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Les mille et un fantomes

Alexandre Dumas père

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À M. ***

Mon   cher   ami,   vous   m’avez   dit   souvent,   — au   milieu   de   ces

soirées, devenues trop rares, où chacun bavarde à loisir, ou disant le

rêve de son cœur, ou suivant le caprice de son esprit, ou gaspillant le

trésor   de   ses   souvenirs,   — vous   m’avez   dit   souvent   que   depuis

Scheherazade et après Nodier, j’étais un des plus amusants conteurs

que vous eussiez entendus. Voilà aujourd’hui que vous m’écrivez

qu’en attendant un long roman de moi, — vous savez, un de ces

romans interminables comme j’en écris, et dans lesquels je fais entrer

tout   un   siècle,   — vous   voudriez   bien   quelques   contes,   — deux,

quatre ou six volumes tout au plus, pauvres fleurs de mon jardin, que

vous   comptez   jeter   au   milieu   des   préoccupations   politiques   du

moment, entre le procès de Bourges, par exemple, et les élections du

mois de mai.

Hélas ! mon ami, l’époque est triste, et mes contes, je vous en

préviens, ne seront pas gais. Seulement, vous permettrez que, lassé

de ce que je vois se passer tous les jours dans le monde réel, j’aille

chercher mes récits dans le monde imaginaire. Hélas ! j’ai bien peur

que tous les esprits un peu élevés, un peu poétiques, un peu rêveurs,

n’en soient à cette heure où en est le mien, c’est­à­dire à la recherche

de l’idéal, le seul, refuge que Dieu nous laisse contre la réalité.

Tenez, je suis là au milieu de cinquante volumes ouverts à propos

d’une histoire de la Régence que je viens d’achever, et que je vous

prie, si vous en rendez compte, d’inviter les mères à ne pas laisser

lire à leurs filles. Eh bien ! je suis là, vous disais­je, et, tout en vous

écrivant, mes yeux s’arrêtent sur une page des Mémoires du marquis

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d’Argenson,   où,   au­dessous   de   ces   mots :   De   la   Conversation

d’autrefois et de celle d’à présent, je lis ceux­ci :

« Je suis persuadé que, du temps où l’hôtel Rambouillet donnait le

ton à la bonne compagnie, on écoutait bien et l’on raisonnait mieux.

On cultivait son goût et son esprit. J’ai encore vu des modèles de ce

genre   de   conversation   parmi   les   vieillards   de   la   cour   que   j’ai

fréquentés. Ils avaient le mot propre, de l’énergie et de la finesse,

quelques antithèses, mais des épithètes qui augmentaient le sens ; de

la profondeur sans pédanterie, de l’enjouement sans malignité. »

Il y a juste cent ans que le marquis d’Argenson écrivit ces lignes,

que je copie dans son livre, — Il avait, à l’époque où il les écrivait, à

peu près l’âge que nous avons, — et, comme lui, mon cher ami, nous

pouvons dire : — Nous avons connu des vieillards qui étaient, hélas !

ce  que nous ne sommes plus, c’est­à­dire  des hommes de bonne

compagnie.

Nous les avons vus, mais nos fils ne les verront pas. Voilà ce qui

fait, quoique nous ne valions pas grand­chose, que nous vaudrons

mieux que ne vaudront nos fils.

Il est vrai que tous les jours nous faisons un pas vers la liberté,

l’égalité, la fraternité, trois grands mots que la Révolution de 93,

vous savez, l’autre, la douairière, a lancés au milieu de la société

moderne,   comme   elle   eût   fait   d’un   tigre,   d’un   lion   et   d’un   ours

habillés avec des toisons d’agneaux ; mots vides, malheureusement,

et qu’on lisait à travers la fumée de juin sur nos monuments publics

criblés de balles.

Moi, je vais comme les autres ; moi, je suis le mouvement. Dieu

me  garde  de  prêcher  l’immobilité.  — L’immobilité,  c’est  la  mort

Mais je vais comme un de ces hommes dont parle Dante, — dont les

pieds   marchent   en   avant,   — c’est   vrai,   — mais   dont   la   tête   est

tournée du côté de ses talons.

Et ce que je cherche surtout, — ce que je regrette avant tout, — ce

que mon regard rétrospectif cherche dans le passé : c’est la société

qui s’en va, qui s’évapore, qui disparaît comme un de ces fantômes

dont je vais vous raconter l’histoire.

Cette société, qui faisait la vie élégante, la vie courtoise, cette vie

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qui valait la peine d’être vécue, enfin (pardonnez­moi le barbarisme,

n’étant point de l’Académie, je puis le risquer), cette société est­elle

morte ou l’avons­nous tuée ?

