1

Les Confessions

Jean­Jacques Rousseau

2

LIVRE PREMIER : 1712 – 1728

Je   forme   une   entreprise   qui   n’eut   jamais   d’exemple,   et   dont

l’exécution   n’aura   point   d’imitateur.   Je   veux   montrer   à   mes

semblables   un   homme   dans   toute   la   vérité   de   la   nature ;   et   cet

homme, ce sera moi.

Moi seul. Je sens mon cœur, et je connais les hommes. Je ne suis

fait   comme   aucun   de   ceux   que   j’ai   vus ;   j’ose   croire   n’être   fait

comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au

moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule

dans lequel elle m’a jeté, c’est ce dont on ne peut juger qu’après

m’avoir lu.

Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra, je

viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je

dirai hautement : Voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que je

fus. J’ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n’ai rien tu

de   mauvais,   rien   ajouté   de   bon ;   et   s’il   m’est   arrivé   d’employer

quelque ornement indifférent, ce n’a jamais été que pour remplir un

vide occasionné par mon défaut de mémoire. J’ai pu supposer vrai ce

que je savais avoir pu l’être, jamais ce que je savais être faux. Je me

suis montré tel que je fus : méprisable et vil quand je l’ai été ; bon,

généreux, sublime, quand je l’ai été : j’ai dévoilé mon intérieur tel

que   tu   l’as   vu   toi­même.   Être   éternel,   rassemble   autour   de   moi

l’innombrable   foule   de   mes   semblables ;   qu’ils   écoutent   mes

confessions, qu’ils gémissent de mes indignités, qu’ils rougissent de

mes misères.

Que chacun d’eux découvre à son tour son cœur au pied de ton

3

trône avec la même sincérité, et puis qu’un seul te dise, s’il l’ose : je

fus meilleur que cet homme­là.

Je suis né à Genève, en 1712 d’Isaac Rousseau, Citoyen, et de

Susanne Bernard, Citoyenne. Un bien fort médiocre, à partager entre

quinze enfants, ayant réduit presque à rien la portion de mon père, il

n’avait pour subsister que son métier d’horloger, dans lequel il était à

la vérité fort habile. Ma mère, fille du ministre Bernard, était plus

riche : elle avait de la sagesse et de la beauté. Ce n’était pas sans

peine que mon père l’avait obtenue. Leurs amours avaient commencé

presque avec leur vie ; dès l’âge de huit à neuf ans ils se promenaient

ensemble tous les soirs sur la Treille ; à dix ans ils ne pouvaient plus

se   quitter.   La   sympathie,   l’accord   des   âmes,   affermit   en   eux   le

sentiment   qu’avait   produit   l’habitude.   Tous   deux,   nés   tendres   et

sensibles, n’attendaient que le moment de trouver dans un autre la

même disposition, ou plutôt ce moment les attendait eux­mêmes, et

chacun d’eux jeta son cœur dans le  premier  qui s’ouvrit pour le

recevoir.  Le   sort,  qui  semblait   contrarier  leur   passion,   ne  fit   que

l’animer.   Le   jeune   amant   ne   pouvant   obtenir   sa   maîtresse   se

consumait de douleur : elle lui conseilla de voyager pour l’oublier. Il

voyagea sans fruit, et revint plus amoureux que jamais. Il retrouva

celle qu’il aimait tendre et fidèle. Après cette épreuve, il ne restait

qu’à s’aimer toute la vie ; ils le jurèrent, et le ciel bénit leur serment.

Gabriel Bernard, frère de ma mère, devint amoureux d’une des

sœurs de mon père ; mais elle ne consentit à épouser le frère qu’à

condition que son frère épouserait la sœur. L’amour arrangea tout, et

les deux mariages se firent le même jour. Ainsi mon oncle était le

mari de ma tante, et leurs enfants furent doublement mes cousins

germains. Il en naquit un de part et d’autre au bout d’une année ;

ensuite il fallut encore se séparer.

Mon oncle Bernard était ingénieur : il alla servir dans l’Empire et

en Hongrie sous le prince Eugène. Il se distingua au siège et à la

bataille   de   Belgrade.   Mon   père,   après   la   naissance   de   mon   frère

unique,   partit   pour   Constantinople,   où   il   était   appelé,   et   devint

horloger du sérail. Durant son absence, la beauté de ma mère, son

esprit, ses talents, lui attirèrent des hommages. M. de la Closure,

4

résident de France, fut un des plus empressés à lui en offrir. Il fallait

que sa passion fût vive, puisque au bout de trente ans je l’ai vu

s’attendrir en me parlant d’elle. Ma mère avait plus que de la vertu

pour s’en défendre ; elle aimait tendrement son mari. Elle le pressa

de revenir : il quitta tout, et revint. Je fus le triste fruit de ce retour.

Dix mois après, je naquis infirme et malade. Je coûtai la vie à ma

mère, et ma naissance fut le premier de mes malheurs.

Je n’ai pas su comment mon père supporta cette perte, mais je sais

qu’il ne s’en consola jamais. Il croyait la revoir en moi, sans pouvoir

oublier que je la lui avais ôtée ; jamais il ne m’embrassa que je ne

sentisse à ses soupirs, à ses convulsives étreintes, qu’un regret amer

se mêlait à ses caresses : elles n’en étaient que plus tendres. Quand il

me disait : Jean­Jacques, parlons de ta mère ; je lui disais : Hé bien !

mon père, nous allons donc pleurer ; et ce mot seul lui tirait déjà des

larmes. Ah ! disait­il en gémissant, rends­la­moi, console­moi d’elle,

remplis le vide qu’elle a laissé dans mon âme. T’aimerais­je ainsi, si

tu n’étais que mon fils ? Quarante ans après l’avoir perdue, il est

mort dans les bras d’une seconde femme, mais le nom de la première

à la bouche, et son image au fond du cœur.

