, mon père, s'étoit marié jeune. Vers l'an 1682, il conduisit à la Nouvelle-Angleterre, sa femme et trois enfans. Il y avoit été engagé par quelques personnes considérables, de sa connoissance, qui, voyant les conventicules défendus par la loi et souvent inquiétés, s'étoient déterminées à passer en Amérique, dans l'espoir de jouir du libre exercice de leur religion.
Mon père eut encore de sa première femme, quatre enfans nés en Amérique. Il eut ensuite, d'une seconde femme, dix autres enfans, ce qui fait en tout, dix-sept. Je me souviens d'en avoir vu, assis à sa table, treize, qui tous grandirent et se marièrent. J'étois le dernier des fils, et le plus jeune de la famille, excepté deux filles. Je naquis à Boston, dans la Nouvelle-Angleterre. Ma mère, cette seconde femme dont je viens de parler, étoit Abiah Folger, fille d'un des premiers colons, nommé Pierre Folger, que Cotton Mather, dans son histoire ecclésiastique de la province, cite honorablement comme un pieux et savant anglais, autant que je puis me rappeler ses expressions. J'ai ouï dire que le père de ma mère avoit composé diverses petites pièces : mais l'on n'en a imprimé qu'une, que j'ai vue il y a plusieurs années.
Elle porte la date de 1675, et est en vers familiers, suivant le goût du temps et du pays où elle fut écrite. L'auteur s'adressant à ceux qui gouvernoient alors, parle pour la liberté de conscience, et en faveur des anabaptistes, des quakers et des autres sectaires qui avoient été exposés à la persécution. C'est à cette persécution qu'il attribue les guerres avec les sauvages, et les autres calamités qui affligeoient le pays, les regardant comme un effet des jugemens de Dieu, en punition d'une offense aussi odieuse ; et il exhorte le gouvernement à abolir des lois aussi contraires à la charité. Cette pièce est écrite avec une liberté mâle et une agréable simplicité. Je m'en rappelle les six derniers vers, quoique j'aie oublié l'arrangement des mots des deux premiers, dont le sens est que les censures de l'auteur sont dictées par la bienveillance, et que conséquemment il désire d'être connu. Je hais de tout mon cœur, ajoute-t-il, la dissimulation :
Comme cette pièce est écrite
Dans une bonne intention,
Je dis qu'à Shelburne [Ville de l'île de Nantuket.] j'habite,
Et je signe ici mon vrai nom [Voici les vers anglais :
From Shelburne, where i dwell,
I therefore put my name,
Your friend, who means you well.
Peter Folger.].
Pierre Folger.
Mes frères furent tous placés pour apprendre différens métiers. Pour moi, on m'envoya dans un collège à l'âge de huit ans ; mon père me destinoit à l'église et me regardoit déjà comme le chapelain de la famille.
Il avoit conçu ce dessein, à cause de la promptitude avec laquelle j'avois appris à lire dans mon enfance, car je ne me souviens pas d'avoir jamais été sans savoir lire, et il y étoit, en outre, excité par les encouragemens de ses amis, qui l'assuroient que je deviendrois certainement un homme de lettres. Mon oncle Benjamin l'approuvoit aussi, et promettoit de me donner tous ses volumes de sermons, si je voulois me donner la peine d'apprendre la méthode abrégée, selon laquelle il les avoit écrits.
Cependant, je demeurai à peine un an au collège, quoique dans ce court intervalle, je fusse du milieu de ma classe monté à la tête, et ensuite dans la classe immédiatement au-dessus, d'où je devois passer, à la fin de l'année, dans une classe supérieure. Mais mon père, chargé d'une nombreuse famille, se trouva hors d'état de fournir, sans se gêner beaucoup, à la dépense d'une éducation de collège. Considérant, en outre, comme il le disoit quelquefois devant moi à ses amis, le peu de ressources que cette carrière promettoit aux enfans, il renonça à ses premières intentions, me retira du collège, et m'envoya dans une école d'écriture et d'arithmétique, tenue par M. Georges Brownel, maître habile, qui réussissoit très-bien dans sa profession, en n'employant que des moyens doux et propres à encourager ses élèves. J'acquis bientôt sous lui une belle écriture : mais je ne fus pas aussi heureux en arithmétique, car je n'y fis aucun progrès.
