1
Alexandre Dumas père
2
Mon cher ami, vous m’avez dit souvent, — au milieu de ces
soirées, devenues trop rares, où chacun bavarde à loisir, ou disant le
rêve de son cœur, ou suivant le caprice de son esprit, ou gaspillant le
trésor de ses souvenirs, — vous m’avez dit souvent que depuis
Scheherazade et après Nodier, j’étais un des plus amusants conteurs
que vous eussiez entendus. Voilà aujourd’hui que vous m’écrivez
qu’en attendant un long roman de moi, — vous savez, un de ces
romans interminables comme j’en écris, et dans lesquels je fais entrer
tout un siècle, — vous voudriez bien quelques contes, — deux,
quatre ou six volumes tout au plus, pauvres fleurs de mon jardin, que
vous comptez jeter au milieu des préoccupations politiques du
moment, entre le procès de Bourges, par exemple, et les élections du
mois de mai.
Hélas ! mon ami, l’époque est triste, et mes contes, je vous en
préviens, ne seront pas gais. Seulement, vous permettrez que, lassé
de ce que je vois se passer tous les jours dans le monde réel, j’aille
chercher mes récits dans le monde imaginaire. Hélas ! j’ai bien peur
que tous les esprits un peu élevés, un peu poétiques, un peu rêveurs,
n’en soient à cette heure où en est le mien, c’estàdire à la recherche
de l’idéal, le seul, refuge que Dieu nous laisse contre la réalité.
Tenez, je suis là au milieu de cinquante volumes ouverts à propos
d’une histoire de la Régence que je viens d’achever, et que je vous
prie, si vous en rendez compte, d’inviter les mères à ne pas laisser
lire à leurs filles. Eh bien ! je suis là, vous disaisje, et, tout en vous
écrivant, mes yeux s’arrêtent sur une page des Mémoires du marquis
3
d’Argenson, où, audessous de ces mots : De la Conversation
d’autrefois et de celle d’à présent, je lis ceuxci :
« Je suis persuadé que, du temps où l’hôtel Rambouillet donnait le
ton à la bonne compagnie, on écoutait bien et l’on raisonnait mieux.
On cultivait son goût et son esprit. J’ai encore vu des modèles de ce
genre de conversation parmi les vieillards de la cour que j’ai
fréquentés. Ils avaient le mot propre, de l’énergie et de la finesse,
quelques antithèses, mais des épithètes qui augmentaient le sens ; de
la profondeur sans pédanterie, de l’enjouement sans malignité. »
Il y a juste cent ans que le marquis d’Argenson écrivit ces lignes,
que je copie dans son livre, — Il avait, à l’époque où il les écrivait, à
peu près l’âge que nous avons, — et, comme lui, mon cher ami, nous
pouvons dire : — Nous avons connu des vieillards qui étaient, hélas !
ce que nous ne sommes plus, c’estàdire des hommes de bonne
compagnie.
Nous les avons vus, mais nos fils ne les verront pas. Voilà ce qui
fait, quoique nous ne valions pas grandchose, que nous vaudrons
mieux que ne vaudront nos fils.
Il est vrai que tous les jours nous faisons un pas vers la liberté,
l’égalité, la fraternité, trois grands mots que la Révolution de 93,
vous savez, l’autre, la douairière, a lancés au milieu de la société
moderne, comme elle eût fait d’un tigre, d’un lion et d’un ours
habillés avec des toisons d’agneaux ; mots vides, malheureusement,
et qu’on lisait à travers la fumée de juin sur nos monuments publics
criblés de balles.
Moi, je vais comme les autres ; moi, je suis le mouvement. Dieu
me garde de prêcher l’immobilité. — L’immobilité, c’est la mort
Mais je vais comme un de ces hommes dont parle Dante, — dont les
pieds marchent en avant, — c’est vrai, — mais dont la tête est
tournée du côté de ses talons.
Et ce que je cherche surtout, — ce que je regrette avant tout, — ce
que mon regard rétrospectif cherche dans le passé : c’est la société
qui s’en va, qui s’évapore, qui disparaît comme un de ces fantômes
dont je vais vous raconter l’histoire.
Cette société, qui faisait la vie élégante, la vie courtoise, cette vie
4
qui valait la peine d’être vécue, enfin (pardonnezmoi le barbarisme,
n’étant point de l’Académie, je puis le risquer), cette société estelle
morte ou l’avonsnous tuée ?