Tels furent les auteurs de mes jours. De tous les dons que le ciel

leur avait départis, un cœur sensible est le seul qu’ils me laissèrent ;

mais il avait fait leur bonheur, et fit tous les malheurs de ma vie.

J’étais né  presque  mourant ; on espérait peu de  me conserver.

J’apportai le germe d’une incommodité que les ans ont renforcée, et

qui maintenant ne me donne quelquefois des relâches que pour me

laisser souffrir plus cruellement d’une autre façon. Une sœur de mon

père, fille aimable et sage, prit si grand soin de moi qu’elle me sauva.

Au moment où j’écris ceci, elle est encore en vie, soignant, à l’âge de

quatre­vingts ans, un mari plus jeune qu’elle, mais usé par la boisson.

Chère tante, je vous pardonne de m’avoir fait vivre, et je m’afflige de

ne pouvoir vous rendre à la fin de vos jours les tendres soins que

vous m’avez prodigués au commencement des miens ! J’ai aussi ma

mie   Jacqueline   encore   vivante,   saine   et   robuste.   Les   mains   qui

m’ouvrirent les yeux à ma naissance pourront me les fermer à ma

mort.

5

Je sentis avant de penser ; c’est le sort commun de l’humanité. Je

l’éprouvai plus qu’un autre. J’ignore ce que je fis jusqu’à cinq ou six

ans. Je ne sais comment j’appris à lire ; je ne me souviens que de mes

premières lectures et de leur effet sur moi : c’est le temps d’où je date

sans interruption la conscience de moi­même. Ma mère avait laissé

des romans ; nous nous mîmes à les lire après souper, mon père et

moi. Il n’était question d’abord que de m’exercer à la lecture par des

livres amusants ; mais bientôt l’intérêt devint si vif que nous lisions

tour à tour sans relâche, et passions les nuits à cette occupation. Nous

ne pouvions jamais quitter qu’à la fin du volume. Quelquefois mon

père, entendant le matin les hirondelles, disait tout honteux : allons

nous coucher ; je suis plus enfant que toi. En peu de temps j’acquis,

par cette dangereuse méthode, non seulement une extrême facilité à

lire et à m’entendre, mais une intelligence unique à mon âge sur les

passions. Je n’avais aucune idée des choses, que tous les sentiments

m’étaient déjà connus. Je n’avais rien conçu, j’avais tout senti. Ces

émotions confuses, que j’éprouvai coup sur coup, n’altéraient point

la raison que je n’avais pas encore ; mais elles m’en formèrent une

d’une autre trempe, et me donnèrent de la vie humaine des notions

bizarres   et   romanesques,   dont   l’expérience   et   la   réflexion   n’ont

jamais bien pu me guérir.

Les romans finirent avec l’été de 1719. L’hiver suivant, ce fut

autre chose.

La bibliothèque de ma mère épuisée, on eut recours à la portion de

celle de son père qui nous était échue. Heureusement il s’y trouva de

bons   livres ;   et   cela   ne   pouvait   guère   être   autrement,   cette

bibliothèque ayant été formée par un Ministre, à la vérité, et savant

même, car c’était la mode alors, mais homme de goût et d’esprit.

L’Histoire de l’Eglise et de l’Empire par le Sueur, le Discours de

Bossuet sur l’histoire universelle, les Hommes illustres de Plutarque,

L’Histoire   de   Venise   par   Nani,   les   Métamorphoses   d’Ovide,   la

Bruyère,   les   Mondes   de   Fontenelle,   ses   Dialogues   des   morts,   et

quelques tomes de Molière, furent transportés dans le cabinet de mon

père, et je les lui lisais tous les jours durant son travail. J’y pris un

goût rare, et peut­être unique à cet âge. Plutarque surtout devint ma

6

lecture favorite. Le plaisir que je prenais à le relire sans cesse me

guérit un peu des romans, et je préférai bientôt Agésilas, Brutus,

Aristide, à Orondate, Artamène et Juba. De ces intéressantes lectures,

des   entretiens   qu’elles   occasionnaient   entre   mon   père   et   moi,   se

forma cet esprit libre et républicain, ce caractère indomptable et fier,

impatient de joug et de servitude, qui m’a tourmenté tout le temps de

ma vie dans les situations les moins propres à lui donner l’essor. Sans

cesse occupé de Rome et d’Athènes, vivant pour ainsi dire avec leurs

grands   hommes,   né   moi­même   Citoyen   d’une   République,   et   fils

d’un père dont l’amour de la patrie était la plus forte passion, je m’en

enflammais   à   son   exemple,   je   me   croyais   Grec   ou   Romain ;   je

devenais le personnage dont je lisais la vie : le récit des traits de

constance et d’intrépidité qui m’avaient frappé me rendait les yeux

étincelants et la voix forte. Un jour que je racontais à table l’aventure

de Scévola, on fut effrayé de me voir avancer et tenir la main sur un

réchaud pour représenter son action.

