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JeanJacques Rousseau
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Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, et dont
l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes
semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet
homme, ce sera moi.
Moi seul. Je sens mon cœur, et je connais les hommes. Je ne suis
fait comme aucun de ceux que j’ai vus ; j’ose croire n’être fait
comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au
moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule
dans lequel elle m’a jeté, c’est ce dont on ne peut juger qu’après
m’avoir lu.
Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra, je
viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je
dirai hautement : Voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que je
fus. J’ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n’ai rien tu
de mauvais, rien ajouté de bon ; et s’il m’est arrivé d’employer
quelque ornement indifférent, ce n’a jamais été que pour remplir un
vide occasionné par mon défaut de mémoire. J’ai pu supposer vrai ce
que je savais avoir pu l’être, jamais ce que je savais être faux. Je me
suis montré tel que je fus : méprisable et vil quand je l’ai été ; bon,
généreux, sublime, quand je l’ai été : j’ai dévoilé mon intérieur tel
que tu l’as vu toimême. Être éternel, rassemble autour de moi
l’innombrable foule de mes semblables ; qu’ils écoutent mes
confessions, qu’ils gémissent de mes indignités, qu’ils rougissent de
mes misères.
Que chacun d’eux découvre à son tour son cœur au pied de ton
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trône avec la même sincérité, et puis qu’un seul te dise, s’il l’ose : je
fus meilleur que cet hommelà.
Je suis né à Genève, en 1712 d’Isaac Rousseau, Citoyen, et de
Susanne Bernard, Citoyenne. Un bien fort médiocre, à partager entre
quinze enfants, ayant réduit presque à rien la portion de mon père, il
n’avait pour subsister que son métier d’horloger, dans lequel il était à
la vérité fort habile. Ma mère, fille du ministre Bernard, était plus
riche : elle avait de la sagesse et de la beauté. Ce n’était pas sans
peine que mon père l’avait obtenue. Leurs amours avaient commencé
presque avec leur vie ; dès l’âge de huit à neuf ans ils se promenaient
ensemble tous les soirs sur la Treille ; à dix ans ils ne pouvaient plus
se quitter. La sympathie, l’accord des âmes, affermit en eux le
sentiment qu’avait produit l’habitude. Tous deux, nés tendres et
sensibles, n’attendaient que le moment de trouver dans un autre la
même disposition, ou plutôt ce moment les attendait euxmêmes, et
chacun d’eux jeta son cœur dans le premier qui s’ouvrit pour le
recevoir. Le sort, qui semblait contrarier leur passion, ne fit que
l’animer. Le jeune amant ne pouvant obtenir sa maîtresse se
consumait de douleur : elle lui conseilla de voyager pour l’oublier. Il
voyagea sans fruit, et revint plus amoureux que jamais. Il retrouva
celle qu’il aimait tendre et fidèle. Après cette épreuve, il ne restait
qu’à s’aimer toute la vie ; ils le jurèrent, et le ciel bénit leur serment.
Gabriel Bernard, frère de ma mère, devint amoureux d’une des
sœurs de mon père ; mais elle ne consentit à épouser le frère qu’à
condition que son frère épouserait la sœur. L’amour arrangea tout, et
les deux mariages se firent le même jour. Ainsi mon oncle était le
mari de ma tante, et leurs enfants furent doublement mes cousins
germains. Il en naquit un de part et d’autre au bout d’une année ;
ensuite il fallut encore se séparer.
Mon oncle Bernard était ingénieur : il alla servir dans l’Empire et
en Hongrie sous le prince Eugène. Il se distingua au siège et à la
bataille de Belgrade. Mon père, après la naissance de mon frère
unique, partit pour Constantinople, où il était appelé, et devint
horloger du sérail. Durant son absence, la beauté de ma mère, son
esprit, ses talents, lui attirèrent des hommages. M. de la Closure,
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résident de France, fut un des plus empressés à lui en offrir. Il fallait
que sa passion fût vive, puisque au bout de trente ans je l’ai vu
s’attendrir en me parlant d’elle. Ma mère avait plus que de la vertu
pour s’en défendre ; elle aimait tendrement son mari. Elle le pressa
de revenir : il quitta tout, et revint. Je fus le triste fruit de ce retour.
Dix mois après, je naquis infirme et malade. Je coûtai la vie à ma
mère, et ma naissance fut le premier de mes malheurs.
Je n’ai pas su comment mon père supporta cette perte, mais je sais
qu’il ne s’en consola jamais. Il croyait la revoir en moi, sans pouvoir
oublier que je la lui avais ôtée ; jamais il ne m’embrassa que je ne
sentisse à ses soupirs, à ses convulsives étreintes, qu’un regret amer
se mêlait à ses caresses : elles n’en étaient que plus tendres. Quand il
me disait : JeanJacques, parlons de ta mère ; je lui disais : Hé bien !
mon père, nous allons donc pleurer ; et ce mot seul lui tirait déjà des
larmes. Ah ! disaitil en gémissant, rendslamoi, consolemoi d’elle,
remplis le vide qu’elle a laissé dans mon âme. T’aimeraisje ainsi, si
tu n’étais que mon fils ? Quarante ans après l’avoir perdue, il est
mort dans les bras d’une seconde femme, mais le nom de la première
à la bouche, et son image au fond du cœur.
