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Alexis de Tocqueville
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Alexis de Tocqueville, en publiant en 1835 une magistrale étude,
La Démocratie en Amérique, allait devenir, aux yeux de beaucoup, le
plus grand analyste de la société américaine et de ses institutions
politiques ; au fédéralisme, a même écrit Pierre Ellion Trudeau, il a
1
donné son « expression classique » ) Mais on a aussi écrit que, lors
de leur passage a Québec en 1831, le même Tocqueville et son ami
Gustave de Beaumont, pris par une soudaine fièvre nationaliste,
s’étaient par moments comportés comme de véritables agitateurs,
2
s’enflammant à troubler une population jugée encore trop apathique.
N’est-ce pas à Québec qu’on voit Tocqueville affirmer « que le plus
grand et le plus irrémédiable malheur pour un peuple, c’est d’être
3
conquis » ? N’est-ce pas là qu’on le voit craindre que « les classes
intermédiaires et supérieures de la population canadienne
abandonnent les basses classes et se laissent entraîner dans le
4
mouvement anglais » ? N’y a-t-il pas également voulu voir ces
« Français du Canada », comme il lui arrivait, à lui aussi, de les
5
appeler, « reconquérir complètement leur nationalité » N’y a-t-il pas
enfin un instant appelé de ses vœux « l’homme de génie qui
comprendrait, sentirait et serait capable de développer les passions
6
nationales du peuple » , dont il entrevoyait le proche réveil ?
1 Le fédéralisme et la société canadienne-française, HMH, 1967, p. VIII.
2 George Wilson. Pierson, Tocqueville and Beaumont in America, Oxford
University Press, New York 1938, p. 339.
3 Voyages en Sicile et aux États-Unis, Éditions Gallimard, 1957, p. 213.
4 Ibid., p. 215.
5 Ibid.
6 Ibid.
3
Tocqueville, le plus illustre défenseur du fédéralisme, cherchant, plus
de trente ans avant l’Acte de l’Amérique du Nord Britannique, un
7
vent de soulèvement chez l’une des « deux nations ennemies » , qui
habitent le Canada, ce serait là certes une de ces ironies de l’histoire
qui méritent qu’on en livre les multiples aspects à la curiosité du
lecteur québécois d’aujourd’hui.
Les données essentielles du dossier sont accessibles. On trouve
déjà dans les diverses éditions de Tocqueville, en plus de ses œuvres
majeures, une grande partie des lettres qu’il a écrites d’Amérique, les
multiples cahiers remplis de ses notes de voyage et la plupart des
écrits et discours où à travers les années il a fait mention de la réalité
canadienne. Une pièce d’importance qui y manque, une lettre sur la
révolte de 1837, a naguère été publiée par la Canadian Historical
Review . L’édition Gallimard des Œuvres complètes , entreprise en
8
1951 sous la direction de J.-P. Mayer , n’a mentionné jusqu’ici,
parmi les inédits qui restent à connaître, hormis certains papiers de
9
Beaumont, aucune pièce de grand intérêt pour nous. Ces précieuses
observations de Tocqueville sur les réalités canadiennes, observations
éparses au hasard des pages d’une œuvre considérable, il ne restait
donc qu’à les rassembler, à les mettre en ordre (un ordre
rigoureusement chronologique), à y ajouter les annotations utiles,
enfin à les faire paraître : telle a été notre seule tâche.
Tocqueville et Beaumont n’ont passé que quelques jours au Bas-
Canada. Les deux jeunes aristocrates qui avaient officiellement
10
comme mission d’étudier le système pénitentiaire des États-Unis
7 La Démocratie en Amérique, Gallimard, 1957, I, p.174.
8 Voir Charles H. Pouthas, Plan et programme des œuvres, papiers et
correspondances d’Alexis de Tocqueville dans Alexis de Tocqueville, Livre du
Centenaire, Éditions du Centre National de la Recherche Scientifique, 1960,
pp. 35-43.
9 Ainsi que l’indique André Jardin dans son Introduction à La correspondance
d’Alexis de Tocqueville et de Gustave de Beaumont (œuvres complètes, tome
VIII, vol I, p. 20), un fragment du journal de voyage de Beau mont concernant
le Canada et des lettres écrites d’Amérique par le compagnon de Tocqueville
sont toujours inédits.