J’avais un frère plus  âgé que moi de sept ans. Il apprenait la

profession de mon père. L’extrême affection qu’on avait pour moi le

faisait un peu négliger ; et ce n’est pas cela que j’approuve. Son

éducation se sentit de cette négligence. Il prit le train du libertinage,

même avant l’âge d’être un vrai libertin. On le mit chez un autre

maître, d’où il faisait des escapades comme il en avait fait de la

maison paternelle. Je ne le voyais presque point ; à peine puis­je dire

avoir fait connaissance avec lui ; mais je ne laissais pas de l’aimer

tendrement, et il m’aimait autant qu’un polisson peut aimer quelque

chose. Je me souviens qu’une fois que mon père le châtiait rudement

et   avec   colère,   je   me   jetai   impétueusement   entre   eux   deux,

l’embrassant étroitement. Je le couvris ainsi de mon corps, recevant

les coups qui lui étaient portés ; et je m’obstinai si bien dans cette

attitude, qu’il fallut enfin que mon père lui fît grâce, soit désarmé par

mes cris et mes larmes, soit pour ne pas me maltraiter plus que lui.

Enfin mon frère tourna si mal qu’il s’enfuit et disparut tout à fait.

Quelque temps après on sut qu’il était en Allemagne. Il n’écrivit pas

une seule fois.

On  n’a  plus eu  de  ses  nouvelles  depuis  ce  temps­là ;  et  voilà

7

comment je suis demeuré fils unique.

Si ce pauvre garçon fut élevé négligemment, il n’en fut pas ainsi

de son frère ; et les enfants des rois ne sauraient être soignés avec

plus de zèle que je le fus durant mes premiers ans, idolâtré de tout ce

qui m’environnait, et toujours, ce qui est bien plus rare, traité en

enfant chéri, jamais en enfant gâté. Jamais une seule fois, jusqu’à ma

sortie de la maison paternelle, on ne m’a laissé courir seul dans la rue

avec  les autres enfants ;  jamais on  n’eut  à  réprimer  en  moi  ni   à

satisfaire aucune de ces fantasques humeurs qu’on impute à la nature,

et qui naissent toutes de la seule éducation. J’avais les défauts de

mon âge ; j’étais babillard, gourmand, quelquefois menteur. J’aurais

volé des fruits, des bonbons, de la mangeaille ; mais jamais je n’ai

pris plaisir à faire du mal, du dégât, à charger les autres, à tourmenter

de pauvres animaux. Je me souviens pourtant d’avoir une fois pissé

dans la marmite d’une de nos voisines, appelée madame Clot, tandis

qu’elle était au prêche. J’avoue même que ce souvenir me fait encore

rire, parce que madame Clot, bonne femme au demeurant, était bien

la vieille la plus grognon que je connus de ma vie. Voilà la courte et

véridique histoire de tous mes méfaits enfantins.

Comment  serais­je   devenu  méchant,   quand  je   n’avais  sous  les

yeux   que   des   exemples   de   douceur,   et   autour   de   moi   que   les

meilleures gens du monde ?

Mon père, ma tante, ma mie, mes parents, nos amis, nos voisins,

tout   ce   qui   m’environnait   ne   m’obéissait   pas   à   la   vérité,   mais

m’aimait ; et moi je les aimais de même. Mes volontés étaient si peu

excitées et si peu contrariées qu’il ne me venait pas dans l’esprit d’en

avoir. Je puis jurer que, jusqu’à mon asservissement sous un maître,

je n’ai pas su ce que c’était qu’une fantaisie. Hors le temps que je

passais à lire ou écrire auprès de mon père, et celui où ma mie me

menait promener, j’étais toujours avec ma tante, à la voir broder, à

l’entendre chanter, assis ou debout à côté d’elle ; et j’étais content.

Son enjouement, sa douceur, sa figure agréable, m’ont laissé de si

fortes   impressions,   que   je   vois   encore   son   air,   son   regard,   son

attitude : je me souviens de ses petits propos caressants ; je dirais

comment elle était vêtue et coiffée, sans oublier les deux crochets

8

que ses cheveux noirs faisaient sur ses tempes, selon la mode de ce

temps­là.

Je suis persuadé que je lui dois le goût ou plutôt la passion pour la

musique, qui ne s’est bien développée en moi que longtemps après.

Elle savait une quantité prodigieuse d’airs et de chansons qu’elle

chantait avec un filet de voix fort douce. La sérénité d’âme de cette

excellente   fille   éloignait   d’elle   et   de   tout   ce   qui   l’environnait   la

rêverie et la tristesse. L’attrait que son chant avait pour moi fut tel,

que non seulement plusieurs de ses chansons me sont toujours restées

dans la mémoire, mais qu’il m’en revient même, aujourd’hui que je

l’ai perdue, qui, totalement oubliées depuis mon enfance, se retracent

à mesure que je vieillis, avec un charme que je ne puis exprimer.

Dirait­on que moi, vieux radoteur, rongé de soucis et de peines, je

me surprends quelquefois à pleurer comme un enfant, en marmottant

ces petits airs d’une voix déjà cassée et tremblante ? Il y en a un

surtout   qui   m’est   bien   revenu   tout   entier   quant   à   l’air ;   mais   la

seconde moitié des paroles s’est constamment refusée à tous mes

efforts pour me la rappeler, quoiqu’il m’en revienne confusément les

rimes. Voici le commencement, et ce que j’ai pu me rappeler du

reste :

Tircis, je n’ose

Écouter ton chalumeau

Sous l’ormeau ;

Car on en cause

Déjà dans notre hameau…

… un berger

… s’engager

… sans danger ;

Et toujours l’épine est sous la rose.

Je cherche où est le charme attendrissant que mon cœur trouve à

cette chanson : c’est un caprice auquel je ne comprends rien ; mais il

m’est de toute impossibilité de la chanter jusqu’à la fin sans être

arrêté par mes larmes. J’ai cent fois projeté d’écrire à Paris pour faire

chercher le reste des paroles, si tant est que quelqu’un les connaisse

encore. Mais je suis presque sûr que le plaisir que je prends à me

9

rappeler   cet   air   s’évanouirait   en   partie,   si   j’avais   la   preuve   que

d’autres que ma pauvre tante Suson l’ont chanté.