Tels furent les auteurs de mes jours. De tous les dons que le ciel
leur avait départis, un cœur sensible est le seul qu’ils me laissèrent ;
mais il avait fait leur bonheur, et fit tous les malheurs de ma vie.
J’étais né presque mourant ; on espérait peu de me conserver.
J’apportai le germe d’une incommodité que les ans ont renforcée, et
qui maintenant ne me donne quelquefois des relâches que pour me
laisser souffrir plus cruellement d’une autre façon. Une sœur de mon
père, fille aimable et sage, prit si grand soin de moi qu’elle me sauva.
Au moment où j’écris ceci, elle est encore en vie, soignant, à l’âge de
quatrevingts ans, un mari plus jeune qu’elle, mais usé par la boisson.
Chère tante, je vous pardonne de m’avoir fait vivre, et je m’afflige de
ne pouvoir vous rendre à la fin de vos jours les tendres soins que
vous m’avez prodigués au commencement des miens ! J’ai aussi ma
mie Jacqueline encore vivante, saine et robuste. Les mains qui
m’ouvrirent les yeux à ma naissance pourront me les fermer à ma
mort.
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Je sentis avant de penser ; c’est le sort commun de l’humanité. Je
l’éprouvai plus qu’un autre. J’ignore ce que je fis jusqu’à cinq ou six
ans. Je ne sais comment j’appris à lire ; je ne me souviens que de mes
premières lectures et de leur effet sur moi : c’est le temps d’où je date
sans interruption la conscience de moimême. Ma mère avait laissé
des romans ; nous nous mîmes à les lire après souper, mon père et
moi. Il n’était question d’abord que de m’exercer à la lecture par des
livres amusants ; mais bientôt l’intérêt devint si vif que nous lisions
tour à tour sans relâche, et passions les nuits à cette occupation. Nous
ne pouvions jamais quitter qu’à la fin du volume. Quelquefois mon
père, entendant le matin les hirondelles, disait tout honteux : allons
nous coucher ; je suis plus enfant que toi. En peu de temps j’acquis,
par cette dangereuse méthode, non seulement une extrême facilité à
lire et à m’entendre, mais une intelligence unique à mon âge sur les
passions. Je n’avais aucune idée des choses, que tous les sentiments
m’étaient déjà connus. Je n’avais rien conçu, j’avais tout senti. Ces
émotions confuses, que j’éprouvai coup sur coup, n’altéraient point
la raison que je n’avais pas encore ; mais elles m’en formèrent une
d’une autre trempe, et me donnèrent de la vie humaine des notions
bizarres et romanesques, dont l’expérience et la réflexion n’ont
jamais bien pu me guérir.
Les romans finirent avec l’été de 1719. L’hiver suivant, ce fut
autre chose.
La bibliothèque de ma mère épuisée, on eut recours à la portion de
celle de son père qui nous était échue. Heureusement il s’y trouva de
bons livres ; et cela ne pouvait guère être autrement, cette
bibliothèque ayant été formée par un Ministre, à la vérité, et savant
même, car c’était la mode alors, mais homme de goût et d’esprit.
L’Histoire de l’Eglise et de l’Empire par le Sueur, le Discours de
Bossuet sur l’histoire universelle, les Hommes illustres de Plutarque,
L’Histoire de Venise par Nani, les Métamorphoses d’Ovide, la
Bruyère, les Mondes de Fontenelle, ses Dialogues des morts, et
quelques tomes de Molière, furent transportés dans le cabinet de mon
père, et je les lui lisais tous les jours durant son travail. J’y pris un
goût rare, et peutêtre unique à cet âge. Plutarque surtout devint ma
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lecture favorite. Le plaisir que je prenais à le relire sans cesse me
guérit un peu des romans, et je préférai bientôt Agésilas, Brutus,
Aristide, à Orondate, Artamène et Juba. De ces intéressantes lectures,
des entretiens qu’elles occasionnaient entre mon père et moi, se
forma cet esprit libre et républicain, ce caractère indomptable et fier,
impatient de joug et de servitude, qui m’a tourmenté tout le temps de
ma vie dans les situations les moins propres à lui donner l’essor. Sans
cesse occupé de Rome et d’Athènes, vivant pour ainsi dire avec leurs
grands hommes, né moimême Citoyen d’une République, et fils
d’un père dont l’amour de la patrie était la plus forte passion, je m’en
enflammais à son exemple, je me croyais Grec ou Romain ; je
devenais le personnage dont je lisais la vie : le récit des traits de
constance et d’intrépidité qui m’avaient frappé me rendait les yeux
étincelants et la voix forte. Un jour que je racontais à table l’aventure
de Scévola, on fut effrayé de me voir avancer et tenir la main sur un
réchaud pour représenter son action.