10 Sur les carrières parallèles d’Alexis Charles Henri Clérel de Tocqueville
(1805-1859) et de Gustave Auguste de la Bonninière de Beaumont, (1802-
1865), deux textes importants s’imposent au lecteur : l’ouvrage de Seymour
4
consacrèrent, en fait, l’essentiel de leur séjour en Amérique du Nord
(5 mai 1831-20 février 1832) à pénétrer un système démocratique du
plus grand intérêt pour deux Français qui, avec la Révolution de
1830, venaient de vivre une autre des mutations prolongeant la
11
Révolution française . Les premières semaines après leur arrivée à
New York ayant surtout été employées à la visite de prisons, les voilà
qui, au début de juillet, se lancent dans un long périple qui d’Albany,
Schenectady, Utica, Syracuse, Auburn, Canandaigua, les conduit à
Buffalo et à Détroit où, à la recherche d’authentiques représentants
des tribus indiennes, ils vont tenter une expédition dans ce qu’on
pouvait encore à l’époque appeler les déserts du Nouveau Monde.
C’est à partir de là que nous nous joindrons aux deux voyageurs,
puisque c’est à la fin du long récit que fait Tocqueville de leur course
à travers bois qu’on assiste à leur première rencontre avec des
habitants du Bas-Canada.
Nous les accompagnerons ensuite sur les Grands Lacs (la
colonisation française y avait laissé des traces toujours vivantes)
avant de les suivre aux Chutes du Niagara, à Montréal et à Québec.
Nous les quitterons enfin dès leur retour à Albany, ne retenant du
reste du séjour de Tocqueville en Amérique que les moments où il lui
arrivera de reprendre en pensée la route du Bas-Canada.
Après avoir pris connaissance des observations de Tocqueville qui
précèdent de quelques années les célèbres troubles de 37-38, il
appartient à chacun des lecteurs de déterminer le poids qu’il entend
leur accorder. Les uns voudront surtout s’employer à reprocher au
politologue qui ne se donne pas la peine de connaître la province
anglaise de la colonie, qui ne s’embarrasse pas d’un surplus de
données économiques, qui ignore tant de sommités, depuis le
gouverneur Aylmer jusqu’à Louis-Joseph Papineau, de ne donner de
notre situation politique un tableau qui ne soit ni bien neutre ni bien
complet. Les autres préféreront accorder une oreille attentive à
Drescher, Tocqueville and England (Harvard University Press, 1964) et
l’Introduction déjà citée à la correspondance de Tocqueville et de Beaumont.
On trouvera, en appendice au présent volume, quelques notes biographiques
sur Tocqueville.
11 Voir René Rémond, Les États-Unis devant l’opinion française (1815-1852),
Armand Colin, 1962, 2 volumes.
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l’observateur des sociétés qui, sans s’y être spécialement préparé,
12
conduit un peu par le hasard , arrive chez nous et, avec un
enthousiasme ne manquant pas de lucidité, nous livre les impressions
les plus vives, les perceptions les plus profondes qu’il a de nous, de
notre sort.
Dans la deuxième partie du dossier, on trouvera quelques autres
textes où Tocqueville, revenu en Europe, fait montre d’un intérêt
épisodique envers une réalité canadienne interprétée de moins en
moins pour elle-même et de plus en plus en fonction des questions
que se pose notre auteur à propos de la société française : telle est la
portée qu’il faut attribuer aussi bien aux mentions du rapport Durham
suscitées par les discussions parlementaires sur la colonisation en
Algérie qu’aux notes sur la centralisation administrative au Canada
révélatrices pour l’historien de l’état d’esprit le plus profond de
l’ancien régime français.