Telles furent les premières affections de mon entrée à la vie ; ainsi

commençait à se former ou à se montrer en moi ce cœur à la fois si

fier et si tendre, ce caractère efféminé, mais pourtant indomptable,

qui, flottant toujours entre la faiblesse et le courage, entre la mollesse

et la vertu, m’a jusqu’au bout mis en contradiction avec moi­même,

et a fait que l’abstinence et la jouissance, le plaisir et la sagesse,

m’ont également échappé.

Ce train d’éducation fut interrompu par un accident dont les suites

ont influé sur le reste de ma vie. Mon père eut un démêlé avec un M.

Gautier,   capitaine   en   France,   et   apparenté   dans   le   Conseil.   Ce

Gautier, homme insolent et lâche, saigna du nez, et, pour se venger,

accusa mon père d’avoir mis l’épée à la main dans la Ville. Mon

père, qu’on voulut envoyer en prison, s’obstinait à vouloir que, selon

la loi, l’accusateur y entrât aussi bien que lui : n’ayant pu l’obtenir, il

aima mieux sortir de Genève et s’expatrier pour le reste de sa vie,

que de céder sur un point où l’honneur et la liberté lui paraissaient

compromis.

Je restai sous la tutelle de mon oncle Bernard, alors employé aux

fortifications de Genève. Sa fille aînée était morte, mais il avait un

fils de même âge que moi. Nous fûmes mis ensemble à Bossey en

pension chez le Ministre Lambercier, pour y apprendre, avec le latin,

tout le menu fatras dont on l’accompagne sous le nom d’éducation.

Deux ans passés au village adoucirent un peu mon âpreté romaine,

et me ramenèrent à l’état d’enfant. À Genève, où l’on ne m’imposait

rien,   j’aimais   l’application,   la   lecture ;   c’était   presque   mon   seul

amusement.   À   Bossey,   le   travail   me   fit   aimer   les   jeux   qui   lui

servaient de relâche. La campagne était pour moi si nouvelle que je

ne pouvais me lasser d’en jouir. Je pris pour elle un goût si vif, qu’il

n’a jamais pu s’éteindre. Le souvenir des jours heureux que j’y ai

passés m’a fait regretter son séjour et ses plaisirs dans tous les âges,

jusqu’à celui qui m’y a ramené. M. Lambercier était un homme fort

raisonnable, qui, sans négliger notre instruction, ne nous chargeait

point de devoirs extrêmes. La preuve qu’il s’y prenait bien est que,

10

malgré mon aversion pour la gêne, je ne me suis jamais rappelé avec

dégoût mes heures d’étude, et que, si je n’appris pas de lui beaucoup

de   choses,  ce   que   j’appris  je   l’appris  sans  peine,   et   n’en   ai   rien

oublié.

La simplicité de cette vie champêtre me fit un bien d’un prix

inestimable, en ouvrant mon cœur à l’amitié. Jusqu’alors je n’avais

connu que des sentiments élevés, mais imaginaires. L’habitude de

vivre ensemble dans un état paisible m’unit tendrement à mon cousin

Bernard.   En   peu   de   temps   j’eus   pour   lui   des   sentiments   plus

affectueux que ceux que j’avais eus pour mon frère, et qui ne se sont

jamais   effacés.   C’était   un   grand  garçon   fort   efflanqué,   fort   fluet,

aussi doux d’esprit que faible de corps, et qui n’abusait pas trop de la

prédilection qu’on avait pour lui dans la maison, comme fils de mon

tuteur.

Nos travaux, nos amusements, nos goûts étaient les mêmes : nous

étions seuls, nous étions de même âge, chacun des deux avait besoin

d’un camarade ; nous séparer était, en quelque sorte, nous anéantir.

Quoique   nous   eussions   peu   d’occasions   de   faire   preuve   de   notre

attachement l’un pour l’autre, il était extrême ; et non seulement nous

ne pouvions vivre un instant séparés, mais nous n’imaginions pas que

nous puissions jamais l’être. Tous deux d’un esprit facile à céder aux

caresses,  complaisants  quand  on  ne  voulait  pas  nous  contraindre,

nous étions toujours d’accord sur tout. Si, par la faveur de ceux qui

nous gouvernaient,  il  avait  sur moi  quelque  ascendant  sous leurs

yeux, quand nous étions seuls j’en avais un sur lui qui rétablissait

l’équilibre.   Dans   nos   études,   je   lui   soufflais   sa   leçon   quand   il

hésitait ; quand mon thème était fait, je lui aidais à faire le sien, et,

dans nos amusements, mon goût plus actif lui servait toujours de

guide. Enfin nos deux caractères s’accordaient si bien, et l’amitié qui

nous unissait était si vraie, que, dans plus de cinq ans que nous fumes

presque inséparables, tant à Bossey qu’à Genève, nous nous battîmes

souvent, je l’avoue, mais jamais on n’eut besoin de nous séparer,

jamais   une   de   nos   querelles   ne   dura   plus   d’un   quart   d’heure,   et

jamais nous ne portâmes l’un contre l’autre aucune accusation. Ces

remarques sont, si l’on veut, puériles, mais il en résulte pourtant un

11

exemple peut­être unique depuis qu’il existe des enfants.