J’avais un frère plus âgé que moi de sept ans. Il apprenait la
profession de mon père. L’extrême affection qu’on avait pour moi le
faisait un peu négliger ; et ce n’est pas cela que j’approuve. Son
éducation se sentit de cette négligence. Il prit le train du libertinage,
même avant l’âge d’être un vrai libertin. On le mit chez un autre
maître, d’où il faisait des escapades comme il en avait fait de la
maison paternelle. Je ne le voyais presque point ; à peine puisje dire
avoir fait connaissance avec lui ; mais je ne laissais pas de l’aimer
tendrement, et il m’aimait autant qu’un polisson peut aimer quelque
chose. Je me souviens qu’une fois que mon père le châtiait rudement
et avec colère, je me jetai impétueusement entre eux deux,
l’embrassant étroitement. Je le couvris ainsi de mon corps, recevant
les coups qui lui étaient portés ; et je m’obstinai si bien dans cette
attitude, qu’il fallut enfin que mon père lui fît grâce, soit désarmé par
mes cris et mes larmes, soit pour ne pas me maltraiter plus que lui.
Enfin mon frère tourna si mal qu’il s’enfuit et disparut tout à fait.
Quelque temps après on sut qu’il était en Allemagne. Il n’écrivit pas
une seule fois.
On n’a plus eu de ses nouvelles depuis ce tempslà ; et voilà
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comment je suis demeuré fils unique.
Si ce pauvre garçon fut élevé négligemment, il n’en fut pas ainsi
de son frère ; et les enfants des rois ne sauraient être soignés avec
plus de zèle que je le fus durant mes premiers ans, idolâtré de tout ce
qui m’environnait, et toujours, ce qui est bien plus rare, traité en
enfant chéri, jamais en enfant gâté. Jamais une seule fois, jusqu’à ma
sortie de la maison paternelle, on ne m’a laissé courir seul dans la rue
avec les autres enfants ; jamais on n’eut à réprimer en moi ni à
satisfaire aucune de ces fantasques humeurs qu’on impute à la nature,
et qui naissent toutes de la seule éducation. J’avais les défauts de
mon âge ; j’étais babillard, gourmand, quelquefois menteur. J’aurais
volé des fruits, des bonbons, de la mangeaille ; mais jamais je n’ai
pris plaisir à faire du mal, du dégât, à charger les autres, à tourmenter
de pauvres animaux. Je me souviens pourtant d’avoir une fois pissé
dans la marmite d’une de nos voisines, appelée madame Clot, tandis
qu’elle était au prêche. J’avoue même que ce souvenir me fait encore
rire, parce que madame Clot, bonne femme au demeurant, était bien
la vieille la plus grognon que je connus de ma vie. Voilà la courte et
véridique histoire de tous mes méfaits enfantins.
Comment seraisje devenu méchant, quand je n’avais sous les
yeux que des exemples de douceur, et autour de moi que les
meilleures gens du monde ?
Mon père, ma tante, ma mie, mes parents, nos amis, nos voisins,
tout ce qui m’environnait ne m’obéissait pas à la vérité, mais
m’aimait ; et moi je les aimais de même. Mes volontés étaient si peu
excitées et si peu contrariées qu’il ne me venait pas dans l’esprit d’en
avoir. Je puis jurer que, jusqu’à mon asservissement sous un maître,
je n’ai pas su ce que c’était qu’une fantaisie. Hors le temps que je
passais à lire ou écrire auprès de mon père, et celui où ma mie me
menait promener, j’étais toujours avec ma tante, à la voir broder, à
l’entendre chanter, assis ou debout à côté d’elle ; et j’étais content.
Son enjouement, sa douceur, sa figure agréable, m’ont laissé de si
fortes impressions, que je vois encore son air, son regard, son
attitude : je me souviens de ses petits propos caressants ; je dirais
comment elle était vêtue et coiffée, sans oublier les deux crochets
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que ses cheveux noirs faisaient sur ses tempes, selon la mode de ce
tempslà.
Je suis persuadé que je lui dois le goût ou plutôt la passion pour la
musique, qui ne s’est bien développée en moi que longtemps après.
Elle savait une quantité prodigieuse d’airs et de chansons qu’elle
chantait avec un filet de voix fort douce. La sérénité d’âme de cette
excellente fille éloignait d’elle et de tout ce qui l’environnait la
rêverie et la tristesse. L’attrait que son chant avait pour moi fut tel,
que non seulement plusieurs de ses chansons me sont toujours restées
dans la mémoire, mais qu’il m’en revient même, aujourd’hui que je
l’ai perdue, qui, totalement oubliées depuis mon enfance, se retracent
à mesure que je vieillis, avec un charme que je ne puis exprimer.
Diraiton que moi, vieux radoteur, rongé de soucis et de peines, je
me surprends quelquefois à pleurer comme un enfant, en marmottant
ces petits airs d’une voix déjà cassée et tremblante ? Il y en a un
surtout qui m’est bien revenu tout entier quant à l’air ; mais la
seconde moitié des paroles s’est constamment refusée à tous mes
efforts pour me la rappeler, quoiqu’il m’en revienne confusément les
rimes. Voici le commencement, et ce que j’ai pu me rappeler du
reste :
Tircis, je n’ose
Écouter ton chalumeau
Sous l’ormeau ;
Car on en cause
Déjà dans notre hameau…
… un berger
… s’engager
… sans danger ;
Et toujours l’épine est sous la rose.
Je cherche où est le charme attendrissant que mon cœur trouve à
cette chanson : c’est un caprice auquel je ne comprends rien ; mais il
m’est de toute impossibilité de la chanter jusqu’à la fin sans être
arrêté par mes larmes. J’ai cent fois projeté d’écrire à Paris pour faire
chercher le reste des paroles, si tant est que quelqu’un les connaisse
encore. Mais je suis presque sûr que le plaisir que je prends à me
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rappeler cet air s’évanouirait en partie, si j’avais la preuve que
d’autres que ma pauvre tante Suson l’ont chanté.