Tenez, je me rappelle que, tout enfant, j’ai été conduit par mon
père chez madame de Montesson. C’était une grande dame, une
femme de l’autre siècle tout à fait. Elle avait épousé, il y avait près de
soixante ans, le duc d’Orléans, aïeul du roi LouisPhilippe ; elle en
avait quatrevingtdix. Elle demeurait dans un grand et riche hôtel de
la Chausséed’Antin. Napoléon lui faisait une rente de cent mille
écus.
— Savezvous sur quel titre était basée cette rente inscrite au livre
rouge du successeur de Louis XVI ? — Non. — Eh bien ! madame
de Montesson touchait de l’empereur une rente de cent mille écus
pour avoir conservé dans son salon les traditions de la bonne société
du temps de Louis XIV et de Louis XV.
— C’est juste la moitié de ce que la Chambre donne aujourd’hui à
son neveu, pour qu’il fasse oublier à la France ce dont son oncle
voulait qu’elle se souvînt.
Vous ne croiriez pas une chose, mon cher ami, c’est que ces deux
mots que je viens d’avoir l’imprudence de prononcer : la Chambre,
me ramènent tout droit aux Mémoires du marquis d’Argenson.
— Comment cela ?
— Vous allez voir.
« On se plaint, ditil, qu’il n’y a plus de conversation de nos jours
en France. J’en sais bien la raison. C’est que la patience d’écouter
diminue chaque jour chez nos contemporains. L’on écoute mal ou
plutôt l’on n’écoute plus du tout. J’ai fait cette remarque dans la
meilleure compagnie que je fréquente. »
Or, mon cher ami, quelle est la meilleure compagnie que l’on
puisse fréquenter de nos jours ? C’est bien certainement celle que
huit millions d’électeurs ont jugée digne de représenter les intérêts,
les opinions, le génie de la France. C’est la Chambre, enfin.
— Eh bien ! entrez dans la Chambre, au hasard, au jour et à
l’heure que vous voudrez. Il y a cent à parier contre un que vous
trouverez à la tribune un homme qui parle, et sur les bancs cinq à six
5
cents personnes, non pas qui l’écoutent, mais qui l’interrompent.
C’est si vrai ce que je vous dis là ; qu’il y a un article de la
Constitution de 1848 qui interdit les interruptions. Ainsi comptez la
quantité de soufflets et de coups de poing donnés à la Chambre
depuis un an à peu près qu’elle s’est rassemblée : — c’est
innombrable !
Toujours au nom, bien entendu, de la liberté, de l’égalité et de la
fraternité.
Donc, mon cher ami, comme je vous le disais, je regrette bon
nombre de choses, n’estce pas ? quoique j’aie dépassé à peu près la
moitié de la vie ; — eh bien ! celle que je regrette le plus entre toutes
celles qui s’en sont allées ou qui s’en vont, c’est celle que regrettait
le marquis d’Argenson il y a cent ans : — la courtoisie.
Et cependant, du temps du marquis d’Argenson, on n’avait pas
encore eu l’idée de s’appeler citoyen. Ainsi jugez.
Si l’on avait dit au marquis d’Argenson, à l’époque où il écrivait
ces mots, par exemple :
« Voici où nous en sommes venus en France : la toile tombe ; tout
spectacle disparaît ; il n’y a plus que des sifflets qui sifflent. Bientôt,
nous n’aurons plus ni élégants conteurs dans la société, ni arts, ni
peintures, ni palais bâtis ; mais des envieux de tout et partout. »
Si on lui avait dit, à l’époque où il écrivait ces mots, que l’on en
arriverait, — moi, du moins, — à envier cette époque, — on l’eût
bien étonné, n’estce pas, ce pauvre marquis d’Argenson ? — Aussi,
que faisje ? — Je vis avec les morts beaucoup, — avec les exilés un
peu. — J’essaye de faire revivre les sociétés éteintes, les hommes
disparus, ceuxlà qui sentaient l’ambre au lieu de sentir le cigare ; qui
se donnaient des coups d’épée, au lieu de se donner des coups de
poing.
Et voilà pourquoi, mon ami, vous vous étonnez, quand je cause,
d’entendre parler une langue qu’on ne parle plus. Voilà pourquoi
vous me dites que je suis un amusant conteur. Voilà pourquoi ma
voix, écho du passé, est encore écoutée dans le présent, qui écoute si
peu et si mal.