Tenez, je me rappelle que, tout enfant, j’ai été conduit par mon

père   chez   madame   de   Montesson.   C’était   une   grande   dame,   une

femme de l’autre siècle tout à fait. Elle avait épousé, il y avait près de

soixante ans, le duc d’Orléans, aïeul du roi Louis­Philippe ; elle en

avait quatre­vingt­dix. Elle demeurait dans un grand et riche hôtel de

la Chaussée­d’Antin. Napoléon lui faisait une rente de cent mille

écus.

— Savez­vous sur quel titre était basée cette rente inscrite au livre

rouge du successeur de Louis XVI ? — Non. — Eh bien ! madame

de Montesson touchait de l’empereur une rente de cent mille écus

pour avoir conservé dans son salon les traditions de la bonne société

du temps de Louis XIV et de Louis XV.

— C’est juste la moitié de ce que la Chambre donne aujourd’hui à

son neveu, pour qu’il fasse oublier à la France ce dont son oncle

voulait qu’elle se souvînt.

Vous ne croiriez pas une chose, mon cher ami, c’est que ces deux

mots que je viens d’avoir l’imprudence de prononcer : la Chambre,

me ramènent tout droit aux Mémoires du marquis d’Argenson.

— Comment cela ?

— Vous allez voir.

« On se plaint, dit­il, qu’il n’y a plus de conversation de nos jours

en France. J’en sais bien la raison. C’est que la patience d’écouter

diminue chaque jour chez nos contemporains. L’on écoute mal ou

plutôt l’on n’écoute plus du tout. J’ai fait cette remarque dans la

meilleure compagnie que je fréquente. »

Or, mon cher ami, quelle est la meilleure compagnie que l’on

puisse fréquenter de nos jours ? C’est bien certainement celle que

huit millions d’électeurs ont jugée digne de représenter les intérêts,

les opinions, le génie de la France. C’est la Chambre, enfin.

— Eh   bien !   entrez   dans   la   Chambre,   au   hasard,   au   jour   et   à

l’heure que vous voudrez. Il y a cent à parier contre un que vous

trouverez à la tribune un homme qui parle, et sur les bancs cinq à six

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cents personnes, non pas qui l’écoutent, mais qui l’interrompent.

C’est si vrai ce que je vous dis là ; qu’il y a un article de la

Constitution de 1848 qui interdit les interruptions. Ainsi comptez la

quantité  de  soufflets  et  de  coups de  poing  donnés à  la  Chambre

depuis   un   an   à   peu   près   qu’elle   s’est   rassemblée :   — c’est

innombrable !

Toujours au nom, bien entendu, de la liberté, de l’égalité et de la

fraternité.

Donc, mon cher ami, comme je vous le disais, je regrette bon

nombre de choses, n’est­ce pas ? quoique j’aie dépassé à peu près la

moitié de la vie ; — eh bien ! celle que je regrette le plus entre toutes

celles qui s’en sont allées ou qui s’en vont, c’est celle que regrettait

le marquis d’Argenson il y a cent ans : — la courtoisie.

Et cependant, du temps du marquis d’Argenson, on n’avait pas

encore eu l’idée de s’appeler citoyen. Ainsi jugez.

Si l’on avait dit au marquis d’Argenson, à l’époque où il écrivait

ces mots, par exemple :

« Voici où nous en sommes venus en France : la toile tombe ; tout

spectacle disparaît ; il n’y a plus que des sifflets qui sifflent. Bientôt,

nous n’aurons plus ni élégants conteurs dans la société, ni arts, ni

peintures, ni palais bâtis ; mais des envieux de tout et partout. »

Si on lui avait dit, à l’époque où il écrivait ces mots, que l’on en

arriverait, — moi, du moins, — à envier cette époque, — on l’eût

bien étonné, n’est­ce pas, ce pauvre marquis d’Argenson ? — Aussi,

que fais­je ? — Je vis avec les morts beaucoup, — avec les exilés un

peu. — J’essaye de faire revivre les sociétés éteintes, les hommes

disparus, ceux­là qui sentaient l’ambre au lieu de sentir le cigare ; qui

se donnaient des coups d’épée, au lieu de se donner des coups de

poing.

Et voilà pourquoi, mon ami, vous vous étonnez, quand je cause,

d’entendre parler une langue qu’on ne parle plus. Voilà pourquoi

vous me dites que je suis un amusant conteur. Voilà pourquoi ma

voix, écho du passé, est encore écoutée dans le présent, qui écoute si

peu et si mal.