Telles furent les premières affections de mon entrée à la vie ; ainsi
commençait à se former ou à se montrer en moi ce cœur à la fois si
fier et si tendre, ce caractère efféminé, mais pourtant indomptable,
qui, flottant toujours entre la faiblesse et le courage, entre la mollesse
et la vertu, m’a jusqu’au bout mis en contradiction avec moimême,
et a fait que l’abstinence et la jouissance, le plaisir et la sagesse,
m’ont également échappé.
Ce train d’éducation fut interrompu par un accident dont les suites
ont influé sur le reste de ma vie. Mon père eut un démêlé avec un M.
Gautier, capitaine en France, et apparenté dans le Conseil. Ce
Gautier, homme insolent et lâche, saigna du nez, et, pour se venger,
accusa mon père d’avoir mis l’épée à la main dans la Ville. Mon
père, qu’on voulut envoyer en prison, s’obstinait à vouloir que, selon
la loi, l’accusateur y entrât aussi bien que lui : n’ayant pu l’obtenir, il
aima mieux sortir de Genève et s’expatrier pour le reste de sa vie,
que de céder sur un point où l’honneur et la liberté lui paraissaient
compromis.
Je restai sous la tutelle de mon oncle Bernard, alors employé aux
fortifications de Genève. Sa fille aînée était morte, mais il avait un
fils de même âge que moi. Nous fûmes mis ensemble à Bossey en
pension chez le Ministre Lambercier, pour y apprendre, avec le latin,
tout le menu fatras dont on l’accompagne sous le nom d’éducation.
Deux ans passés au village adoucirent un peu mon âpreté romaine,
et me ramenèrent à l’état d’enfant. À Genève, où l’on ne m’imposait
rien, j’aimais l’application, la lecture ; c’était presque mon seul
amusement. À Bossey, le travail me fit aimer les jeux qui lui
servaient de relâche. La campagne était pour moi si nouvelle que je
ne pouvais me lasser d’en jouir. Je pris pour elle un goût si vif, qu’il
n’a jamais pu s’éteindre. Le souvenir des jours heureux que j’y ai
passés m’a fait regretter son séjour et ses plaisirs dans tous les âges,
jusqu’à celui qui m’y a ramené. M. Lambercier était un homme fort
raisonnable, qui, sans négliger notre instruction, ne nous chargeait
point de devoirs extrêmes. La preuve qu’il s’y prenait bien est que,
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malgré mon aversion pour la gêne, je ne me suis jamais rappelé avec
dégoût mes heures d’étude, et que, si je n’appris pas de lui beaucoup
de choses, ce que j’appris je l’appris sans peine, et n’en ai rien
oublié.
La simplicité de cette vie champêtre me fit un bien d’un prix
inestimable, en ouvrant mon cœur à l’amitié. Jusqu’alors je n’avais
connu que des sentiments élevés, mais imaginaires. L’habitude de
vivre ensemble dans un état paisible m’unit tendrement à mon cousin
Bernard. En peu de temps j’eus pour lui des sentiments plus
affectueux que ceux que j’avais eus pour mon frère, et qui ne se sont
jamais effacés. C’était un grand garçon fort efflanqué, fort fluet,
aussi doux d’esprit que faible de corps, et qui n’abusait pas trop de la
prédilection qu’on avait pour lui dans la maison, comme fils de mon
tuteur.
Nos travaux, nos amusements, nos goûts étaient les mêmes : nous
étions seuls, nous étions de même âge, chacun des deux avait besoin
d’un camarade ; nous séparer était, en quelque sorte, nous anéantir.
Quoique nous eussions peu d’occasions de faire preuve de notre
attachement l’un pour l’autre, il était extrême ; et non seulement nous
ne pouvions vivre un instant séparés, mais nous n’imaginions pas que
nous puissions jamais l’être. Tous deux d’un esprit facile à céder aux
caresses, complaisants quand on ne voulait pas nous contraindre,
nous étions toujours d’accord sur tout. Si, par la faveur de ceux qui
nous gouvernaient, il avait sur moi quelque ascendant sous leurs
yeux, quand nous étions seuls j’en avais un sur lui qui rétablissait
l’équilibre. Dans nos études, je lui soufflais sa leçon quand il
hésitait ; quand mon thème était fait, je lui aidais à faire le sien, et,
dans nos amusements, mon goût plus actif lui servait toujours de
guide. Enfin nos deux caractères s’accordaient si bien, et l’amitié qui
nous unissait était si vraie, que, dans plus de cinq ans que nous fumes
presque inséparables, tant à Bossey qu’à Genève, nous nous battîmes
souvent, je l’avoue, mais jamais on n’eut besoin de nous séparer,
jamais une de nos querelles ne dura plus d’un quart d’heure, et
jamais nous ne portâmes l’un contre l’autre aucune accusation. Ces
remarques sont, si l’on veut, puériles, mais il en résulte pourtant un
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exemple peutêtre unique depuis qu’il existe des enfants.