C’est qu’au bout du compte, comme ces Vénitiens du dix
6
huitième siècle auxquels les lois somptuaires défendaient de porter
autre chose que du drap et de la bure, nous aimons toujours à voir se
dérouler la soie et le velours, et les beaux brocarts d’or dans lesquels
la royauté tablait les habits de nos pères.
Tout à vous,
ALEXANDRE DUMAS.
7
Le 1er septembre de l’année 1831, je fus invité par un de mes
anciens amis, chef de bureau au domaine privé du roi, à faire, avec
son fils, l’ouverture de la chasse à FontenayauxRoses.
J’aimais beaucoup la chasse à cette époque, et, en ma qualité de
grand chasseur, c’était chose grave que le choix du pays où devait,
chaque année, se faire l’ouverture.
D’habitude nous allions chez un fermier ou plutôt chez un ami de
mon beaufrère ; c’était chez lui que j’avais fait, en tuant un lièvre,
mes débuts dans la science des Nemrod et des Elzéar Blaze. Sa ferme
était située entre les forêts de Compiègne et de VillersCotterets, à
une demilieue du charmant village de Morienval, à une lieue des
magnifiques ruines de Pierrefonds.
Les deux ou trois mille arpents de terre qui forment son
exploitation présentent une vaste plaine presque entièrement entourée
de bois, coupée vers le milieu par une jolie vallée au fond de laquelle
on voit, parmi les prés verts et les arbres aux tons changeants,
fourmiller des maisons à moitié perdues dans le feuillage, et qui se
dénoncent par les colonnes de fumée bleuâtre qui, d’abord protégées
par l’abri des montagnes qui les entourent, montent verticalement
vers le ciel, et ensuite, arrivées aux couches d’air supérieures, se
courbent, élargies comme la cime des palmiers, dans la direction du
vent.
C’est dans cette plaine et sur le double versant de cette vallée que
8
le gibier des deux forêts vient s’ébattre comme sur un terrain neutre.
Aussi l’on trouve de tout sur la plaine de Brassoire : — du
chevreuil et du faisan en longeant les bois, — du lièvre sur les
plateaux, — du lapin dans les pentes, — des perdrix autour de la
ferme.
— M. Mocquet, c’est le nom de notre ami, avait donc la certitude
de nous voir arriver ; nous chassions toute la journée, et le
lendemain, à deux heures, nous revenions à Paris, ayant tué, entre
quatre ou cinq chasseurs, cent cinquante pièces de gibier, dont jamais
nous n’avons pu faire accepter une seule à notre hôte.
Mais, cette annéelà, infidèle à M. Mocquet, j’avais cédé à
l’obsession de mon vieux compagnon de bureau, séduit que j’avais
été par un tableau que m’avait envoyé son fils, — élève distingué de
l’école de Rome, — et qui représentait une vue de la plaine de
FontenayauxRoses, avec des éteules pleines de lièvres et des
luzernes pleines de perdrix.
Je n’avais jamais été à FontenayauxRoses : nul ne connaît moins
les environs de Paris que moi. — Quand je franchis la barrière, c’est
presque toujours pour faire cinq ou six cents lieues. Tout m’est donc
un sujet de curiosité dans le moindre changement de place.
À six heures du soir, je partis pour Fontenay, la tête hors de la
portière, comme toujours ; je franchis la barrière d’Enfer, je laissai à
ma gauche la rue de la TombeIssoire et j’enfilai la route d’Orléans.
On sait qu’Issoire est le nom d’un fameux brigand qui, du temps
de Julien, rançonnait les voyageurs qui se rendaient à Lutèce. Il fut
un peu pendu, à ce que je crois, et enterré à l’endroit qui porte
aujourd’hui son nom, à quelque distance de l’entrée des catacombes.
La plaine qui se développe à l’entrée du PetitMontrouge est
étrange d’aspect. Au milieu des prairies artificielles, des champs de
carottes et des platesbandes de betteraves, s’élèvent des espèces de
forts carrés, en pierre blanche, que domine une roue dentée, pareille à
un squelette de feu d’artifice éteint.
Cette roue porte à sa circonférence des traverses de bois sur
lesquelles un homme appuie alternativement l’un et l’autre pied. Ce
travail d’écureuil, qui donne au travailleur un grand mouvement
9
apparent sans qu’il change de place en réalité, a pour but d’enrouler
autour d’un moyeu une corde qui, en s’enroulant, amène à la surface
du sol une pierre taillée au fond de la carrière, et qui vient voir
lentement le jour.