La manière dont je vivais à Bossey me convenait si bien, qu’il ne

lui a manqué que de durer plus longtemps pour fixer absolument mon

caractère. Les sentiments tendres, affectueux, paisibles, en faisaient

le   fond.   Je   crois   que   jamais   individu   de   notre   espèce   n’eut

naturellement moins de vanité que moi. Je m’élevais par élans à des

mouvements sublimes, mais je retombais aussitôt dans ma langueur.

Etre aimé de tout ce qui m’approchait était le plus vif de mes désirs.

J’étais doux, mon cousin l’était ; ceux qui nous gouvernaient l’étaient

eux­mêmes. Pendant deux ans entiers je ne fus ni témoin ni victime

d’un   sentiment   violent.   Tout   nourrissait   dans   mon   cœur   les

dispositions qu’il reçut de la nature. Je ne connaissais rien d’aussi

charmant que de voir tout le monde content de moi et de toute chose.

Je me souviendrai toujours qu’au temple, répondant au catéchisme,

rien ne me troublait plus, quand il m’arrivait d’hésiter, que de voir

sur le visage de mademoiselle Lambercier des marques d’inquiétude

et de peine. Cela seul m’affligeait plus que la honte de manquer en

public,   qui   m’affectait   pourtant   extrêmement :   car,   quoique   peu

sensible aux louanges, je le fus toujours beaucoup à la honte ; et je

puis   dire   ici   que   l’attente   des   réprimandes   de   mademoiselle

Lambercier   me   donnait   moins   d’alarmes   que   la   crainte   de   la

chagriner.

Cependant elle ne manquait pas au besoin de sévérité, non plus

que son frère ; mais comme cette sévérité, presque toujours juste,

n’était jamais emportée, je m’en affligeais et ne m’en mutinais point.

J’étais   plus   fâché   de   déplaire   que   d’être   puni,   et   le   signe   du

mécontentement   m’était   plus   cruel   que   la   peine   afflictive.   Il   est

embarrassant de m’expliquer mieux, mais cependant il le faut. Qu’on

changerait de méthode avec la jeunesse, si l’on voyait mieux les

effets éloignés de celle qu’on emploie toujours indistinctement, et

souvent   indiscrètement !   La   grande   leçon   qu’on   peut   tirer   d’un

exemple aussi commun que funeste me fait résoudre à le donner.

Comme   mademoiselle   Lambercier   avait   pour   nous   l’affection

d’une mère, elle en avait aussi l’autorité, et la portait quelquefois

jusqu’à nous infliger la punition des enfants quand nous l’avions

12

méritée. Assez longtemps elle s’en tint à la menace, et cette menace

d’un châtiment tout nouveau pour moi me semblait très effrayante ;

mais après l’exécution, je la trouvai moins terrible à l’épreuve que

l’attente ne l’avait été : et ce qu’il y a de plus bizarre est que ce

châtiment   m’affectionna   davantage   encore   à   celle   qui   me   l’avait

imposé. Il fallait même toute la vérité de cette affection et toute ma

douceur naturelle pour m’empêcher de chercher le retour du même

traitement en le méritant ; car j’avais trouvé dans la douleur, dans la

honte même, un mélange de sensualité qui m’avait laissé plus de

désir que de crainte de l’éprouver derechef par la même main. Il est

vrai   que,   comme   il   se   mêlait   sans   doute   à   cela   quelque   instinct

précoce du sexe, le même châtiment reçu de son frère ne m’eût point

du tout paru plaisant.

Mais, de l’humeur dont il était, cette substitution n’était guère à

craindre :   et   si   je   m’abstenais   de   mériter   la   correction,   c’était

uniquement de peur de fâcher mademoiselle Lambercier ; car tel est

en moi l’empire de la bienveillance, et même de celle que les sens

ont fait naître, qu’elle leur donna toujours la loi dans mon cœur.

Cette récidive, que j’éloignais sans la craindre, arriva sans qu’il y

eût de ma faute, c’est­à­dire de ma volonté, et j’en profitai, je puis

dire, en sûreté de conscience. Mais cette seconde fois fut aussi la

dernière ; car mademoiselle Lambercier, s’étant aperçue à quelque

signe   que   ce   châtiment   n’allait   pas   à   son   but,   déclara   qu’elle   y

renonçait, et qu’il la fatiguait trop. Nous avions jusque­là couché

dans sa chambre, et même en hiver quelquefois dans son lit. Deux

jours après on nous fit coucher dans une autre chambre, et j’eus

désormais l’honneur, dont je me serais bien passé, d’être traité par

elle en grand garçon.

Qui croirait que ce châtiment d’enfant, reçu à huit ans par la main

d’une fille de trente, a décidé de mes goûts, de mes désirs, de mes

passions, de moi pour le reste de ma vie, et cela précisément dans le

sens contraire à ce qui devait s’ensuivre naturellement ? En même

temps que mes sens furent allumés, mes désirs prirent si bien le

change, que, bornés à ce que j’avais éprouvé, ils ne s’avisèrent point

de chercher autre chose. Avec un sang brûlant de sensualité presque

13

dès ma naissance, je me conservai pur de toute souillure jusqu’à l’âge

où les tempéraments les plus froids et les plus tardifs se développent.

Tourmenté longtemps sans savoir de quoi, je dévorais d’un œil

ardent les belles personnes ; mon imagination me les rappelait sans

cesse, uniquement pour les mettre en œuvre à ma mode, et en faire

autant de demoiselles Lambercier.