La manière dont je vivais à Bossey me convenait si bien, qu’il ne
lui a manqué que de durer plus longtemps pour fixer absolument mon
caractère. Les sentiments tendres, affectueux, paisibles, en faisaient
le fond. Je crois que jamais individu de notre espèce n’eut
naturellement moins de vanité que moi. Je m’élevais par élans à des
mouvements sublimes, mais je retombais aussitôt dans ma langueur.
Etre aimé de tout ce qui m’approchait était le plus vif de mes désirs.
J’étais doux, mon cousin l’était ; ceux qui nous gouvernaient l’étaient
euxmêmes. Pendant deux ans entiers je ne fus ni témoin ni victime
d’un sentiment violent. Tout nourrissait dans mon cœur les
dispositions qu’il reçut de la nature. Je ne connaissais rien d’aussi
charmant que de voir tout le monde content de moi et de toute chose.
Je me souviendrai toujours qu’au temple, répondant au catéchisme,
rien ne me troublait plus, quand il m’arrivait d’hésiter, que de voir
sur le visage de mademoiselle Lambercier des marques d’inquiétude
et de peine. Cela seul m’affligeait plus que la honte de manquer en
public, qui m’affectait pourtant extrêmement : car, quoique peu
sensible aux louanges, je le fus toujours beaucoup à la honte ; et je
puis dire ici que l’attente des réprimandes de mademoiselle
Lambercier me donnait moins d’alarmes que la crainte de la
chagriner.
Cependant elle ne manquait pas au besoin de sévérité, non plus
que son frère ; mais comme cette sévérité, presque toujours juste,
n’était jamais emportée, je m’en affligeais et ne m’en mutinais point.
J’étais plus fâché de déplaire que d’être puni, et le signe du
mécontentement m’était plus cruel que la peine afflictive. Il est
embarrassant de m’expliquer mieux, mais cependant il le faut. Qu’on
changerait de méthode avec la jeunesse, si l’on voyait mieux les
effets éloignés de celle qu’on emploie toujours indistinctement, et
souvent indiscrètement ! La grande leçon qu’on peut tirer d’un
exemple aussi commun que funeste me fait résoudre à le donner.
Comme mademoiselle Lambercier avait pour nous l’affection
d’une mère, elle en avait aussi l’autorité, et la portait quelquefois
jusqu’à nous infliger la punition des enfants quand nous l’avions
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méritée. Assez longtemps elle s’en tint à la menace, et cette menace
d’un châtiment tout nouveau pour moi me semblait très effrayante ;
mais après l’exécution, je la trouvai moins terrible à l’épreuve que
l’attente ne l’avait été : et ce qu’il y a de plus bizarre est que ce
châtiment m’affectionna davantage encore à celle qui me l’avait
imposé. Il fallait même toute la vérité de cette affection et toute ma
douceur naturelle pour m’empêcher de chercher le retour du même
traitement en le méritant ; car j’avais trouvé dans la douleur, dans la
honte même, un mélange de sensualité qui m’avait laissé plus de
désir que de crainte de l’éprouver derechef par la même main. Il est
vrai que, comme il se mêlait sans doute à cela quelque instinct
précoce du sexe, le même châtiment reçu de son frère ne m’eût point
du tout paru plaisant.
Mais, de l’humeur dont il était, cette substitution n’était guère à
craindre : et si je m’abstenais de mériter la correction, c’était
uniquement de peur de fâcher mademoiselle Lambercier ; car tel est
en moi l’empire de la bienveillance, et même de celle que les sens
ont fait naître, qu’elle leur donna toujours la loi dans mon cœur.
Cette récidive, que j’éloignais sans la craindre, arriva sans qu’il y
eût de ma faute, c’estàdire de ma volonté, et j’en profitai, je puis
dire, en sûreté de conscience. Mais cette seconde fois fut aussi la
dernière ; car mademoiselle Lambercier, s’étant aperçue à quelque
signe que ce châtiment n’allait pas à son but, déclara qu’elle y
renonçait, et qu’il la fatiguait trop. Nous avions jusquelà couché
dans sa chambre, et même en hiver quelquefois dans son lit. Deux
jours après on nous fit coucher dans une autre chambre, et j’eus
désormais l’honneur, dont je me serais bien passé, d’être traité par
elle en grand garçon.
Qui croirait que ce châtiment d’enfant, reçu à huit ans par la main
d’une fille de trente, a décidé de mes goûts, de mes désirs, de mes
passions, de moi pour le reste de ma vie, et cela précisément dans le
sens contraire à ce qui devait s’ensuivre naturellement ? En même
temps que mes sens furent allumés, mes désirs prirent si bien le
change, que, bornés à ce que j’avais éprouvé, ils ne s’avisèrent point
de chercher autre chose. Avec un sang brûlant de sensualité presque
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dès ma naissance, je me conservai pur de toute souillure jusqu’à l’âge
où les tempéraments les plus froids et les plus tardifs se développent.
Tourmenté longtemps sans savoir de quoi, je dévorais d’un œil
ardent les belles personnes ; mon imagination me les rappelait sans
cesse, uniquement pour les mettre en œuvre à ma mode, et en faire
autant de demoiselles Lambercier.