Cette pierre, un crochet l’amène au bord de l’orifice, où des
rouleaux l’attendent pour la transporter à la place qui lui est destinée.
Puis la corde redescend dans les profondeurs où elle va rechercher un
autre fardeau, donnant un moment de repos au moderne Ixion, auquel
un cri annonce bientôt qu’une autre pierre attend le labeur qui doit lui
faire quitter la carrière natale, et la même œuvre recommence pour
recommencer encore, pour recommencer toujours.
Le soir venu, l’homme a fait dix lieues sans changer de place ; s’il
montait en réalité, en hauteur, d’un degré à chaque fois que son pied
pose sur une traverse, au bout de vingttrois ans il serait arrivé dans
la lune.
C’est le soir surtout, — c’estàdire à l’heure où je traversais la
plaine qui sépare le petit du grand Montrouge, — que le paysage,
grâce à ce nombre infini de roues mouvantes qui se détachent en
vigueur sur le couchant enflammé, prend un aspect fantastique. On
dirait une de ces gravures de Goya, où, dans la demiteinte, des
arracheurs de dents font la chasse aux pendus.
Vers sept heures, les roues s’arrêtent ; la journée est finie.
Ces moellons, qui font de grands carrés longs de cinquante à
soixante pieds, haut de six ou huit, c’est le futur Paris qu’on arrache
de terre.
Les carrières d’où sort cette pierre grandissent tous les jours. C’est
la suite des catacombes d’où est sorti le vieux Paris. Ce sont les
faubourgs de la ville souterraine, qui vont gagnant incessamment du
pays et s’étendant à la circonférence. Quand on marche dans cette
prairie de Montrouge, on marche sur des abîmes. De temps en temps
on trouve un enfoncement de terrain, une vallée en miniature, une
ride du sol : c’est une carrière mal soutenue en dessous, dont le
plafond de gypse a craqué. Il s’est établi une fissure par laquelle
l’eau pénètre dans la caverne ; l’eau a entraîné la terre ; de là le
mouvement du terrain : cela s’appelle un fondis.
10
Si l’on ne sait point cela, si on ignore que cette belle couche de
terre verte qui vous appelle ne repose sur rien, on peut, en posant le
pied audessus d’une de ces gerçures, disparaître, comme on disparaît
au Montanvert entre deux murs de glace.
La population qui habite ces galeries souterraines a comme son
existence, son caractère et sa physionomie à part. — Vivant dans
l’obscurité, elle a un peu les instincts des animaux de la nuit, c’està
dire qu’elle est silencieuse et féroce. Souvent on entend parler d’un
accident, — un étai a manqué, une corde s’est rompue, un homme a
été écrasé. — À la surface de la terre on croit que c’est un malheur ;
trente pieds audessous on sait que c’est un crime.
L’aspect des carriers est en général sinistre. — Le jour, leur œil
clignote, — à l’air, leur voix est sourde. — Ils portent des cheveux
plats, rabattus jusqu’aux sourcils ; une barbe qui ne fait que tous les
dimanches matin connaissance avec le rasoir ; — un gilet qui laisse
voir des manches de grosse toile grise, — un tablier de cuir blanchi
par le contact de la pierre, — un pantalon de toile bleue.
— Sur une de leurs épaules est une veste pliée en deux, et sur
cette veste pose le manche de la pioche ou de la besaiguë qui, six
jours de la semaine, creuse la pierre.
Quand il y a quelque émeute, il est rare que les hommes que nous
venons d’essayer de peindre ne s’en mêlent pas. — Quand on dit à la
barrière d’Enfer : — Voilà les carriers de Montrouge qui descendent,
les habitants des rues avoisinantes secouent la tête et ferment leurs
portes.
Voilà ce que je regardai, ce que je vis pendant cette heure de
crépuscule qui, au mois de septembre, sépare le jour de la nuit ;
— puis, la nuit venue, je me rejetai dans la voiture, d’où
certainement aucun de mes compagnons n’avait vu ce que je venais
de voir. Il en est ainsi en toutes choses : beaucoup regardent, bien
peu voient.
Nous arrivâmes vers les huit heures et demie à Fontenay ; un
excellent souper nous attendait, puis après le souper une promenade
au jardin.