C’est   qu’au   bout   du   compte,   comme   ces   Vénitiens   du   dix­

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huitième siècle auxquels les lois somptuaires défendaient de porter

autre chose que du drap et de la bure, nous aimons toujours à voir se

dérouler la soie et le velours, et les beaux brocarts d’or dans lesquels

la royauté tablait les habits de nos pères.

Tout à vous,

ALEXANDRE DUMAS.

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I – LA RUE DE DIANE À FONTENAY­AUX­

ROSES

Le 1er septembre de l’année 1831, je fus invité par un de mes

anciens amis, chef de bureau au domaine privé du roi, à faire, avec

son fils, l’ouverture de la chasse à Fontenay­aux­Roses.

J’aimais beaucoup la chasse à cette époque, et, en ma qualité de

grand chasseur, c’était chose grave que le choix du pays où devait,

chaque année, se faire l’ouverture.

D’habitude nous allions chez un fermier ou plutôt chez un ami de

mon beau­frère ; c’était chez lui que j’avais fait, en tuant un lièvre,

mes débuts dans la science des Nemrod et des Elzéar Blaze. Sa ferme

était située entre les forêts de Compiègne et de Villers­Cotterets, à

une demi­lieue du charmant village de Morienval, à une lieue des

magnifiques ruines de Pierrefonds.

Les   deux   ou   trois   mille   arpents   de   terre   qui   forment   son

exploitation présentent une vaste plaine presque entièrement entourée

de bois, coupée vers le milieu par une jolie vallée au fond de laquelle

on   voit,   parmi   les   prés   verts   et   les   arbres   aux   tons   changeants,

fourmiller des maisons à moitié perdues dans le feuillage, et qui se

dénoncent par les colonnes de fumée bleuâtre qui, d’abord protégées

par l’abri des montagnes qui les entourent, montent verticalement

vers le ciel, et ensuite, arrivées aux couches d’air supérieures, se

courbent, élargies comme la cime des palmiers, dans la direction du

vent.

C’est dans cette plaine et sur le double versant de cette vallée que

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le gibier des deux forêts vient s’ébattre comme sur un terrain neutre.

Aussi   l’on   trouve   de   tout   sur   la   plaine   de   Brassoire :   — du

chevreuil   et   du   faisan   en   longeant   les   bois,   — du   lièvre   sur   les

plateaux, — du lapin dans les pentes, — des perdrix autour de la

ferme.

— M. Mocquet, c’est le nom de notre ami, avait donc la certitude

de   nous   voir   arriver ;   nous   chassions   toute   la   journée,   et   le

lendemain, à deux heures, nous revenions à Paris, ayant tué, entre

quatre ou cinq chasseurs, cent cinquante pièces de gibier, dont jamais

nous n’avons pu faire accepter une seule à notre hôte.

Mais,   cette   année­là,   infidèle   à   M.   Mocquet,   j’avais   cédé   à

l’obsession de mon vieux compagnon de bureau, séduit que j’avais

été par un tableau que m’avait envoyé son fils, — élève distingué de

l’école   de   Rome,   — et   qui   représentait   une   vue   de   la   plaine   de

Fontenay­aux­Roses,   avec   des   éteules   pleines   de   lièvres   et   des

luzernes pleines de perdrix.

Je n’avais jamais été à Fontenay­aux­Roses : nul ne connaît moins

les environs de Paris que moi. — Quand je franchis la barrière, c’est

presque toujours pour faire cinq ou six cents lieues. Tout m’est donc

un sujet de curiosité dans le moindre changement de place.

À six heures du soir, je partis pour Fontenay, la tête hors de la

portière, comme toujours ; je franchis la barrière d’Enfer, je laissai à

ma gauche la rue de la Tombe­Issoire et j’enfilai la route d’Orléans.

On sait qu’Issoire est le nom d’un fameux brigand qui, du temps

de Julien, rançonnait les voyageurs qui se rendaient à Lutèce. Il fut

un  peu  pendu,  à  ce  que  je  crois,  et  enterré  à  l’endroit  qui  porte

aujourd’hui son nom, à quelque distance de l’entrée des catacombes.

La   plaine   qui   se   développe   à   l’entrée   du   Petit­Montrouge   est

étrange d’aspect. Au milieu des prairies artificielles, des champs de

carottes et des plates­bandes de betteraves, s’élèvent des espèces de

forts carrés, en pierre blanche, que domine une roue dentée, pareille à

un squelette de feu d’artifice éteint.