Même après l’âge nubile, ce goût bizarre, toujours persistant et
porté jusqu’à la dépravation, jusqu’à la folie, m’a conservé les mœurs
honnêtes qu’il semblerait avoir dû m’ôter. Si jamais éducation fut
modeste et chaste, c’est assurément celle que j’ai reçue. Mes trois
tantes n’étaient pas seulement des personnes d’une sagesse
exemplaire, mais d’une réserve que depuis longtemps les femmes ne
connaissent plus. Mon père, homme de plaisir, mais galant à la vieille
mode, n’a jamais tenu, près des femmes qu’il aimait le plus, des
propos dont une vierge eût pu rougir ; et jamais on n’a poussé plus
loin que dans ma famille et devant moi le respect qu’on doit aux
enfants. Je ne trouvai pas moins d’attention chez M. Lambercier sur
le même article ; et une fort bonne servante y fut mise à la porte pour
un mot un peu gaillard qu’elle avait prononcé devant nous. Non
seulement je n’eus jusqu’à mon adolescence aucune idée distincte de
l’union des sexes, mais jamais cette idée confuse ne s’offrit à moi
que sous une image odieuse et dégoûtante. J’avais pour les filles
publiques une horreur qui ne s’est jamais effacée : je ne pouvais voir
un débauché sans dédain, sans effroi même ; car mon aversion pour
la débauche allait jusquelà, depuis qu’allant un jour au petit
Sacconex par un chemin creux, je vis, des deux côtés, des cavités
dans la terre, où l’on me dit que ces genslà faisaient leurs
accouplements.
Ce que j’avais vu de ceux des chiennes me revenait aussi toujours
à l’esprit en pensant aux autres, et le cœur me soulevait à ce seul
souvenir.
Ces préjugés de l’éducation, propres par euxmêmes à retarder les
premières explosions d’un tempérament combustible, furent aidés,
comme j’ai dit, par la diversion que firent sur moi les premières
pointes de la sensualité. N’imaginant que ce que j’avais senti, malgré
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des effervescences de sang très incommodes, je ne savais porter mes
désirs que vers l’espèce de volupté qui m’était connue, sans aller
jamais jusqu’à celle qu’on m’avait rendue haïssable, et qui tenait de
si près à l’autre sans que j’en eusse le moindre soupçon. Dans mes
sottes fantaisies, dans mes érotiques fureurs, dans les actes
extravagants auxquels elles me portaient quelquefois, j’empruntais
imaginairement le secours de l’autre sexe, sans penser jamais qu’il
fût propre à nul autre usage qu’à celui que je brûlais d’en tirer.
Non seulement donc c’est ainsi qu’avec un tempérament très
ardent, très lascif, très précoce, je passai toutefois l’âge de puberté
sans désirer, sans connaître d’autres plaisirs des sens que ceux dont
mademoiselle Lambercier m’avait très innocemment donné l’idée ;
mais quand enfin le progrès des ans m’eut fait homme, c’est encore
ainsi que ce qui devait me perdre me conserva.
Mon ancien goût d’enfant, au lieu de s’évanouir, s’associa
tellement à l’autre que je ne pus jamais l’écarter des désirs allumés
par mes sens ; et cette folie, jointe à ma timidité naturelle, m’a
toujours rendu très peu entreprenant près des femmes, faute d’oser
tout dire ou de pouvoir tout faire, l’espèce de jouissance dont l’autre
n’était pour moi que le dernier terme ne pouvant être usurpée par
celui qui la désire, ni devinée par celle qui peut l’accorder. J’ai ainsi
passé ma vie à convoiter et me taire auprès des personnes que
j’aimais le plus. N’osant jamais déclarer mon goût, je l’amusais du
moins par des rapports qui m’en conservaient l’idée. Être aux genoux
d’une maîtresse impérieuse, obéir à ses ordres, avoir des pardons à
lui demander, étaient pour moi de très douces jouissances ; et plus
ma vive imagination m’enflammait le sang, plus j’avais l’air d’un
amant transi. On conçoit que cette manière de faire l’amour n’amène
pas des progrès bien rapides, et n’est pas fort dangereuse à la vertu de
celles qui en sont l’objet. J’ai donc fort peu possédé, mais je n’ai pas
laissé de jouir beaucoup à ma manière, c’estàdire par l’imagination.
Voilà comment mes sens, d’accord avec mon humeur timide et mon
esprit romanesque, m’ont conservé des sentiments purs et des mœurs
honnêtes, par les mêmes goûts qui, peutêtre avec un peu plus
d’effronterie, m’auraient plongé dans les plus brutales voluptés.
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J’ai fait le premier pas et le plus pénible dans le labyrinthe obscur
et fangeux de mes confessions.
Ce n’est pas ce qui est criminel qui coûte le plus à dire, c’est ce
qui est ridicule et honteux. Dès à présent je suis sûr de moi ; après ce
que je viens d’oser dire, rien ne peut plus m’arrêter. On peut juger de
ce qu’ont pu me coûter de semblables aveux, sur ce que, dans tout le
cours de ma vie, emporté quelquefois près de celles que j’aimais par
les fureurs d’une passion qui m’ôtait la faculté de voir, d’entendre,
hors de sens et saisi d’un tremblement convulsif dans tout mon corps,
jamais je n’ai pu prendre sur moi de leur déclarer ma folie, et
d’implorer d’elles, dans la plus intime familiarité, la seule faveur qui
manquait aux autres. Cela ne m’est jamais arrivé qu’une fois dans
l’enfance avec une enfant de mon âge, encore futce elle qui en fit la
première proposition.