Sorrente est une forêt d’orangers ; Fontenay est un bouquet de
11
roses. Chaque maison a son rosier qui monte le long de la muraille,
protégé au pied par un étui de planches ; arrivé à une certaine
hauteur, le rosier s’épanouit en gigantesque éventail ; l’air qui passe
est embaumé, et, lorsqu’au lieu d’air il fait du vent, il pleut des
feuilles de roses comme il en pleuvait à la FêteDieu quand Dieu
avait une fête.
De l’extrémité du jardin, nous eussions eu une vue immense s’il
eût fait jour. — Les lumières seules semées dans l’espace indiquaient
les villages de Sceaux, de Bagneux, de Châtillon et de Montrouge ;
au fond s’étendait une grande ligne roussâtre d’où sortait un bruit
sourd semblable au souffle de Léviathan : — c’était la respiration de
Paris.
On fut obligé de nous envoyer coucher de force, comme on fait
aux enfants.
Sous ce beau ciel tout brodé d’étoiles, au contact de cette brise
parfumée, nous eussions volontiers attendu le jour.
À cinq heures du matin, nous nous mîmes en chasse, guidés par le
fils de notre hôte, qui nous avait promis monts et merveilles, et qui, il
faut le dire, continua à nous vanter la fécondité giboyeuse de son
territoire avec une persistance digne d’un meilleur sort.
À midi, nous avions vu un lapin et quatre perdrix. — Le lapin
avait été manqué par mon compagnon de droite, une perdrix avait été
manquée par mon compagnon de gauche, et, sur les trois autres
perdrix, deux avaient été tuées par moi.
À midi, à Brassoire, j’eusse déjà envoyé à la ferme trois ou quatre
lièvres et quinze ou vingt perdrix.
J’aime la chasse, mais je déteste la promenade, surtout la
promenade à travers champs. Aussi, sous prétexte d’aller explorer un
champ de luzerne situé à mon extrême gauche, et dans lequel j’étais
bien sûr de ne rien trouver, je rompis la ligne et fis un écart.
Mais ce qu’il y avait dans ce champ, ce que j’y avais avisé dans le
désir de retraite qui s’était déjà emparé de moi depuis plus de deux
heures, c’était un chemin creux qui, me dérobant aux regards des
autres chasseurs, devait me ramener par la route de Sceaux droit à
FontenayauxRoses.
12
Je ne me trompais pas. — À une heure sonnant au clocher de la
paroisse, j’atteignais les premières maisons du village.
Je suivais un mur qui me paraissait clore une assez belle propriété,
lorsque, en arrivant à l’endroit où la rue de Diane s’embranche avec
la GrandeRue, je vis venir à moi, du côté de l’église, un homme
d’un aspect si étrange, que je m’arrêtai et qu’instinctivement j’armai
les deux coups de mon fusil, mû que j’étais par le simple sentiment
de la conservation personnelle.
Mais, pâle, les cheveux hérissés, les yeux hors de leur orbite, les
vêtements en désordre et les mains ensanglantées, cet homme passa
près de moi sans me voir. — Son regard était fixe et atone à la fois.
— Sa course avait l’emportement invincible d’un corps qui
descendrait une montagne trop rapide, et cependant sa respiration
râlante indiquait encore plus d’effroi que de fatigue.
À l’embranchement des deux voies, il quitta la GrandeRue pour
se jeter dans la rue de Diane, sur laquelle s’ouvrait la propriété dont,
pendant sept ou huit minutes, j’avais suivi la muraille. Cette porte,
sur laquelle mes yeux s’arrêtèrent à l’instant même, était peinte en
vert et était surmontée du numéro 2. La main de l’homme s’étendit
vers la sonnette bien avant de pouvoir la toucher ; puis il l’atteignit,
l’agita violemment, et, presque aussitôt, tournant sur luimême, il se
trouva assis sur l’une des deux bornes qui servent d’ouvrage avancé à
cette porte. Une fois là, il demeura immobile, les bras pendants et la
tête inclinée sur la poitrine.
Je revins sur mes pas, tant je comprenais que cet homme devait
être l’acteur principal de quelque drame inconnu et terrible.
Derrière lui, et aux deux côtés de la rue, quelques personnes, sur
lesquelles il avait sans doute produit le même effet qu’à moi, étaient
sorties de leurs maisons et le regardaient avec un étonnement pareil à
celui que j’éprouvais moimême.