On y trouvera aussi de larges extraits de la Démocratie en
13
Amérique. Les uns font allusion au la petit peuple » , qui « comme
les débris d’un peuple ancien perdu au milieu des flots d’une nation
14
nouvelle » vit une sorte de frileux repli sur les rives du Saint-
Laurent. Les autres, qu’il nous a paru utile de reproduire, nous
entretiennent du régime fédéral, du contexte social qui le rend
possible aux États-Unis, des avantages, des vices aussi, (ces deux
termes sont de Tocqueville) qui sont inhérents a ce régime. À chacun
de juger par lui-même, sur pièces, jusqu’où vaut telle étiquette reçue
qu’en ce pays on a collée à Tocqueville : faut-il en effet faire de lui
avant tout un théoricien des constitutions défendant au nom de la
théorie des contrepoids l’archétype du fédéralisme, en un moi et dans
le sens le plus étroit, un simple constitutionnaliste ? Mais ce serait
nier ipso facto la dimension la plus profonde d’Une pensée moins
juridique que fondamentalement sociologique, comme l’a
admirablement montré Raymond Aron qui voit dans l’auteur de La
Démocratie, à l’égal des Comte, des Durkheim, des Weber, des Marx,
12 Lettre à l’abbé Lesueur, 7 septembre 1831, Nouvelle correspondance
entièrement inédite (éd. Beaumont), p. 55.
13 La Démocratie, I, p. 297.
14 Ibid., p. 426.
6
15
l’un des grands fondateurs de la sociologie. C’est précisément en
Tocqueville le sociologue qui est soucieux d’affirmer qu’on ne
saurait apprécier un régime politique sans constamment tenir compte
des conditions qui concrètement définissent la société où il s’insère.
C’est le sociologue qui est ainsi amené à penser que les intérêts
communs ne suffisent pas au main tien d’une confédération. Il
s’explique : « Pour qu’une confédération subsiste longtemps, il n’est
pas moins nécessaire qu’il y ait homogénéité dans la civilisation que
16
dans les besoins de divers peuples qui la composent. » C’est le
sociologue qui affirme que les États-Unis « divisés comme ils le sont
en vingt-quatre souverainetés distinctes constituent cependant un
17
peuple unique. » C’est le sociologue qui pense que « le lien du
langage est peut-être le plus fort et le plus durable qui puisse unir les
18
hommes. » C’est le sociologue qui croit que « les peuples se
ressentent toujours de leur origine » et qui déclare aussitôt après :
« S’il nous était possible de remonter jusqu’aux éléments de leur
histoire, je ne doute pas que nous ne puissions y découvrir la cause
première des préjugés, des habitudes, des passions dominantes, de
19
tout ce qui compose enfin ce qu’on appelle le caractère national. »
C’est le sociologue qui nous livre le cœur de sa pensée en des termes
qui ne permettent enfin aucune ambiguïté :
« Ce qui maintient un grand nombre de citoyens sous le même
gouvernement, c’est bien moins la volonté raisonnée de demeurer
unis que l’accord instinctif et en quelque sorte involontaire qui
résulte de la similitude des sentiments et de la ressemblance des
opinions.
15 Les étapes de la pensée sociologique, Gallimard, 1967, pp. 221-285 et pp. 605-
641. Ce livre est issu d’un cours donné à la Sorbonne en 1959-60. À travers
divers ouvrages, Aron a consacré de nombreux passages à Tocqueville : Dix-
huit leçons sur la société industrielle, Idées, 1964 (cours de 55-56), La lutte des
classes, Idées 1964 (cours de 56-57); Démocratie et totalitarisme, Idées, 1965
(cours de 57-58) ; Essai sur les libertés, Calmann-Lévy, 1965. Pierre Birnbaum
a donné de la théorie sociologique de Tocqueville une présentation d’ensemble
dans Sociologie de Tocqueville, P.U.F. 1970.