Cette   roue   porte   à   sa   circonférence   des   traverses   de   bois   sur

lesquelles un homme appuie alternativement l’un et l’autre pied. Ce

travail   d’écureuil,   qui   donne   au   travailleur   un   grand   mouvement

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apparent sans qu’il change de place en réalité, a pour but d’enrouler

autour d’un moyeu une corde qui, en s’enroulant, amène à la surface

du sol une pierre taillée au fond de la carrière, et qui vient voir

lentement le jour.

Cette   pierre,   un   crochet   l’amène   au   bord   de   l’orifice,   où   des

rouleaux l’attendent pour la transporter à la place qui lui est destinée.

Puis la corde redescend dans les profondeurs où elle va rechercher un

autre fardeau, donnant un moment de repos au moderne Ixion, auquel

un cri annonce bientôt qu’une autre pierre attend le labeur qui doit lui

faire quitter la carrière natale, et la même œuvre recommence pour

recommencer encore, pour recommencer toujours.

Le soir venu, l’homme a fait dix lieues sans changer de place ; s’il

montait en réalité, en hauteur, d’un degré à chaque fois que son pied

pose sur une traverse, au bout de vingt­trois ans il serait arrivé dans

la lune.

C’est le soir surtout, — c’est­à­dire à l’heure où je traversais la

plaine qui sépare le petit du grand Montrouge, — que le paysage,

grâce à ce nombre infini de roues mouvantes qui se détachent en

vigueur sur le couchant enflammé, prend un aspect fantastique. On

dirait  une  de  ces gravures  de  Goya,  où,  dans  la  demi­teinte,  des

arracheurs de dents font la chasse aux pendus.

Vers sept heures, les roues s’arrêtent ; la journée est finie.

Ces  moellons,   qui  font   de   grands  carrés  longs   de   cinquante   à

soixante pieds, haut de six ou huit, c’est le futur Paris qu’on arrache

de terre.

Les carrières d’où sort cette pierre grandissent tous les jours. C’est

la suite des catacombes d’où est sorti le vieux Paris. Ce sont les

faubourgs de la ville souterraine, qui vont gagnant incessamment du

pays et s’étendant à la circonférence. Quand on marche dans cette

prairie de Montrouge, on marche sur des abîmes. De temps en temps

on trouve un enfoncement de terrain, une vallée en miniature, une

ride  du  sol :  c’est  une  carrière  mal  soutenue  en  dessous,  dont le

plafond de gypse a craqué. Il s’est établi une fissure par laquelle

l’eau pénètre dans la caverne ; l’eau a entraîné la terre ; de là le

mouvement du terrain : cela s’appelle un fondis.

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Si l’on ne sait point cela, si on ignore que cette belle couche de

terre verte qui vous appelle ne repose sur rien, on peut, en posant le

pied au­dessus d’une de ces gerçures, disparaître, comme on disparaît

au Montanvert entre deux murs de glace.

La population qui habite ces galeries souterraines a comme son

existence, son caractère et sa physionomie  à part. — Vivant dans

l’obscurité, elle a un peu les instincts des animaux de la nuit, c’est­à­

dire qu’elle est silencieuse et féroce. Souvent on entend parler d’un

accident, — un étai a manqué, une corde s’est rompue, un homme a

été écrasé. — À la surface de la terre on croit que c’est un malheur ;

trente pieds au­dessous on sait que c’est un crime.

L’aspect des carriers est en général sinistre. — Le jour, leur œil

clignote, — à l’air, leur voix est sourde. — Ils portent des cheveux

plats, rabattus jusqu’aux sourcils ; une barbe qui ne fait que tous les

dimanches matin connaissance avec le rasoir ; — un gilet qui laisse

voir des manches de grosse toile grise, — un tablier de cuir blanchi

par le contact de la pierre, — un pantalon de toile bleue.

— Sur une de leurs épaules est une veste pliée en deux, et sur

cette veste pose le manche de la pioche ou de la besaiguë qui, six

jours de la semaine, creuse la pierre.

Quand il y a quelque émeute, il est rare que les hommes que nous

venons d’essayer de peindre ne s’en mêlent pas. — Quand on dit à la

barrière d’Enfer : — Voilà les carriers de Montrouge qui descendent,

les habitants des rues avoisinantes secouent la tête et ferment leurs

portes.

Voilà ce que je regardai, ce que je vis pendant cette heure de

crépuscule qui, au mois de septembre, sépare le jour de la nuit ;

— puis,   la   nuit   venue,   je   me   rejetai   dans   la   voiture,   d’où

certainement aucun de mes compagnons n’avait vu ce que je venais

de voir. Il en est ainsi en toutes choses : beaucoup regardent, bien

peu voient.