À l’appel de la sonnette qui avait résonné violemment, une petite
porte percée près de la grande s’ouvrit, et une femme de quarante à
quarantecinq ans apparut.
— Ah ! c’est vous, Jacquemin, ditelle, que faitesvous donc là ?
— M. le maire estil chez lui ? demanda d’une voix sourde
13
l’homme auquel elle adressait la parole.
— Oui.
— Eh bien ! mère Antoine, allez lui dire que j’ai tué ma femme, et
que je viens me constituer prisonnier.
La mère Antoine poussa un cri auquel répondirent deux ou trois
exclamations arrachées par la terreur à des personnes qui se
trouvaient assez près pour entendre ce terrible aveu.
Je fis moimême un pas en arrière, et rencontrai le tronc d’un
tilleul, auquel je m’appuyai.
Au reste, tous ceux qui se trouvaient à la portée de la voix étaient
restés immobiles.
Quant au meurtrier, il avait glissé de la borne à terre, comme si,
après avoir prononcé les fatales paroles, la force l’eût abandonné.
Cependant la mère Antoine avait disparu, laissant la petite porte
ouverte. Il était évident qu’elle était allée accomplir près de son
maître la commission dont Jacquemin l’avait chargée.
Au bout de cinq minutes, celui qu’on était allé chercher parut sur
le seuil de la porte.
Deux autres hommes le suivaient.
Je vois encore l’aspect de la rue.
Jacquemin avait glissé à terre comme je l’ai dit Le maire de
FontenayauxRoses. que venait d’aller chercher la mère Antoine, se
trouvait debout près de lui, le dominant de toute la hauteur de sa
taille, qui était grande. Dans l’ouverture de la porte se pressaient les
deux autres personnes dont nous parlerons plus longuement tout à
l’heure. J’étais appuyé contre le tronc d’un tilleul planté dans la
GrandeRue, mais d’où mon regard plongeait dans la rue de Diane.
À ma gauche était un groupe composé d’un homme, d’une femme
et d’un enfant, l’enfant pleurant pour que sa mère le prît dans ses
bras. Derrière ce groupe un boulanger passait sa tête par une fenêtre
du premier, causant avec son garçon qui était en bas, et lui
demandant si ce n’était pas Jacquemin, le carrier, qui venait de passer
en courant ; puis enfin apparaissait, sur le seuil de sa porte, un
maréchal ferrant, noir par devant, mais le dos éclairé par la lumière
de sa forge dont un apprenti continuait de tirer le soufflet.
14
Voilà pour la GrandeRue.
Quant à la rue de Diane, — à part le groupe principal que nous
avons décrit, — elle était déserte. Seulement à son extrémité l’on
voyait poindre deux gendarmes qui venaient de faire leur tournée
dans la plaine pour demander les ports d’armes, et qui, sans se douter
de la besogne qui les attendait, se rapprochaient de nous en marchant
tranquillement au pas. Une heure un quart sonnait.
15
À la dernière vibration du timbre se mêla le bruit de la première
parole du maire. — Jacquemin, ditil, j’espère que la mère Antoine
est folle : elle vient de ta part me dire que ta femme est morte, et que
c’est toi qui l’as tuée !
— C’est la vérité pure, monsieur le maire, répondit Jacquemin. Il
faudrait me faire conduire en prison et juger bien vite.
Et, en disant ces mots, il essaya de se relever, s’accrochant au haut
de la borne avec son coude ; mais, après un effort, il retomba, comme
si les os de ses jambes eussent été brisés.
— Allons donc ! tu es fou ! dit le maire.
— Regardez mes mains, réponditil.
Et il leva deux mains sanglantes, auxquelles leurs doigts crispés
donnaient la forme de deux serres.
En effet, la gauche était rouge jusqu’audessus du poignet, la
droite jusqu’au coude.
En outre, à la main droite, un filet de sang frais coulait tout le long
du pouce, provenant d’une morsure que la victime, en se débattant,
avait, selon toute probabilité, faite à son assassin.
Pendant ce temps, les deux gendarmes s’étaient rapprochés,
avaient fait halte à dix pas du principal acteur de cette scène et
regardaient du haut de leurs chevaux.
Le maire leur fit un signe ; ils descendirent, jetant la bride de leur
monture à un gamin coiffé d’un bonnet de police et qui paraissait être
un enfant de troupe.