Même après l’âge nubile, ce goût bizarre, toujours persistant et

porté jusqu’à la dépravation, jusqu’à la folie, m’a conservé les mœurs

honnêtes qu’il semblerait avoir dû m’ôter. Si jamais éducation fut

modeste et chaste, c’est assurément celle que j’ai reçue. Mes trois

tantes   n’étaient   pas   seulement   des   personnes   d’une   sagesse

exemplaire, mais d’une réserve que depuis longtemps les femmes ne

connaissent plus. Mon père, homme de plaisir, mais galant à la vieille

mode, n’a jamais tenu, près des femmes qu’il aimait le plus, des

propos dont une vierge eût pu rougir ; et jamais on n’a poussé plus

loin que dans ma famille et devant moi le respect qu’on doit aux

enfants. Je ne trouvai pas moins d’attention chez M. Lambercier sur

le même article ; et une fort bonne servante y fut mise à la porte pour

un mot  un peu gaillard  qu’elle  avait prononcé  devant nous. Non

seulement je n’eus jusqu’à mon adolescence aucune idée distincte de

l’union des sexes, mais jamais cette idée confuse ne s’offrit à moi

que sous une image odieuse et dégoûtante. J’avais pour les filles

publiques une horreur qui ne s’est jamais effacée : je ne pouvais voir

un débauché sans dédain, sans effroi même ; car mon aversion pour

la   débauche   allait   jusque­là,   depuis   qu’allant   un   jour   au   petit

Sacconex par un chemin creux, je vis, des deux côtés, des cavités

dans   la   terre,   où   l’on   me   dit   que   ces   gens­là   faisaient   leurs

accouplements.

Ce que j’avais vu de ceux des chiennes me revenait aussi toujours

à l’esprit en pensant aux autres, et le cœur me soulevait à ce seul

souvenir.

Ces préjugés de l’éducation, propres par eux­mêmes à retarder les

premières explosions d’un tempérament combustible, furent aidés,

comme j’ai dit, par la diversion que firent sur moi les premières

pointes de la sensualité. N’imaginant que ce que j’avais senti, malgré

14

des effervescences de sang très incommodes, je ne savais porter mes

désirs que vers l’espèce de volupté qui m’était connue, sans aller

jamais jusqu’à celle qu’on m’avait rendue haïssable, et qui tenait de

si près à l’autre sans que j’en eusse le moindre soupçon. Dans mes

sottes   fantaisies,   dans   mes   érotiques   fureurs,   dans   les   actes

extravagants auxquels elles me portaient quelquefois, j’empruntais

imaginairement le secours de l’autre sexe, sans penser jamais qu’il

fût propre à nul autre usage qu’à celui que je brûlais d’en tirer.

Non   seulement   donc   c’est   ainsi   qu’avec   un   tempérament   très

ardent, très lascif, très précoce, je passai toutefois l’âge de puberté

sans désirer, sans connaître d’autres plaisirs des sens que ceux dont

mademoiselle Lambercier m’avait très innocemment donné l’idée ;

mais quand enfin le progrès des ans m’eut fait homme, c’est encore

ainsi que ce qui devait me perdre me conserva.

Mon   ancien   goût   d’enfant,   au   lieu   de   s’évanouir,   s’associa

tellement à l’autre que je ne pus jamais l’écarter des désirs allumés

par   mes   sens ;   et   cette   folie,   jointe   à   ma   timidité   naturelle,   m’a

toujours rendu très peu entreprenant près des femmes, faute d’oser

tout dire ou de pouvoir tout faire, l’espèce de jouissance dont l’autre

n’était pour moi que le dernier terme ne pouvant être usurpée par

celui qui la désire, ni devinée par celle qui peut l’accorder. J’ai ainsi

passé   ma   vie   à   convoiter   et   me   taire   auprès   des   personnes   que

j’aimais le plus. N’osant jamais déclarer mon goût, je l’amusais du

moins par des rapports qui m’en conservaient l’idée. Être aux genoux

d’une maîtresse impérieuse, obéir à ses ordres, avoir des pardons à

lui demander, étaient pour moi de très douces jouissances ; et plus

ma vive imagination m’enflammait le sang, plus j’avais l’air d’un

amant transi. On conçoit que cette manière de faire l’amour n’amène

pas des progrès bien rapides, et n’est pas fort dangereuse à la vertu de

celles qui en sont l’objet. J’ai donc fort peu possédé, mais je n’ai pas

laissé de jouir beaucoup à ma manière, c’est­à­dire par l’imagination.

Voilà comment mes sens, d’accord avec mon humeur timide et mon

esprit romanesque, m’ont conservé des sentiments purs et des mœurs

honnêtes,   par   les   mêmes   goûts   qui,   peut­être   avec   un   peu   plus

d’effronterie, m’auraient plongé dans les plus brutales voluptés.

15

J’ai fait le premier pas et le plus pénible dans le labyrinthe obscur

et fangeux de mes confessions.

Ce n’est pas ce qui est criminel qui coûte le plus à dire, c’est ce

qui est ridicule et honteux. Dès à présent je suis sûr de moi ; après ce

que je viens d’oser dire, rien ne peut plus m’arrêter. On peut juger de

ce qu’ont pu me coûter de semblables aveux, sur ce que, dans tout le

cours de ma vie, emporté quelquefois près de celles que j’aimais par

les fureurs d’une passion qui m’ôtait la faculté de voir, d’entendre,

hors de sens et saisi d’un tremblement convulsif dans tout mon corps,

jamais   je   n’ai   pu   prendre   sur   moi   de   leur   déclarer   ma   folie,   et

d’implorer d’elles, dans la plus intime familiarité, la seule faveur qui

manquait aux autres. Cela ne m’est jamais arrivé qu’une fois dans

l’enfance avec une enfant de mon âge, encore fut­ce elle qui en fit la

première proposition.