Nous arrivâmes vers les huit heures et  demie   à Fontenay ;  un

excellent souper nous attendait, puis après le souper une promenade

au jardin.

Sorrente est une forêt d’orangers ; Fontenay est un bouquet de

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roses. Chaque maison a son rosier qui monte le long de la muraille,

protégé   au   pied   par   un   étui   de   planches ;   arrivé   à   une   certaine

hauteur, le rosier s’épanouit en gigantesque éventail ; l’air qui passe

est embaumé, et, lorsqu’au lieu d’air il fait du vent, il pleut des

feuilles de roses comme il en pleuvait à la Fête­Dieu quand Dieu

avait une fête.

De l’extrémité du jardin, nous eussions eu une vue immense s’il

eût fait jour. — Les lumières seules semées dans l’espace indiquaient

les villages de Sceaux, de Bagneux, de Châtillon et de Montrouge ;

au fond s’étendait une grande ligne roussâtre d’où sortait un bruit

sourd semblable au souffle de Léviathan : — c’était la respiration de

Paris.

On fut obligé de nous envoyer coucher de force, comme on fait

aux enfants.

Sous ce beau ciel tout brodé d’étoiles, au contact de cette brise

parfumée, nous eussions volontiers attendu le jour.

À cinq heures du matin, nous nous mîmes en chasse, guidés par le

fils de notre hôte, qui nous avait promis monts et merveilles, et qui, il

faut le dire, continua à nous vanter la fécondité giboyeuse de son

territoire avec une persistance digne d’un meilleur sort.

À midi, nous avions vu un lapin et quatre perdrix. — Le lapin

avait été manqué par mon compagnon de droite, une perdrix avait été

manquée   par   mon   compagnon   de   gauche,   et,   sur   les   trois   autres

perdrix, deux avaient été tuées par moi.

À midi, à Brassoire, j’eusse déjà envoyé à la ferme trois ou quatre

lièvres et quinze ou vingt perdrix.

J’aime   la   chasse,   mais   je   déteste   la   promenade,   surtout   la

promenade à travers champs. Aussi, sous prétexte d’aller explorer un

champ de luzerne situé à mon extrême gauche, et dans lequel j’étais

bien sûr de ne rien trouver, je rompis la ligne et fis un écart.

Mais ce qu’il y avait dans ce champ, ce que j’y avais avisé dans le

désir de retraite qui s’était déjà emparé de moi depuis plus de deux

heures, c’était un chemin creux qui, me dérobant aux regards des

autres chasseurs, devait me ramener par la route de Sceaux droit à

Fontenay­aux­Roses.

12

Je ne me trompais pas. — À une heure sonnant au clocher de la

paroisse, j’atteignais les premières maisons du village.

Je suivais un mur qui me paraissait clore une assez belle propriété,

lorsque, en arrivant à l’endroit où la rue de Diane s’embranche avec

la Grande­Rue, je vis venir à moi, du côté de l’église, un homme

d’un aspect si étrange, que je m’arrêtai et qu’instinctivement j’armai

les deux coups de mon fusil, mû que j’étais par le simple sentiment

de la conservation personnelle.

Mais, pâle, les cheveux hérissés, les yeux hors de leur orbite, les

vêtements en désordre et les mains ensanglantées, cet homme passa

près de moi sans me voir. — Son regard était fixe et atone à la fois.

— Sa   course   avait   l’emportement   invincible   d’un   corps   qui

descendrait une montagne trop rapide, et cependant sa respiration

râlante indiquait encore plus d’effroi que de fatigue.

À l’embranchement des deux voies, il quitta la Grande­Rue pour

se jeter dans la rue de Diane, sur laquelle s’ouvrait la propriété dont,

pendant sept ou huit minutes, j’avais suivi la muraille. Cette porte,

sur laquelle mes yeux s’arrêtèrent à l’instant même, était peinte en

vert et était surmontée du numéro 2. La main de l’homme s’étendit

vers la sonnette bien avant de pouvoir la toucher ; puis il l’atteignit,

l’agita violemment, et, presque aussitôt, tournant sur lui­même, il se

trouva assis sur l’une des deux bornes qui servent d’ouvrage avancé à

cette porte. Une fois là, il demeura immobile, les bras pendants et la

tête inclinée sur la poitrine.

Je revins sur mes pas, tant je comprenais que cet homme devait

être l’acteur principal de quelque drame inconnu et terrible.

Derrière lui, et aux deux côtés de la rue, quelques personnes, sur

lesquelles il avait sans doute produit le même effet qu’à moi, étaient

sorties de leurs maisons et le regardaient avec un étonnement pareil à

celui que j’éprouvais moi­même.