16 La Démocratie, I, p. 171.
17 Ibid., p. 390.
18 Ibid., p. 28.
19 Ibid., pp. 26-27.
7
« Je ne conviendrai jamais que les hommes forment une société
par cela seul qu’ils reconnaissent le même chef et obéissent aux
mêmes lois ; il n’y a de société que quand des hommes considèrent
un grand nombre d’objets sous le même aspect ; lorsque sur un grand
nombre de sujets, ils ont les mêmes opinions ; quand enfin les mêmes
faits font naître en eux les mêmes impressions et les mêmes
20
pensées. »
Loin de nous l’idée d’embrigader Tocqueville dans une nouvelle
cause : qu’il ait un jour souhaité voir les habitants du Bas-Canada
« reconquérir complètement leur nationalité » ne permet pas
d’affirmer que dans le difficile débat qui divise aujourd’hui
Canadiens et Québécois, il accepterait de marcher derrière le drapeau
de l’indépendance. Mais sous prétexte qu’on s’est donné pour credo
21
politique de « faire contrepoids » , on ne saurait s’arroger de droits
de propriété sur l’œuvre extraordinairement riche d’Alexis de
Tocqueville. La récupération post mortem repose trop souvent sur
l’éxégèse la plus primitive. Laissons donc au théologien, à Thomas
d’Aquin, le soin de baptiser in absentia l’immuable païen qu’est
toujours pour nous Aristote. Après tout, saint Thomas était un homme
du Moyen Âge.
Jacques VALLÉE
20 Ibid., pp. 389-390.
21 Pierre Elliott Trudeau, op. cit., p. IX.
8
9
22
Quinze jours dans le désert
22 Les événements décrits dans ce récit se déroulent entre le 18 juillet et le
29 juillet 1831. À ce sujet, voir au tome V des Œuvres complètes (édition
Mayer), le volume Voyages en Sicile et aux États-Unis, p. 342. Voyages I
renverra désormais à ce volume, l’appellation Voyages II étant réservée au
volume Voyages en Angleterre, Irlande, Suisse et Algérie, publié dans la même
collection.
10
Une des choses qui piquaient le plus vivement notre curiosité en
venant en Amérique, c’était de parcourir les extrêmes limites de la
civilisation européenne et même, si le temps nous le permettait, de
visiter quelques-unes de ces tribus indiennes qui ont mieux aimé fuir
dans les solitudes les plus sauvages que de se plier à ce que les blancs
appellent les délices de la vie sociale. Mais il est plus difficile qu’on
ne croit de rencontrer aujourd’hui le désert. À partir de New York et
à mesure que nous avancions vers le nord-ouest, le but de notre
voyage semblait fuir devant nous. Nous parcourions des lieux
célèbres dans l’histoire des Indiens ; nous rencontrions des vallées
qu’ils ont nommées ; nous traversions des fleuves qui portent encore
le nom de leurs tribus mais partout, la hutte du sauvage avait fait
place à la maison de l’homme civilisé. Les bois étaient tombés, la
solitude prenait une vie.
Cependant nous semblions marcher sur les traces des indigènes. Il
y a dix ans, nous disait-on, ils étaient ici ; là, cinq ans ; là, deux ans.
Au lieu où vous voyez la plus belle église du village, nous racontait
celui-ci, j’ai abattu le premier arbre de la forêt. Ici, nous racontait un
autre, se tenait le grand conseil de la Confédération des Iroquois. – Et
que sont devenus les Indiens, disais-je ? – Les Indiens, reprenait
notre hôte, ils ont été je ne sais trop où, par-delà les Grands Lacs.
C’est une race qui s’éteint ; ils ne sont pas faits pour la civilisation :
elle les tue.
L’homme s’accoutume à tout. À la mort sur les champs de
bataille, à la mort dans les hôpitaux, à tuer et à souffrir. Il se fait à
11
tous les spectacles. Un peuple antique, le premier et le légitime
maître du continent américain, fond chaque jour comme la neige aux
rayons du soleil et disparaît à vue d’œil de la surface de la terre. Dans
les mêmes lieux et à sa place, une autre race grandit avec une rapidité
plus étonnante encore. Par elle les forêts tombent, les marais se
dessèchent ; des lacs semblables à des mers, des fleuves immenses
s’opposent en vain à sa marche triomphante. Les déserts deviennent
des villages, des villages deviennent des villes. Témoin journalier de
ces merveilles, l’Américain ne voit dans tout cela rien qui l’étonne.
Cette incroyable destruction, cet accroissement plus surprenant
encore lui paraît la marche habituelle des événements de ce monde. Il
s’y accoutume comme à l’ordre immuable de la nature.
C’est ainsi que, toujours en quête des sauvages et du désert, nous
parcourûmes les 360 milles qui séparent New York de Buffalo.
Le premier objet qui frappa notre vue fut un grand nombre
d’Indiens, qui s’étaient réunis ce jour-là à Buffalo pour recevoir le
paiement des terres qu’ils ont livrées aux États-Unis.