Après quoi ils s’approchèrent de Jacquemin et le soulevèrent par
16
dessous les bras.
Il se laissa faire sans résistance aucune, et avec l’atonie d’un
homme dont l’esprit est absorbé par une unique pensée.
Au même instant, le commissaire de police et le médecin
arrivèrent ; ils venaient d’être prévenus de ce qui se passait.
— Ah ! venez, monsieur Robert ! — Ah ! venez, monsieur
Cousin ! dit le maire.
M. Robert était le médecin, M. Cousin était le commissaire de
police.
— Venez ; j’allais vous envoyer chercher.
— Eh bien ! voyons, qu’y atil ? demanda le médecin de l’air le
plus jovial du monde ; un petit assassinat, à ce qu’on dit.
Jacquemin ne répondit rien.
— Dites donc, père Jacquemin, continua le docteur, estce que
c’est vrai que c’est vous qui avez tué votre femme ?
Jacquemin ne souffla pas le mot.
— Il vient au moins de s’en accuser luimême, dit le maire ;
cependant, j’espère encore que c’est un moment d’hallucination et
non pas un crime réel qui le fait parler.
— Jacquemin, dit le commissaire de police, répondez. Estil vrai
que vous ayez tué votre femme ?
Même silence.
— En tout cas, nous allons bien voir, dit le docteur Robert ; ne
demeuretil pas impasse des Sergents ?
— Oui, répondirent les deux gendarmes.
— Eh bien ! monsieur Ledru, dit le docteur en s’adressant au
maire, allons impasse des Sergents.
— Je n’y vais pas ! — je n’y vais pas ! s’écria Jacquemin en
s’arrachant des mains des gendarmes avec un mouvement si violent,
que, s’il eût voulu fuir, il eût été, certes, à cent pas avant que
personne songeât à le poursuivre.
— Mais pourquoi n’y veuxtu pas venir ? demanda le maire.
— Qu’aije besoin d’y aller, puisque j’avoue tout, — puisque je
vous dis que je l’ai tuée, tuée avec cette grande épée à deux mains
que j’ai prise au Musée d’artillerie l’année dernière ? Conduisezmoi
17
en prison ; je n’ai rien à faire làbas, conduisezmoi en prison !
Le docteur et M. Ledru se regardèrent.
— Mon ami, dit le commissaire de police, qui, comme M. Ledru,
espérait encore que Jacquemin était sous le poids de quelque
dérangement d’esprit momentané, — mon ami, la confrontation est
d’urgence ; d’ailleurs il faut que vous soyez là pour guider la justice.
— En quoi la justice atelle besoin d’être guidée ? dit
Jacquemin ; vous trouverez le corps dans la cave, et, près du corps,
dans un sac de plâtre, la tête ; quant à moi, conduisezmoi en prison.
— Il faut que vous veniez, dit le commissaire de Police.
— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Jacquemin, en proie à la
plus effroyable terreur ; oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! si j’avais su…
— Eh bien ! qu’auraistu fait ? demanda le commissaire de police.
— Eh bien ! je me serais tué.
M. Ledru secoua la tête, et, s’adressant du regard au commissaire
de police, il sembla lui dire : Il y a quelque chose làdessous. — Mon
ami, repritil en s’adressant au meurtrier, voyons, expliquemoi cela,
à moi.
— Oui, à vous, tout ce que vous voudrez, monsieur Ledru,
demandez, interrogez.
— Comment se faitil, puisque tu as eu le courage de commettre
le meurtre, que tu n’aies pas celui de te retrouver en face de ta
victime ? Il s’est donc passé quelque chose que tu ne nous dis pas ?
— Oh ! oui, quelque chose de terrible.
— Eh bien ! voyons, raconte.
— Oh ! non ; vous diriez que ce n’est pas vrai, vous diriez que je
suis fou.
— N’importe ! que s’estil passé ? dislemoi.
— Je vais vous le dire, mais à vous.
Il s’approcha de M. Ledru.
Les deux gendarmes voulurent le retenir ; mais le maire leur fit un
signe, ils laissèrent le prisonnier libre.
D’ailleurs, eûtil voulu se sauver, la chose était devenue
impossible ; la moitié de la population de FontenayauxRoses
encombrait la rue de Diane et la GrandeRue.
18
Jacquemin, comme je l’ai dit, s’approcha de l’oreille de M. Ledru.