À l’appel de la sonnette qui avait résonné violemment, une petite

porte percée près de la grande s’ouvrit, et une femme de quarante à

quarante­cinq ans apparut.

— Ah ! c’est vous, Jacquemin, dit­elle, que faites­vous donc là ?

— M.   le   maire   est­il   chez   lui ?   demanda   d’une   voix   sourde

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l’homme auquel elle adressait la parole.

— Oui.

— Eh bien ! mère Antoine, allez lui dire que j’ai tué ma femme, et

que je viens me constituer prisonnier.

La mère Antoine poussa un cri auquel répondirent deux ou trois

exclamations   arrachées   par   la   terreur   à   des   personnes   qui   se

trouvaient assez près pour entendre ce terrible aveu.

Je fis moi­même un pas en arrière, et rencontrai le tronc d’un

tilleul, auquel je m’appuyai.

Au reste, tous ceux qui se trouvaient à la portée de la voix étaient

restés immobiles.

Quant au meurtrier, il avait glissé de la borne à terre, comme si,

après avoir prononcé les fatales paroles, la force l’eût abandonné.

Cependant la mère Antoine avait disparu, laissant la petite porte

ouverte.   Il  était   évident   qu’elle   était   allée   accomplir   près  de   son

maître la commission dont Jacquemin l’avait chargée.

Au bout de cinq minutes, celui qu’on était allé chercher parut sur

le seuil de la porte.

Deux autres hommes le suivaient.

Je vois encore l’aspect de la rue.

Jacquemin   avait   glissé   à   terre   comme   je   l’ai   dit   Le   maire   de

Fontenay­aux­Roses. que venait d’aller chercher la mère Antoine, se

trouvait debout près de lui, le dominant de toute la hauteur de sa

taille, qui était grande. Dans l’ouverture de la porte se pressaient les

deux autres personnes dont nous parlerons plus longuement tout à

l’heure.  J’étais   appuyé  contre   le   tronc  d’un  tilleul  planté  dans  la

Grande­Rue, mais d’où mon regard plongeait dans la rue de Diane.

À ma gauche était un groupe composé d’un homme, d’une femme

et d’un enfant, l’enfant pleurant pour que sa mère le prît dans ses

bras. Derrière ce groupe un boulanger passait sa tête par une fenêtre

du   premier,   causant   avec   son   garçon   qui   était   en   bas,   et   lui

demandant si ce n’était pas Jacquemin, le carrier, qui venait de passer

en   courant ;   puis   enfin   apparaissait,   sur   le   seuil   de   sa   porte,   un

maréchal ferrant, noir par devant, mais le dos éclairé par la lumière

de sa forge dont un apprenti continuait de tirer le soufflet.

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Voilà pour la Grande­Rue.

Quant à la rue de Diane, — à part le groupe principal que nous

avons décrit, — elle était déserte. Seulement à son extrémité l’on

voyait poindre deux gendarmes qui venaient de faire leur tournée

dans la plaine pour demander les ports d’armes, et qui, sans se douter

de la besogne qui les attendait, se rapprochaient de nous en marchant

tranquillement au pas. Une heure un quart sonnait.

15

II – L’IMPASSE DES SERGENTS.

À la dernière vibration du timbre se mêla le bruit de la première

parole du maire. — Jacquemin, dit­il, j’espère que la mère Antoine

est folle : elle vient de ta part me dire que ta femme est morte, et que

c’est toi qui l’as tuée !

— C’est la vérité pure, monsieur le maire, répondit Jacquemin. Il

faudrait me faire conduire en prison et juger bien vite.

Et, en disant ces mots, il essaya de se relever, s’accrochant au haut

de la borne avec son coude ; mais, après un effort, il retomba, comme

si les os de ses jambes eussent été brisés.

— Allons donc ! tu es fou ! dit le maire.

— Regardez mes mains, répondit­il.

Et il leva deux mains sanglantes, auxquelles leurs doigts crispés

donnaient la forme de deux serres.

En   effet,   la   gauche   était   rouge   jusqu’au­dessus   du   poignet,   la

droite jusqu’au coude.

En outre, à la main droite, un filet de sang frais coulait tout le long

du pouce, provenant d’une morsure que la victime, en se débattant,

avait, selon toute probabilité, faite à son assassin.

Pendant   ce   temps,   les   deux   gendarmes   s’étaient   rapprochés,

avaient  fait  halte   à  dix  pas du  principal  acteur  de  cette  scène  et

regardaient du haut de leurs chevaux.

Le maire leur fit un signe ; ils descendirent, jetant la bride de leur

monture à un gamin coiffé d’un bonnet de police et qui paraissait être

un enfant de troupe.