Je ne crois pas avoir jamais éprouvé un désappointement plus
complet qu’à la vue de ces Indiens. J’étais plein des souvenirs de M.
de Chateaubriand et de Cooper et je m’attendais à voir dans les
indigènes de l’Amérique des sauvages sur la figure desquels la nature
avait laissé la trace de quelques-unes de ces vertus hautaines
qu’enfante l’esprit de liberté, Je croyais rencontrer en eux des
hommes dont le corps avait été développé par la chasse et la guerre et
qui ne perdaient rien à être vus dans leur nudité. On peut juger de
mon étonnement en rapprochant ce portrait de celui qui va suivre :
Les Indiens que je vis ce soir-là avaient une petite stature ; leurs
membres, autant qu’on en pouvait juger sous leurs vêtements, étaient
grêles et peu nerveux ; leur peau, au lieu de présenter une teinte de
rouge cuivre, comme on le croit communément, était bronze foncé de
telle sorte qu’au premier abord, elle semblait se rapprocher beaucoup
de celle des mulâtres. Leurs cheveux noirs et luisants tombaient avec
une singulière roideur sur leurs cols et sur leurs épaules. Leurs
bouches étaient en général démesurément grandes, l’expression de
leur figure ignoble et méchante. Leur physionomie annonçait cette
profonde dépravation qu’un long abus des bienfaits de la civilisation
12
peut seul donner. On eût dit des hommes appartenant à la dernière
populace de nos grandes villes d’Europe. Et cependant c’étaient
encore des sauvages. Aux vices qu’ils tenaient de nous, se mêlait
quelque chose de barbare et d’incivilisé qui les rendait cent fois plus
repoussants encore.
Ces Indiens ne portaient pas d’armes, ils étaient couverts de
vêtements européens ; mais ils ne s’en servaient pas de la même
manière que nous. On voyait qu’ils n’étaient point faits à leur usage
et se trouvaient encore emprisonnés dans leurs replis. Aux ornements
de l’Europe, ils joignaient les produits d’un luxe barbare, des plumes,
d’énormes boucles d’oreilles et des colliers de coquillages. Les
mouvements de ces hommes étaient rapides et désordonnés, leur voix
aiguë et discordante, leurs regards inquiets et sauvages. Au premier
abord, on eût été tenté de ne voir dans chacun d’eux qu’une bête des
forêts à laquelle l’éducation avait bien pu donner l’apparence d’un
homme, mais qui n’en était pas moins restée un animal. Ces êtres
faibles et dépravés appartenaient cependant à l’une des tribus les plus
renommées de l’ancien monde américain. Nous avions devant nous,
et c’est pitié de le dire, les derniers restes de cette célèbre
Confédération des Iroquois dont la mâle sagesse n’était pas moins
connue que le courage et qui tinrent longtemps la balance entre les
deux plus grandes nations européennes.
On aurait tort toutefois de vouloir juger la race indienne sur cet
échantillon informe, ce rejeton égaré d’un arbre sauvage qui a crû
dans la boue de nos villes. Ce serait renouveler l’erreur que nous
commîmes nous-mêmes et que nous eûmes l’occasion de reconnaître
plus tard.
Le soir nous sortîmes de la ville et à peu de distance des dernières
maisons nous aperçûmes un Indien couché sur le bord de la route.