En remontant de cette sorte aux premières traces de mon être
sensible, je trouve des éléments qui, semblant quelquefois
incompatibles, n’ont pas laissé de s’unir pour produire avec force un
effet uniforme et simple ; et j’en trouve d’autres qui, les mêmes en
apparence, ont formé, par le concours de certaines circonstances, de
si différentes combinaisons, qu’on n’imaginerait jamais qu’ils
eussent entre eux aucun rapport. Qui croirait, par exemple, qu’un des
ressorts les plus vigoureux de mon âme fut trempé dans la même
source d’où la luxure et la mollesse ont coulé dans mon sang ? Sans
quitter le sujet dont je viens de parler, on en va voir sortir une
impression bien différente.
J’étudiais un jour seul ma leçon dans la chambre contiguë à la
cuisine. La servante avait mis sécher à la plaque les peignes de
mademoiselle Lambercier. Quand elle revint les prendre, il s’en
trouva un dont tout un côté de dents était brisé. À qui s’en prendre de
ce dégât ? personne autre que moi n’était entré dans la chambre. On
m’interroge : je nie d’avoir touché le peigne. M. et mademoiselle
Lambercier se réunissent, m’exhortent, me pressent, me menacent :
je persiste avec opiniâtreté ; mais la conviction était trop forte, elle
l’emporta sur toutes mes protestations, quoique ce fût la première
fois qu’on m’eût trouvé tant d’audace à mentir. La chose fut prise au
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sérieux ; elle méritait de l’être. La méchanceté, le mensonge,
l’obstination, parurent également dignes de punition ; mais pour le
coup ce ne fut pas par mademoiselle Lambercier qu’elle me fut
infligée. On écrivit à mon oncle Bernard : il vint. Mon pauvre cousin
était chargé d’un autre délit non moins grave ; nous fûmes
enveloppés dans la même exécution. Elle fut terrible. Quand,
cherchant le remède dans le mal même, on eut voulu pour jamais
amortir mes sens dépravés, on n’aurait pu mieux s’y prendre. Aussi
me laissèrentils en repos pour longtemps.
On ne put m’arracher l’aveu qu’on exigeait. Repris à plusieurs
fois et mis dans l’état le plus affreux, je fus inébranlable. J’aurais
souffert la mort, et j’y étais résolu. Il fallut que la force même cédât
au diabolique entêtement d’un enfant ; car on n’appela pas autrement
ma constance.
Enfin je sortis de cette cruelle épreuve en pièces, mais triomphant.
Il y a maintenant près de cinquante ans de cette aventure, et je n’ai
pas peur d’être puni derechef pour le même fait ; hé bien ! je déclare
à la face du ciel que j’en étais innocent, que je n’avais ni cassé ni
touché le peigne, que je n’avais pas approché de la plaque, et que je
n’y avais pas même songé. Qu’on ne me demande pas comment le
dégât se fit, je l’ignore et ne le puis comprendre ; ce que je sais très
certainement, c’est que j’en étais innocent.
Qu’on se figure un caractère timide et docile dans la vie ordinaire,
mais ardent, fier, indomptable dans les passions ; un enfant toujours
gouverné par la voix de la raison, toujours traité avec douceur,
équité, complaisance, qui n’avait pas même l’idée de l’injustice, et
qui pour la première fois en éprouve une si terrible de la part
précisément des gens qu’il chérit et qu’il respecte le plus : quel
renversement d’idées ! quel désordre de sentiments ! quel
bouleversement dans son cœur, dans sa cervelle, dans tout son petit
être intelligent et moral ! Je dis qu’on s’imagine tout cela, s’il est
possible ; car pour moi je ne me sens pas capable de démêler, de
suivre la moindre trace de ce qui se passait alors en moi.
Je n’avais pas encore assez de raison pour sentir combien les
apparences me condamnaient, et pour me mettre à la place des autres.
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Je me tenais à la mienne, et tout ce que je sentais, c’était la rigueur
d’un châtiment effroyable pour un crime que je n’avais pas commis.
La douleur du corps, quoique vive, m’était peu sensible ; je ne
sentais que l’indignation, la rage, le désespoir. Mon cousin, dans un
cas à peu près semblable, et qu’on avait puni d’une faute involontaire
comme d’un acte prémédité, se mettait en fureur à mon exemple, et
se montait, pour ainsi dire, à mon unisson. Tous deux dans le même
lit, nous nous embrassions avec des transports convulsifs, nous
étouffions ; et quand nos jeunes cœurs un peu soulagés pouvaient
exhaler leur colère, nous nous levions sur notre séant, et nous nous
mettions tous deux à crier cent fois de toute notre force : Carnifex !
carnifex ! carnifex !
Je sens en écrivant ceci que mon pouls s’élève encore ; ces
moments me seront toujours présents, quand je vivrais cent mille ans.