Après quoi ils s’approchèrent de Jacquemin et le soulevèrent par­

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dessous les bras.

Il   se   laissa   faire   sans   résistance   aucune,   et   avec   l’atonie   d’un

homme dont l’esprit est absorbé par une unique pensée.

Au   même   instant,   le   commissaire   de   police   et   le   médecin

arrivèrent ; ils venaient d’être prévenus de ce qui se passait.

— Ah !   venez,   monsieur   Robert !   — Ah !   venez,   monsieur

Cousin ! dit le maire.

M. Robert était le médecin, M. Cousin était le commissaire de

police.

— Venez ; j’allais vous envoyer chercher.

— Eh bien ! voyons, qu’y a­t­il ? demanda le médecin de l’air le

plus jovial du monde ; un petit assassinat, à ce qu’on dit.

Jacquemin ne répondit rien.

— Dites donc, père Jacquemin, continua le docteur, est­ce que

c’est vrai que c’est vous qui avez tué votre femme ?

Jacquemin ne souffla pas le mot.

— Il   vient   au   moins   de   s’en   accuser   lui­même,   dit   le   maire ;

cependant, j’espère encore que c’est un moment d’hallucination et

non pas un crime réel qui le fait parler.

— Jacquemin, dit le commissaire de police, répondez. Est­il vrai

que vous ayez tué votre femme ?

Même silence.

— En tout cas, nous allons bien voir, dit le docteur Robert ; ne

demeure­t­il pas impasse des Sergents ?

— Oui, répondirent les deux gendarmes.

— Eh   bien !   monsieur   Ledru,   dit   le   docteur   en   s’adressant   au

maire, allons impasse des Sergents.

— Je   n’y   vais   pas !   — je   n’y   vais   pas !   s’écria   Jacquemin   en

s’arrachant des mains des gendarmes avec un mouvement si violent,

que,   s’il   eût   voulu   fuir,   il   eût   été,   certes,   à   cent   pas   avant   que

personne songeât à le poursuivre.

— Mais pourquoi n’y veux­tu pas venir ? demanda le maire.

— Qu’ai­je besoin d’y aller, puisque j’avoue tout, — puisque je

vous dis que je l’ai tuée, tuée avec cette grande épée à deux mains

que j’ai prise au Musée d’artillerie l’année dernière ? Conduisez­moi

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en prison ; je n’ai rien à faire là­bas, conduisez­moi en prison !

Le docteur et M. Ledru se regardèrent.

— Mon ami, dit le commissaire de police, qui, comme M. Ledru,

espérait   encore   que   Jacquemin   était   sous   le   poids   de   quelque

dérangement d’esprit momentané, — mon ami, la confrontation est

d’urgence ; d’ailleurs il faut que vous soyez là pour guider la justice.

— En   quoi   la   justice   a­t­elle   besoin   d’être   guidée ?   dit

Jacquemin ; vous trouverez le corps dans la cave, et, près du corps,

dans un sac de plâtre, la tête ; quant à moi, conduisez­moi en prison.

— Il faut que vous veniez, dit le commissaire de Police.

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Jacquemin, en proie à la

plus effroyable terreur ; oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! si j’avais su…

— Eh bien ! qu’aurais­tu fait ? demanda le commissaire de police.

— Eh bien ! je me serais tué.

M. Ledru secoua la tête, et, s’adressant du regard au commissaire

de police, il sembla lui dire : Il y a quelque chose là­dessous. — Mon

ami, reprit­il en s’adressant au meurtrier, voyons, explique­moi cela,

à moi.

— Oui,   à   vous,   tout   ce   que   vous   voudrez,   monsieur   Ledru,

demandez, interrogez.

— Comment se fait­il, puisque tu as eu le courage de commettre

le  meurtre, que tu  n’aies pas celui de te retrouver  en face  de ta

victime ? Il s’est donc passé quelque chose que tu ne nous dis pas ?

— Oh ! oui, quelque chose de terrible.

— Eh bien ! voyons, raconte.

— Oh ! non ; vous diriez que ce n’est pas vrai, vous diriez que je

suis fou.

— N’importe ! que s’est­il passé ? dis­le­moi.

— Je vais vous le dire, mais à vous.

Il s’approcha de M. Ledru.

Les deux gendarmes voulurent le retenir ; mais le maire leur fit un

signe, ils laissèrent le prisonnier libre.

D’ailleurs,   eût­il   voulu   se   sauver,   la   chose   était   devenue

impossible ;   la   moitié   de   la   population   de   Fontenay­aux­Roses

encombrait la rue de Diane et la Grande­Rue.