— Croyezvous, monsieur Ledru, demanda Jacquemin à demivoix,
croyezvous qu’une tête puisse parler, une fois séparée du corps ?
M. Ledru poussa une exclamation qui ressemblait à un cri, et pâlit
visiblement.
— Le croyezvous ? dites, répéta Jacquemin.
M. Ledru fit un effort. — Oui, ditil, je le crois.
— Eh bien !… eh bien !… elle a parlé.
— Qui ?
— La tête… la tête de Jeanne.
— Tu dis ?
— Je dis qu’elle avait les yeux ouverts, — je dis qu’elle a remué
les lèvres. Je dis qu’elle m’a regardé. Je dis qu’en me regardant elle
m’a appelé : Misérable !
En disant ces mots, qu’il avait l’intention de dire à M. Ledru tout
seul, et qui cependant pouvaient être entendus de tout le monde,
Jacquemin était effrayant.
— Oh ! la bonne charge ! s’écria le docteur en riant ; elle a
parlé… une tête coupée a parlé. Bon, bon, bon !
Jacquemin se retourna. — Quand je vous le dis ! fitil.
— Eh bien ! dit le commissaire de police, raison de plus pour que
nous nous rendions à l’endroit où le crime a été commis.
Gendarmes, emmenez le prisonnier.
Jacquemin jeta un cri en se tordant. — Non, non, ditil vous me
couperez en morceaux si vous voulez, mais je n’irai pas.
— Venez, mon ami, dit M. Ledru. S’il est vrai que vous ayez
commis le crime terrible dont vous vous accusez, ce sera déjà une
expiation. D’ailleurs, ajoutatil en lui parlant bas, la résistance est
inutile ; si vous n’y voulez pas venir de bonne volonté, ils vous y
mèneront de force.
— Eh bien ! alors, dit Jacquemin, je veux bien ; mais promettez
moi une chose, monsieur Ledru.
— Laquelle ?
— Pendant tout le temps que nous serons dans la cave, vous ne
me quitterez pas.
19
— Non.
— Vous me laisserez vous tenir la main.
— Oui.
— Eh bien ! ditil, allons !
Et, tirant de sa poche un mouchoir à carreaux, il essuya son front
trempé de sueur.
On s’achemina vers l’impasse des Sergents.
Le commissaire de police et le docteur marchaient les premiers,
puis Jacquemin et les deux gendarmes.
Derrière eux venaient M. Ledru et les deux hommes qui avaient
apparu à sa porte en même temps que lui.
Puis roulait, comme un torrent plein de houle et de rumeurs, toute
la population à laquelle j’étais mêlé.
Au bout d’une minute de marche à peu près, nous arrivâmes à
l’impasse des Sergents. — C’était une petite ruelle située à gauche de
la GrandeRue, et qui allait en descendant jusqu’à une grande porte
de bois délabrée, s’ouvrant à la fois par deux grands battants, et une
petite porte, découpée dans un des deux grands battants.
Cette petite porte ne tenait plus qu’à un gond.
Tout, au premier aspect, paraissait calme dans cette maison ; un
rosier fleurissait à la porte, et, près du rosier, sur un banc de pierre ;
un gros chat roux se chauffait avec béatitude au soleil.
En apercevant tout ce monde, en entendant tout ce bruit, il prit
peur, se sauva et disparut par le soupirail d’une cave.
Arrivé à la porte que nous avons décrite ; Jacquemin s’arrêta.
Les gendarmes voulurent le faire entrer de force.
— Monsieur Ledru, ditil en se retournant, monsieur Ledru, vous
avez promis de ne pas me quitter.
— Eh bien ! me voilà, répondit le maire.
— Votre bras ! votre bras !
Et il chancelait comme s’il eût été prêt à tomber. M. Ledru
s’approcha, fit signe aux deux gendarmes de lâcher le prisonnier, et
lui donna le bras.
— Je réponds de lui, ditil.
Il était évident que, dans ce moment, M. Ledru n’était plus le
20
maire de la commune, poursuivant la punition d’un crime, mais un
philosophe explorant le domaine de l’inconnu.
Seulement, son guide dans cette étrange exploration était un
assassin.
Le docteur et le commissaire de police entrèrent les premiers, puis
M. Ledru et Jacquemin ; puis les deux gendarmes, puis quelques
privilégiés au nombre desquels je me trouvais, grâce au contact que