Ce premier sentiment de la violence et de l’injustice est resté si
profondément gravé dans mon âme, que toutes les idées qui s’y
rapportent me rendent ma première émotion ; et ce sentiment, relatif
à moi dans son origine, a pris une telle consistance en luimême, et
s’est tellement détaché de tout intérêt personnel, que mon cœur
s’enflamme au spectacle ou au récit de toute action injuste, quel
qu’en soit l’objet et en quelque lieu qu’elle se commette, comme si
l’effet en retombait sur moi. Quand je lis les cruautés d’un tyran
féroce, les subtiles noirceurs d’un fourbe de prêtre, je partirais
volontiers pour aller poignarder ces misérables, dusséje cent fois y
périr. Je me suis souvent mis en nage à poursuivre à la course ou à
coups de pierre un coq, une vache, un chien, un animal que je voyais
en tourmenter un autre, uniquement parce qu’il se sentait le plus fort.
Ce mouvement peut m’être naturel, et je crois qu’il l’est ; mais le
souvenir profond de la première injustice que j’ai soufferte y fut trop
longtemps et trop fortement lié pour ne l’avoir pas beaucoup
renforcé.
Là fut le terme de la sérénité de ma vie enfantine. Dès ce moment
je cessai de jouir d’un bonheur pur, et je sens aujourd’hui même que
le souvenir des charmes de mon enfance s’arrête là. Nous restâmes
encore à Bossey quelques mois. Nous y fûmes comme on nous
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représente le premier homme encore dans le paradis terrestre, mais
ayant cessé d’en jouir : c’était en apparence la même situation, et en
effet une tout autre manière d’être. L’attachement, le respect,
l’intimité, la confiance, ne liaient plus les élèves à leurs guides ; nous
ne les regardions plus comme des dieux qui lisaient dans nos cœurs :
nous étions moins honteux de mal faire et plus craintifs d’être
accusés : nous commencions à nous cacher, à nous mutiner, à mentir.
Tous les vices de notre âge corrompaient notre innocence et
enlaidissaient nos jeux. La campagne même perdit à nos yeux cet
attrait de douceur et de simplicité qui va au cœur : elle nous semblait
déserte et sombre ; elle s’était comme couverte d’un voile qui nous
en cachait les beautés. Nous cessâmes de cultiver nos petits jardins,
nos herbes, nos fleurs.
Nous n’allions plus gratter légèrement la terre, et crier de joie en
découvrant le germe du grain que nous avions semé.
Nous nous dégoûtâmes de cette vie ; on se dégoûta de nous ; mon
oncle nous retira, et nous nous séparâmes de M. et mademoiselle
Lambercier, rassasiés les uns des autres, et regrettant peu de nous
quitter.
Près de trente ans se sont passés depuis ma sortie de Bossey, sans
que je m’en sois rappelé le séjour d’une manière agréable par des
souvenirs un peu liés : mais depuis qu’ayant passé l’âge mûr je
décline vers la vieillesse, je sens que ces mêmes souvenirs renaissent
tandis que les autres s’effacent, et se gravent dans ma mémoire avec
des traits dont le charme et la force augmentent de jour en jour ;
comme si, sentant déjà la vie qui s’échappe, je cherchais à la ressaisir
par ses commencements. Les moindres faits de ce tempslà me
plaisent par cela seul qu’ils sont de ce tempslà. Je me rappelle toutes
les circonstances des lieux, des personnes, des heures. Je vois la
servante ou le valet agissant dans la chambre, une hirondelle entrant
par la fenêtre, une mouche se poser sur ma main tandis que je récitais
ma leçon : je vois tout l’arrangement de la chambre où nous étions ;
le cabinet de M. Lambercier à main droite, une estampe représentant
tous les papes, un baromètre, un grand calendrier, des framboisiers
qui, d’un jardin fort élevé dans lequel la maison s’enfonçait sur le
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derrière, venaient ombrager la fenêtre et passaient quelquefois
jusqu’en dedans. Je sais bien que le lecteur n’a pas grand besoin de
savoir tout cela, mais j’ai besoin moi de le lui dire.
Que n’oséje lui raconter de même toutes les petites anecdotes de
cet heureux âge, qui me font encore tressaillir d’aise quand je me les
rappelle ! cinq ou six surtout… Composons. Je vous fais grâce des
cinq ; mais j’en veux une, une seule, pourvu qu’on me la laisse
conter le plus longuement qu’il me sera possible, pour prolonger mon
plaisir.
Si je ne cherchais que le vôtre, je pourrais choisir celle du derrière
de mademoiselle Lambercier, qui, par une malheureuse culbute au
bas du pré, fut étalé tout en plein devant le roi de Sardaigne à son
passage : mais celle du noyer de la terrasse est plus amusante pour
moi qui fus acteur, au lieu que je ne fus que spectateur de la culbute ;
et j’avoue que je ne trouvai pas le moindre mot pour rire à un
accident qui, bien que comique en luimême, m’alarmait pour une
personne que j’aimais comme une mère, et peutêtre plus.
O vous, lecteurs curieux de la grande histoire du noyer de la
terrasse, écoutezen l’horrible tragédie, et vous abstenez de frémir si
vous pouvez !
Il y avait, hors la porte de la cour, une terrasse à gauche en
entrant, sur laquelle on allait souvent s’asseoir l’aprèsmidi, mais qui
n’avait point d’ombre. Pour lui en donner, M. Lambercier y fit
planter un noyer. La plantation de cet arbre se fit avec solennité : les