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Jacquemin, comme je l’ai dit, s’approcha de l’oreille de M. Ledru.

— Croyez­vous, monsieur Ledru, demanda Jacquemin à demi­voix,

croyez­vous qu’une tête puisse parler, une fois séparée du corps ?

M. Ledru poussa une exclamation qui ressemblait à un cri, et pâlit

visiblement.

— Le croyez­vous ? dites, répéta Jacquemin.

M. Ledru fit un effort. — Oui, dit­il, je le crois.

— Eh bien !… eh bien !… elle a parlé.

— Qui ?

— La tête… la tête de Jeanne.

— Tu dis ?

— Je dis qu’elle avait les yeux ouverts, — je dis qu’elle a remué

les lèvres. Je dis qu’elle m’a regardé. Je dis qu’en me regardant elle

m’a appelé : Misérable !

En disant ces mots, qu’il avait l’intention de dire à M. Ledru tout

seul, et qui cependant pouvaient  être entendus de tout le monde,

Jacquemin était effrayant.

— Oh !   la   bonne   charge !   s’écria   le   docteur   en   riant ;   elle   a

parlé… une tête coupée a parlé. Bon, bon, bon !

Jacquemin se retourna. — Quand je vous le dis ! fit­il.

— Eh bien ! dit le commissaire de police, raison de plus pour que

nous nous rendions à l’endroit où le crime a été commis.

Gendarmes, emmenez le prisonnier.

Jacquemin jeta un cri en se tordant. — Non, non, dit­il vous me

couperez en morceaux si vous voulez, mais je n’irai pas.

— Venez, mon ami, dit M. Ledru. S’il est vrai que vous ayez

commis le crime terrible dont vous vous accusez, ce sera déjà une

expiation. D’ailleurs, ajouta­t­il en lui parlant bas, la résistance est

inutile ; si vous n’y voulez pas venir de bonne volonté, ils vous y

mèneront de force.

— Eh bien ! alors, dit Jacquemin, je veux bien ; mais promettez­

moi une chose, monsieur Ledru.

— Laquelle ?

— Pendant tout le temps que nous serons dans la cave, vous ne

me quitterez pas.

19

— Non.

— Vous me laisserez vous tenir la main.

— Oui.

— Eh bien ! dit­il, allons !

Et, tirant de sa poche un mouchoir à carreaux, il essuya son front

trempé de sueur.

On s’achemina vers l’impasse des Sergents.

Le commissaire de police et le docteur marchaient les premiers,

puis Jacquemin et les deux gendarmes.

Derrière eux venaient M. Ledru et les deux hommes qui avaient

apparu à sa porte en même temps que lui.

Puis roulait, comme un torrent plein de houle et de rumeurs, toute

la population à laquelle j’étais mêlé.

Au bout d’une minute de marche à peu près, nous arrivâmes à

l’impasse des Sergents. — C’était une petite ruelle située à gauche de

la Grande­Rue, et qui allait en descendant jusqu’à une grande porte

de bois délabrée, s’ouvrant à la fois par deux grands battants, et une

petite porte, découpée dans un des deux grands battants.

Cette petite porte ne tenait plus qu’à un gond.

Tout, au premier aspect, paraissait calme dans cette maison ; un

rosier fleurissait à la porte, et, près du rosier, sur un banc de pierre ;

un gros chat roux se chauffait avec béatitude au soleil.

En apercevant tout ce monde, en entendant tout ce bruit, il prit

peur, se sauva et disparut par le soupirail d’une cave.

Arrivé à la porte que nous avons décrite ; Jacquemin s’arrêta.

Les gendarmes voulurent le faire entrer de force.

— Monsieur Ledru, dit­il en se retournant, monsieur Ledru, vous

avez promis de ne pas me quitter.

— Eh bien ! me voilà, répondit le maire.

— Votre bras ! votre bras !

Et   il   chancelait   comme   s’il   eût   été   prêt   à   tomber.   M.   Ledru

s’approcha, fit signe aux deux gendarmes de lâcher le prisonnier, et

lui donna le bras.

— Je réponds de lui, dit­il.

Il était évident que, dans ce moment, M. Ledru n’était plus le

20

maire de la commune, poursuivant la punition d’un crime, mais un

philosophe explorant le domaine de l’inconnu.

Seulement,   son   guide   dans   cette   étrange   exploration   était   un

assassin.

Le docteur et le commissaire de police entrèrent les premiers, puis

M. Ledru et Jacquemin ; puis les deux gendarmes, puis quelques

privilégiés au nombre desquels je me trouvais, grâce au contact que