Je n'avois encore que dix ans, lorsque mon père me rappela auprès de lui pour l'aider dans sa nouvelle profession. C'étoit celle de fabricant de chandelles et de savon. Quoiqu'il n'en eût point fait l'apprentissage, il s'y étoit livré à son arrivée à la Nouvelle- Angleterre, parce qu'il avoit jugé que son métier de teinturier ne lui donneroit pas le moyen d'entretenir sa famille.
Je fus donc employé à couper des mèches, à remplir des moules de chandelle, à prendre soin de la boutique et à faire des messages. Cette occupation me déplaisoit, et je me sentois une forte inclination pour celle de marin : mais mon père ne voulut pas me la laisser embrasser. Cependant, le voisinage de la mer me donnoit fréquemment occasion de m'y hasarder et dedans et dessus. J'appris bientôt à nager et à conduire un canot. Quand je m'embarquois avec d'autres enfans, le gouvernail m'étoit ordinairement confié, sur-tout dans les occasions difficiles. Dans nos projets, j'étois presque toujours celui qui conduisoit la troupe, et je l'engageois quelquefois dans des embarras. Je vais vous citer un fait qui, quoiqu'il ne soit pas fondé sur la justice, prouve que j'ai eu de bonne heure des dispositions pour les entreprises publiques.
Le réservoir d'un moulin étoit terminé d'un côté, par un marais sur les bords duquel mes camarades et moi avions coutume de nous tenir, à la haute marée, pour pêcher de petits poissons. À force d'y piétiner, nous en avions fait un vrai bourbier. Ma proposition fut d'y construire une chaussée sur laquelle nous puissions marcher de pied ferme. Je montrai en même-temps à mes compagnons un grand tas de pierres, destinées à bâtir une maison près du marais, et très-propres à remplir notre objet. En conséquence, le soir, dès que les ouvriers furent retirés, je rassemblai un certain nombre d'enfans de mon âge, et en travaillant avec la diligence d'un essaim de fourmis, et nous mettant quelquefois quatre pour porter une seule pierre, nous les chariâmes toutes, et construisîmes un petit quai. Le lendemain matin, les ouvriers furent très-surpris de ne plus retrouver leurs pierres.
Ils virent bientôt qu'elles avoient été conduites à notre chaussée. On fit les recherches sur les auteurs de ce méfait. Nous fûmes découverts. On porta des plaintes. Plusieurs d'entre nous essuyèrent des corrections de la part de leurs parens ; et quoique je défendisse courageusement l'utilité de l'ouvrage, mon père me convainquit enfin que ce qui n'étoit pas strictement honnête, ne pouvoit être regardé comme utile.
Peut-être sera-t-il intéressant pour vous d'apprendre quelle sorte d'homme étoit mon père. Il avoit une excellente constitution. Il étoit d'une taille moyenne, mais bien fait, fort, et mettant beaucoup d'activité dans tout ce qu'il entreprenoit. Il dessinoit avec propreté, et savoit un peu de musique. Sa voix étoit sonore et agréable, quand il chantoit un pseaume ou une hymne, en s'accompagnant avec son violon, ce qu'il fesoit souvent le soir après son travail ; il y avoit vraiment un grand plaisir à l'entendre. Il étoit aussi versé dans la mécanique, et savoit se servir des outils de divers métiers. Mais son plus grand mérite étoit d'avoir un entendement sain, un jugement solide et une grande prudence, soit dans sa vie privée, soit dans ce qui avoit rapport aux affaires publiques. À la vérité il ne s'engagea point dans les dernières, parce que sa nombreuse famille et la médiocrité de sa fortune fesoient qu'il s'occupoit constamment des devoirs de sa profession. Mais je me souviens très-bien que les hommes qui dirigeoient les affaires, venoient souvent lui demander son opinion sur ce qui intéressoit la ville, ou l'église à laquelle il étoit attaché, et qu'ils avoient beaucoup de déférence pour ses avis. On le consultoit aussi sur des affaires particulières ; et il étoit souvent pris pour arbitre entre les personnes qui avoient quelque différend. Il aimoit à réunir à sa table, aussi souvent qu'il le pouvoit, quelques amis ou quelques voisins, en état de raisonner avec lui, et il avoit toujours soin de faire tomber la conversation sur quelque sujet utile, ingénieux et propre à former l'esprit de ses enfans.