En remontant de cette sorte aux premières traces de mon  être

sensible,   je   trouve   des   éléments   qui,   semblant   quelquefois

incompatibles, n’ont pas laissé de s’unir pour produire avec force un

effet uniforme et simple ; et j’en trouve d’autres qui, les mêmes en

apparence, ont formé, par le concours de certaines circonstances, de

si   différentes   combinaisons,   qu’on   n’imaginerait   jamais   qu’ils

eussent entre eux aucun rapport. Qui croirait, par exemple, qu’un des

ressorts les plus vigoureux de mon âme fut trempé dans la même

source d’où la luxure et la mollesse ont coulé dans mon sang ? Sans

quitter   le   sujet   dont   je   viens   de   parler,   on  en   va   voir   sortir   une

impression bien différente.

J’étudiais un jour seul ma leçon dans la chambre contiguë à la

cuisine.   La   servante   avait   mis   sécher   à   la   plaque   les   peignes   de

mademoiselle   Lambercier.   Quand   elle   revint   les   prendre,   il   s’en

trouva un dont tout un côté de dents était brisé. À qui s’en prendre de

ce dégât ? personne autre que moi n’était entré dans la chambre. On

m’interroge : je nie d’avoir touché le peigne. M. et mademoiselle

Lambercier se réunissent, m’exhortent, me pressent, me menacent :

je persiste avec opiniâtreté ; mais la conviction était trop forte, elle

l’emporta sur toutes mes protestations, quoique ce fût la première

fois qu’on m’eût trouvé tant d’audace à mentir. La chose fut prise au

16

sérieux ;   elle   méritait   de   l’être.   La   méchanceté,   le   mensonge,

l’obstination, parurent également dignes de punition ; mais pour le

coup   ce   ne   fut   pas   par   mademoiselle   Lambercier   qu’elle   me   fut

infligée. On écrivit à mon oncle Bernard : il vint. Mon pauvre cousin

était   chargé   d’un   autre   délit   non   moins   grave ;   nous   fûmes

enveloppés   dans   la   même   exécution.   Elle   fut   terrible.   Quand,

cherchant le remède dans le mal même, on eut voulu pour jamais

amortir mes sens dépravés, on n’aurait pu mieux s’y prendre. Aussi

me laissèrent­ils en repos pour longtemps.

On ne put m’arracher l’aveu qu’on exigeait. Repris à plusieurs

fois et mis dans l’état le plus affreux, je fus inébranlable. J’aurais

souffert la mort, et j’y étais résolu. Il fallut que la force même cédât

au diabolique entêtement d’un enfant ; car on n’appela pas autrement

ma constance.

Enfin je sortis de cette cruelle épreuve en pièces, mais triomphant.

Il y a maintenant près de cinquante ans de cette aventure, et je n’ai

pas peur d’être puni derechef pour le même fait ; hé bien ! je déclare

à la face du ciel que j’en étais innocent, que je n’avais ni cassé ni

touché le peigne, que je n’avais pas approché de la plaque, et que je

n’y avais pas même songé. Qu’on ne me demande pas comment le

dégât se fit, je l’ignore et ne le puis comprendre ; ce que je sais très

certainement, c’est que j’en étais innocent.

Qu’on se figure un caractère timide et docile dans la vie ordinaire,

mais ardent, fier, indomptable dans les passions ; un enfant toujours

gouverné   par   la   voix   de   la   raison,   toujours   traité   avec   douceur,

équité, complaisance, qui n’avait pas même l’idée de l’injustice, et

qui   pour   la   première   fois   en   éprouve   une   si   terrible   de   la   part

précisément   des   gens   qu’il   chérit   et   qu’il   respecte   le   plus :   quel

renversement   d’idées !   quel   désordre   de   sentiments !   quel

bouleversement dans son cœur, dans sa cervelle, dans tout son petit

être intelligent et moral ! Je dis qu’on s’imagine tout cela, s’il est

possible ; car pour moi je ne me sens pas capable de démêler, de

suivre la moindre trace de ce qui se passait alors en moi.

Je n’avais pas  encore  assez  de  raison  pour sentir  combien  les

apparences me condamnaient, et pour me mettre à la place des autres.

17

Je me tenais à la mienne, et tout ce que je sentais, c’était la rigueur

d’un châtiment effroyable pour un crime que je n’avais pas commis.

La douleur du corps, quoique vive, m’était peu sensible ; je ne

sentais que l’indignation, la rage, le désespoir. Mon cousin, dans un

cas à peu près semblable, et qu’on avait puni d’une faute involontaire

comme d’un acte prémédité, se mettait en fureur à mon exemple, et

se montait, pour ainsi dire, à mon unisson. Tous deux dans le même

lit,   nous   nous   embrassions   avec   des   transports   convulsifs,   nous

étouffions ; et quand nos jeunes cœurs un peu soulagés pouvaient

exhaler leur colère, nous nous levions sur notre séant, et nous nous

mettions tous deux à crier cent fois de toute notre force : Carnifex !

carnifex ! carnifex !

Je   sens   en   écrivant   ceci   que   mon   pouls   s’élève   encore ;   ces

moments me seront toujours présents, quand je vivrais cent mille ans.