C’était un jeune homme. Il était sans mouvement et nous le crûmes
mort. Quelques gémissements étouffés qui s’échappaient
péniblement de sa poitrine nous firent connaître qu’il vivait encore et
luttait contre une de ces dangereuses ivresses causées par l’eau-de-
vie. Le soleil était déjà couché, la terre devenait de plus en plus
humide. Tout annonçait que ce malheureux rendrait là son dernier
soupir, à moins qu’il ne fût secouru. C’était l’heure où les Indiens
13
quittaient Buffalo pour regagner leur village ; de temps en temps un
groupe d’entre eux venait à passer près de nous. Ils s’approchaient,
retournaient brutalement le corps de leur compatriote pour le
reconnaître et puis reprenaient leur marche sans daigner répondre à
nos observations. La plupart de ces hommes eux-mêmes étaient
ivres. Il vint enfin une jeune Indienne qui d’abord sembla
s’approcher avec un certain intérêt. Je crus que c’était la femme ou la
sœur du mourant. Elle le considéra attentivement, l’appela à haute
voix par son nom, tâta son cœur et, s’étant assurée qu’il vivait,
chercha à le tirer de sa léthargie. Mais comme ses efforts étaient
inutiles, nous la vîmes entrer en fureur contre ce corps inanimé qui
gisait devant elle. Elle lui frappait la tête, lui tortillait le visage avec
ses mains, le foulait aux pieds. En se livrant à ces actes de férocité,
elle poussait des cris inarticulés et sauvages qui, à cette heure,
semblent encore vibrer dans mes oreilles. Nous crûmes enfin devoir
intervenir et nous lui ordonnâmes péremptoirement de se retirer. Elle
obéit, mais nous l’entendîmes en s’éloignant pousser un éclat de rire
barbare.
Revenus à la ville nous entretînmes plusieurs personnes du jeune
Indien. Nous parlâmes du danger imminent auquel il était exposé ;
nous offrîmes même de payer sa dépense dans une auberge. Tout cela
fut inutile. Nous ne pûmes déterminer personne à s’en occuper. Les
uns nous disaient : Ces hommes sont habitués à boire avec excès et à
coucher sur la terre. lis ne meurent point pour de pareils accidents.
D’autres avouaient que probablement l’Indien mourrait ; mais on
lisait sur leurs lèvres cette pensée à moitié exprimée : Qu’est-ce que
la vie d’un Indien ? C’était là le fond du sentiment général. Au milieu
de cette société si policée, si prude, si pédante de moralité et de vertu,
on rencontre une insensibilité complète, une sorte d’égoïsme froid et
implacable lorsqu’il s’agit des indigènes de l’Amérique. Les
habitants des États-Unis ne chassent pas les Indiens à cor et à cri
ainsi que faisaient les Espagnols du Mexique. Mais c’est le même
sentiment impitoyable qui anime ici comme partout ailleurs la race
européenne.
Combien de fois dans le cours de nos voyages n’avons-nous pas
rencontré d’honnêtes citadins qui nous disaient le, soir,
14
tranquillement assis au coin de leur foyer : Chaque jour le nombre
des Indiens va décroissant. Ce n’est pas cependant que nous leur
fassions souvent la guerre, mais l’eau-de-vie que nous leur vendons à
bas prix en enlève tous les ans plus que ne pourraient faire nos armes.
Ce monde-ci nous appartient, ajoutaient-ils, Dieu, en refusant à ses
premiers habitants la faculté de se civiliser, les a destinés par avance
à une destruction inévitable.
Les véritables propriétaires de ce continent sont ceux qui savent
tirer parti de ses richesses.
Satisfait de son raisonnement, l’Américain s’en va au temple où il
entend un ministre de l’Évangile lui répéter que les hommes sont
frères et que l’être éternel qui les a tous faits sur le même modèle,
leur a donné à tous le devoir de se secourir.
Le 19 juillet à dix heures du matin, nous montâmes sur le bateau à
vapeur l’Ohio, nous dirigeant vers Détroit. Une brise très forte
soufflait du nord-ouest et donnait aux eaux du lac Érié toutes les
apparences de l’agitation des vagues de l’Océan. À droite s’étendait
un horizon sans bornes, à gauche nous serrions les côtes méridionales
du lac dont souvent nous nous approchions jusqu’à la portée de la
voix. Ces côtes étaient parfaitement plates et différaient de celles de
tous les lacs que j’avais eu occasion de visiter en Europe. Elles ne
ressemblaient pas non plus aux bords de la mer. D’immenses forêts
les ombrageaient et formaient autour du lac comme une ceinture
épaisse et rarement interrompue. De temps en temps cependant le
pays change tout à coup d’aspect. Au dé tour d’un bois on aperçoit la
flèche élégante d’un clocher, des maisons éclatantes de blancheur et
de propreté, des boutiques. Deux pas plus loin, la forêt primitive et
en apparence impénétrable reprend son empire et réfléchit de
nouveau son feuillage dans les eaux du lac.