Par ce moyen, il tournoit de bonne heure notre attention vers ce qui étoit juste, prudent, utile dans la conduite de la vie. Il ne parloit jamais des mets qui paroissoient sur la table. Il n'observoit point s'ils étoient bien ou mal cuits, de bon ou de mauvais goût, trop ou trop peu assaisonnés, préférables ou inférieurs à tel autre plat du même genre. Ainsi, accoutumé dès mon enfance à ne pas faire la moindre attention à ces objets, j'ai toujours été parfaitement indifférent à l'espèce d'alimens qu'on m'a servis ; et je m'occupe encore si peu de ces choses-là, que quelques heures après mon dîner il me seroit difficile de me ressouvenir de quoi il a été composé. C'est, sur-tout, en voyageant que j'ai senti l'avantage de cette habitude ; car il m'est souvent arrivé de me trouver avec des personnes, qui ayant un goût plus délicat que le mien, parce qu'il étoit plus exercé, souffroient dans bien des occasions où je n'avois rien à désirer.
Ma mère avoit aussi une excellente constitution. Elle nourrit elle- même tous ses dix enfans ; et je n'ai jamais vu ni à elle, ni à mon père, d'autre maladie que celle dont ils sont morts. Mon père mourut à l'âge de quatre-vingt-sept ans, et ma mère à celui de quatre-vingt- cinq. Ils sont enterrés à Boston, dans le même tombeau ; et il y a quelques années que j'y plaçai un marbre avec cette inscription.
«Ci-gissent
»Josias Franklin et Abiah,
»Sa femme.
»Ils vécurent ensemble avec une affection réciproque pendant cinquante-neuf ans ; et sans biens-fonds, sans emploi lucratif, par un travail assidu et une honnête industrie, ils entretinrent décemment une famille nombreuse, et élevèrent avec succès treize enfans et sept petits-enfans.
—Que cet exemple, lecteur, t'encourage à remplir diligemment les devoirs de ta vocation, et à compter sur les secours de la providence !
»Il fut pieux et prudent ;
»Elle, discrète et vertueuse.
»Leur plus jeune fils, par un sentiment de piété filiale, consacre cette pierre à leur mémoire.»
Mes digressions multipliées me font appercevoir que je deviens vieux. Mais nous ne devons pas nous parer pour une société particulière, comme pour un bal de cérémonie. Ma manière ne mérite peut-être que le nom de négligence.
Revenons. Je continuai à être employé au métier de mon père pendant deux années, c'est-à-dire, jusqu'à ce que j'eus atteint l'âge de douze ans. Alors, mon frère John, qui avoit fait son apprentissage à Londres, quitta mon père, se maria et s'établit à Rhode-Island. Je fus, suivant toute apparence, destiné à remplir sa place, et à rester toute ma vie fabricant de chandelles. Mais mon dégoût pour cet état ne diminuoit pas ; et mon père appréhenda que s'il ne m'en offroit un plus agréable, je ne fisse le vagabond et ne prisse le parti de la mer, comme avoit fait, à son grand mécontentement, mon frère Josias. En conséquence, il me menoit quelquefois voir travailler des maçons, des tonneliers, des chaudronniers, des menuisiers et d'autres artisans, afin de découvrir mon penchant, et de pouvoir le fixer sur quelque profession qui me retînt à terre. Ces visites ont été cause que depuis j'ai toujours beaucoup de plaisir à voir de bons ouvriers manier leurs outils ; et elles m'ont été très-utiles, puisqu'elles m'ont mis en état de faire de petits ouvrages pour moi, quand je n'ai pas eu d'ouvrier à ma portée, et de construire de petites machines pour mes expériences, à l'instant où l'idée que j'avois conçue étoit encore fraîche et fortement imprimée dans mon imagination.
Enfin, mon père résolut de me faire apprendre le métier de coutelier ; et il me mit pour quelques jours en essai chez Samuel Franklin, fils de mon oncle Benjamin. Samuel avoit appris son état à Londres et s'étoit établi à Boston. Le payement qu'il demandoit pour mon apprentissage ayant déplu à mon père, je fus rappelé à la maison.