Ce  premier  sentiment  de la  violence  et  de l’injustice  est resté  si

profondément   gravé   dans   mon   âme,   que   toutes   les   idées   qui   s’y

rapportent me rendent ma première émotion ; et ce sentiment, relatif

à moi dans son origine, a pris une telle consistance en lui­même, et

s’est   tellement   détaché   de   tout   intérêt   personnel,   que   mon   cœur

s’enflamme au spectacle ou au récit de toute action injuste, quel

qu’en soit l’objet et en quelque lieu qu’elle se commette, comme si

l’effet en retombait sur moi. Quand je lis les cruautés d’un tyran

féroce,   les   subtiles   noirceurs   d’un   fourbe   de   prêtre,   je   partirais

volontiers pour aller poignarder ces misérables, dussé­je cent fois y

périr. Je me suis souvent mis en nage à poursuivre à la course ou à

coups de pierre un coq, une vache, un chien, un animal que je voyais

en tourmenter un autre, uniquement parce qu’il se sentait le plus fort.

Ce mouvement peut m’être naturel, et je crois qu’il l’est ; mais le

souvenir profond de la première injustice que j’ai soufferte y fut trop

longtemps   et   trop   fortement   lié   pour   ne   l’avoir   pas   beaucoup

renforcé.

Là fut le terme de la sérénité de ma vie enfantine. Dès ce moment

je cessai de jouir d’un bonheur pur, et je sens aujourd’hui même que

le souvenir des charmes de mon enfance s’arrête là. Nous restâmes

encore   à   Bossey   quelques   mois.   Nous   y   fûmes   comme   on   nous

18

représente le premier homme encore dans le paradis terrestre, mais

ayant cessé d’en jouir : c’était en apparence la même situation, et en

effet   une   tout   autre   manière   d’être.   L’attachement,   le   respect,

l’intimité, la confiance, ne liaient plus les élèves à leurs guides ; nous

ne les regardions plus comme des dieux qui lisaient dans nos cœurs :

nous   étions   moins   honteux   de   mal   faire   et   plus   craintifs   d’être

accusés : nous commencions à nous cacher, à nous mutiner, à mentir.

Tous   les   vices   de   notre   âge   corrompaient   notre   innocence   et

enlaidissaient nos jeux. La campagne même perdit à nos yeux cet

attrait de douceur et de simplicité qui va au cœur : elle nous semblait

déserte et sombre ; elle s’était comme couverte d’un voile qui nous

en cachait les beautés. Nous cessâmes de cultiver nos petits jardins,

nos herbes, nos fleurs.

Nous n’allions plus gratter légèrement la terre, et crier de joie en

découvrant le germe du grain que nous avions semé.

Nous nous dégoûtâmes de cette vie ; on se dégoûta de nous ; mon

oncle nous retira, et nous nous séparâmes de M. et mademoiselle

Lambercier, rassasiés les uns des autres, et regrettant peu de nous

quitter.

Près de trente ans se sont passés depuis ma sortie de Bossey, sans

que je m’en sois rappelé le séjour d’une manière agréable par des

souvenirs   un   peu   liés :   mais   depuis   qu’ayant   passé   l’âge   mûr   je

décline vers la vieillesse, je sens que ces mêmes souvenirs renaissent

tandis que les autres s’effacent, et se gravent dans ma mémoire avec

des traits dont le charme et la force augmentent de jour en jour ;

comme si, sentant déjà la vie qui s’échappe, je cherchais à la ressaisir

par   ses   commencements.   Les   moindres   faits   de   ce   temps­là   me

plaisent par cela seul qu’ils sont de ce temps­là. Je me rappelle toutes

les circonstances des lieux, des personnes, des heures. Je vois la

servante ou le valet agissant dans la chambre, une hirondelle entrant

par la fenêtre, une mouche se poser sur ma main tandis que je récitais

ma leçon : je vois tout l’arrangement de la chambre où nous étions ;

le cabinet de M. Lambercier à main droite, une estampe représentant

tous les papes, un baromètre, un grand calendrier, des framboisiers

qui, d’un jardin fort élevé dans lequel la maison s’enfonçait sur le

19

derrière,   venaient   ombrager   la   fenêtre   et   passaient   quelquefois

jusqu’en dedans. Je sais bien que le lecteur n’a pas grand besoin de

savoir tout cela, mais j’ai besoin moi de le lui dire.

Que n’osé­je lui raconter de même toutes les petites anecdotes de

cet heureux âge, qui me font encore tressaillir d’aise quand je me les

rappelle ! cinq ou six surtout… Composons. Je vous fais grâce des

cinq ;   mais   j’en   veux   une,  une   seule,   pourvu   qu’on  me   la   laisse

conter le plus longuement qu’il me sera possible, pour prolonger mon

plaisir.

Si je ne cherchais que le vôtre, je pourrais choisir celle du derrière

de mademoiselle Lambercier, qui, par une malheureuse culbute au

bas du pré, fut étalé tout en plein devant le roi de Sardaigne à son

passage : mais celle du noyer de la terrasse est plus amusante pour

moi qui fus acteur, au lieu que je ne fus que spectateur de la culbute ;

et   j’avoue   que   je   ne   trouvai   pas   le   moindre   mot   pour   rire   à   un

accident qui, bien que comique en lui­même, m’alarmait pour une

personne que j’aimais comme une mère, et peut­être plus.

O  vous,  lecteurs  curieux  de  la   grande  histoire  du  noyer   de  la

terrasse, écoutez­en l’horrible tragédie, et vous abstenez de frémir si

vous pouvez !

Il   y  avait,   hors   la   porte   de   la   cour,   une  terrasse  à   gauche   en

entrant, sur laquelle on allait souvent s’asseoir l’après­midi, mais qui

n’avait   point   d’ombre.   Pour   lui   en   donner,   M.   Lambercier   y   fit

planter un noyer. La plantation de cet arbre se fit avec solennité : les