Ceux qui ont parcouru les États-Unis trouveront dans ce tableau
un emblème frappant de la société américaine. Tout y est heurté,
imprévu ; partout l’extrême civilisation et la nature abandonnée à
elle-même se trouvent en présence et en quelque sorte face à face.
C’est ce qu’on ne s’imagine point en France. Pour moi, dans mes
illusions de voyageur – et quelle classe d’hommes n’a pas les
siennes – je me figurais tout autre chose. J’avais remarqué qu’en
15
Europe, l’état plus ou moins retiré dans lequel se trouvait une
province ou une ville, sa richesse ou sa pauvreté, sa petitesse ou son
étendue exerçaient une influence immense sur les idées, les mœurs,
la civilisation tout entière de ses habitants et mettaient souvent la
différence de plusieurs siècles entre les diverses parties du même
territoire.
Je m’imaginais qu’il en était ainsi à plus forte raison dans le
Nouveau Monde et qu’un pays, peuplé d’une manière incomplète et
partielle comme l’Amérique, devait présenter toutes les conditions
d’existence et offrir l’image de la société à tous les âges.
L’Amérique, suivant moi, était donc le seul pays où l’on pût suivre
pas à pas toutes les transformations que l’état social fait subir à
l’homme et où il fût possible d’apercevoir comme une vaste chaîne
qui descendit d’anneau en anneau depuis l’opulent patricien des
villes jusqu’au sauvage du désert. C’est là, en un mot, qu’entre
quelques degrés de longitude je comptais trouver encadrée l’histoire
de l’humanité tout entière.
Rien n’est vrai dans ce tableau. De tous les pays du monde
l’Amérique est le moins propre à fournir le spectacle que j’y venais
chercher. En Amérique, plus encore qu’en Europe, il n’y a qu’une
seule société. Elle peut être riche ou pauvre, humble ou brillante,
commerçante ou agricole, mais elle se compose partout des mêmes
éléments. Le niveau d’une civilisation égale a passé sur elle.
L’homme que vous avez laissé dans les rues de New York, vous le
retrouvez au milieu des solitudes presque impénétrables : même
habillement, même esprit, même langue, mêmes habitudes, mêmes
plaisirs. Rien de rustique, rien de naïf, rien qui sente le désert, rien
même qui ressemble à nos villages. La raison de ce singulier état de
choses est facile à comprendre. Les portions de territoires les plus
anciennement et les plus complètement peuplées sont parvenues a un
haut degré de civilisation, l’instruction y a été prodiguée à profusion,
l’esprit d’égalité y a répandu une teinte singulièrement uniforme sur
les habitudes intérieures de la vie. Or, remarquez-le bien, ce sont
précisément ces mêmes hommes qui vont peupler chaque année le
désert. En Europe, chacun vit et meurt sur le sol qui l’a vu naître. En
Amérique, on ne rencontre nulle part les représentants d’une race qui
16
se serait multipliée dans la solitude après y avoir longtemps vécu
ignorée du monde et livrée à ses propres efforts. Ceux qui habitent
les lieux isolés y sont arrivés d’hier. Ils y sont venus avec les mœurs,
les idées, les besoins de la civilisation. lis ne donnent à la vie sauvage
que ce que l’impérieuse nature des choses exige d’eux. De là les plus
bizarres contrastes. On passe sans transition d’un désert dans la rue
d’une cité, des scènes les plus sauvages aux tableaux les plus riants
de la vie civilisée.
Si la nuit vous surprenant ne vous force pas de prendre gîte au
pied d’un arbre, vous avez grande chance d’arriver dans un village où
vous trouverez tout, jusqu’aux modes françaises et aux caricatures
des boulevards. Le marchand de Buffalo et de Détroit en est aussi
bien approvisionné que celui de New York, les fabriques de Lyon
travaillent pour l’un comme pour l’autre. Vous quittez les grandes
routes, vous vous enfoncez dans des sentiers à peine frayés. Vous
apercevez enfin un champ défriché, une cabane composée de troncs à
moitié équarris où le jour n’entre que par une fenêtre étroite, vous
vous croyez enfin parvenu à la demeure du paysan américain. Erreur.
Vous pénétrez dans cette cabane qui semble l’asile de toutes les
misères, mais le possesseur de ce lieu est couvert des mêmes habits