J'étois, dès mes plus jeunes ans, passionné pour la lecture, et je dépensois en livres tout le peu d'argent que je pouvois me procurer. J'aimois, sur-tout, les relations de voyages. Ma première acquisition fut le Recueil de Bunyan, en petits volumes séparés. Je vendis ensuite ce recueil pour acheter la Collection historique de R. Burton, laquelle consistoit en quarante ou cinquante petits volumes peu coûteux.
La petite bibliothèque de mon père étoit presqu'entièrement composée de livres de théologie-pratique et de controverse. J'en lus la plus grande partie. Depuis, j'ai souvent regretté, que dans un temps où j'avois une si grande soif d'apprendre, il ne fut pas tombé entre mes mains des livres plus convenables, puisqu'il étoit alors décidé que je ne serois point élevé dans l'état ecclésiastique. Il y avoit aussi parmi les livres de mon père, les Vies de Plutarque, que je parcourois continuellement ; et je regarde encore comme avantageusement employé le temps que je consacrai à cette lecture. Je trouvai, en outre, chez mon père, un ouvrage de Defoe, intitulé : Essai sur les Projets ; et peut-être est-ce dans ce livre que j'ai pris des impressions, qui ont influé sur quelques-uns des principaux évènemens de ma vie. Mon goût pour les livres, détermina enfin mon père à faire de moi un imprimeur, bien qu'il eût déjà un fils dans cette profession. Mon frère étoit retourné d'Angleterre, en 1717, avec une presse et des caractères, afin d'établir une imprimerie à Boston.
Cet état me plaisoit beaucoup plus que celui que je fesois : mais j'avois pourtant encore une prédilection pour la mer. Pour prévenir les effets qui pouvoient résulter de ce penchant, mon père étoit impatient de me voir engagé avec mon frère. Je m'y refusai quelque temps ; mais, enfin, je me laissai persuader, et je signai mon contrat d'apprentissage, n'étant encore âgé que de douze ans. Il fut convenu que je servirois comme apprenti jusqu'à l'âge de vingt-un ans, et que je ne recevrois les gages d'ouvrier que pendant la dernière année. En peu de temps, je fis de grands progrès dans ce métier, et je devins très-utile à mon frère. J'eus alors occasion de me procurer de meilleurs livres. La connoissance que je fis nécessairement des apprentis des libraires, me mit à même d'emprunter de temps en temps quelques volumes, que je rendois très-exactement, sans les avoir gâtés. Combien de fois m'est-il arrivé de passer la plus grande partie de la nuit à lire à côté de mon lit, quand un livre m'avoit été prêté le soir, et qu'il falloit le rendre le lendemain matin, de peur qu'on ne s'apperçût qu'il manquoit ou qu'on n'en eût besoin ! Par la suite, M. Mathieu Adams, négociant très-éclairé, qui avoit une belle collection de livres, et qui fréquentoit notre imprimerie, fit attention à moi. Il m'invita à aller voir sa bibliothèque, et il eut la complaisance de me prêter tous les livres que j'eus envie de lire. Je pris alors un goût singulier pour la poésie, et je composai diverses petites pièces de vers.
Mon frère s'imaginant que mon talent pourroit lui être avantageux, m'encouragea et m'engagea à faire deux ballades. L'une, intitulée la Tragédie de Phare, contenoit le récit du naufrage du capitaine Worthilake et de ses deux filles ; l'autre étoit une chanson de matelot sur la prise d'un fameux pirate, nommé Teach, ou Barbe-Noire.
Ces ballades n'étoient que des chansons d'aveugle, des vers misérables. Quand elles furent imprimées, mon frère me chargea d'aller les vendre par la ville. La première eut un débit prodigieux, parce que l'évènement étoit récent, et avoit fait grand bruit. Ma vanité fut flattée de ce succès : mais mon père diminua beaucoup ma joie en tournant mes productions en ridicule, et en me disant que les faiseurs de vers étoient toujours pauvres. Ainsi j'échappai au malheur d'être probablement un très-mauvais poëte. Mais comme la faculté d'écrire en prose m'a été d'une grande utilité dans le cours de ma vie, et a principalement contribué à mon avancement, je vais rapporter comment, dans la situation où j'étois, j'acquis le peu de talent que je possède en ce genre.