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L'ancien régime et la

révolution (1856)

Alexis de Tocqueville

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NOTE LIMINAIRE

Le   présent   volume   donne   le   texte   intégral   de   l’ouvrage   de

Tocqueville ; cependant nous n’avons pas retenu, parmi les notes

qu’il avait ajoutées à la fin du volume, celles qui ont un caractère

trop technique ou trop spécialisé.

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INTRODUCTION

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Matériaux pour une histoire de l’influence de

l’ancien régime

Le 26 décembre 1851, Tocqueville écrivait à son ami Gustave de

Beaumont, de Sorrente : « Il y a longtemps, comme vous savez, que

je   suis   préoccupé   de   l’idée   d’entreprendre   un   nouveau   livre.   J’ai

pensé cent fois que si je dois laisser quelques traces de moi dans ce

monde, ce sera bien plus par ce que j’aurai  écrit que par ce que

j’aurai   fait.   Je   me   sens   d’ailleurs   plus   en   état   de   faire   un   livre

aujourd’hui   qu’il   y   a   quinze   ans.   Je   me   suis   donc   mis,   tout   en

parcourant les montagnes de Sorrente, à chercher un sujet. Il me le

fallait contemporain, et qui me fournît le moyen de mêler les faits

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aux idées, la philosophie de l’histoire à l’histoire même.   Ce sont

pour   moi   les   conditions   du   problème.   J’avais   souvent   songé   à

l’Empire, cet acte singulier du drame encore sans dénouement qu’on

nomme la révolution française, mates j’avais toujours été rebuté par

la   vue   d’obstacles   insurmontables   et   Surtout   par   la   pensée   que

j’aurais l’air de vouloir refaire des livres célèbres déjà faits. Mais

cette fois le sujet m’est apparu sous une forme nouvelle qui m’a paru

plus abordable. J’ai pensé qu’il ne fallait pas entreprendre l’histoire

de l’Empire, mais chercher à, montrer et à taire comprendre la cause,

le   caractère,   la   portée   des   grands   événements   qui   forment   les

anneaux principaux de la chaîne de ce temps ; les faits ne seraient

plus en quelque sorte qu’une base solide et continue sur laquelle

s’appuieraient toutes les idées que j’ai clans la tête, non seulement

1 Souligné par nous.

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sur cette époque, mats sur celle qui l’a précédée et suivie, sur son

caractère, sur l’homme extraordinaire qui l’a remplie, sur la direction

par lui donnée au mouvement de la révolution française, au sort de la

nation, et à la destinée de toute l’Europe.

On pourrait faire ainsi un livre très court, un volume ou deux peut­

être, qui aurait de l’intérêt et pourrait avoir de la grandeur. Mon

esprit a travaillé sur ce nouveau cadre et il a trouvé, en s’animant un

peu, une joule d’aperçus divers qui ne l’avaient pas d’abord frappé.

Tout n’est encore qu’un nuage qui flotte devant mon imagination.

Que dites­vous de la pensée mère ? »Une autre lettre de Tocqueville

adressée au comte Louis de Kergorlay et datée du 15 décembre 1850,

de Sorrente également, est encore plus révélatrice sur l’intention de

l’auteur que les lignes précitées. « Il y a longtemps déjà », lisons­

nous dans cette lettre, « que je suis occupé, je pourrais dire troublé,

par l’idée de tenter, de nouveau, un grand ouvrage. Il me semble que

ma vraie valeur est surtout dans ces travaux de l’esprit ; que je vaux

mieux dans la pensée que dans l’action ; et que, s’il reste jamais

quelque chose de moi dans ce monde, ce sera bien plus la trace de ce

que j’ai écrit que le souvenir de ce que j’aurai fait. Les dix dernières

années, qui ont été assez stériles pour moi sous beaucoup de rapports,

m’ont   cependant   donné   des   lumières   plus   vraies   sur   les   choses

humaines et un sens plus pratique des détails, sans me faire perdre

l’habitude qu’avait prise mon Intelligence de regarder les affaires des

hommes par masses. Je me crois donc plus en état que je ne l’étais

quand j’ai écrit La Démocratie, de bien traiter un grand sujet de

littérature politique. Mais quel sujet prendre ? Plus de la moitié des

chances de succès sont là, non seulement parce qu’il faut trouver un

sujet   qui   intéresse   le   publie,   mais   surtout   parce   qu’il   faut   en

découvrir un qui m’anime moi­même et lasse sortir de moi tout ce

que je puis donner.

Je   suis   l’homme   du   monde   le   moins   propre   à   remonter   avec

quelque avantage contre le courant de mon esprit et de mon goût ; et

je tombe bien au­dessous du médiocre, du moment où je ne trouve

pas un plaisir passionné à ce que je fais. J’ai donc souvent cherché

depuis   quelques   années   (toutes   les   lois   du   moins   qu’un   peu   de

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tranquillité me permettait de regarder autour de moi et de voir autre

chose et plus loin que la petite mêlée dans laquelle j’étais en gagé),

j’ai cherché, dis­je, quel sujet je pourrais prendre ; et jamais je n’ai

rien   aperçu   qui   me   plût   complètement   ou   plutôt   qui   me   saisît.

Cependant, voilà la jeunesse passée, et le temps qui marche ou, pour

mieux dire, qui court sur la pente de l’âge mûr ; les bornes de la vie

se découvrent plus clairement et de plus près, et le champ de l’action

se   resserre.   Toutes   ces   réflexions,   je   pourrais   dire   toutes   ces

agitations d’esprit, m’ont naturellement porté, dans la solitude où

j’habite, à rechercher plus sérieusement et plus profondément l’idée­

mère d’un livre, et j’ai senti le goût de te communiquer ce qui m’est

venu dans l’imagination et de te demander ton avis. Je ne puis songer

qu’à un sujet contemporain. Il n’y a, au fond, que les choses de notre

temps qui intéressent le public et qui m’intéressent moi­même. La

grandeur et la singularité du spectacle que présente le monde de nos

jours absorbe trop l’attention pour qu’on puisse attacher beaucoup de

prix à ces curiosités historiques qui suffisent aux sociétés oisives et

érudites. Mais quel sujet contemporain choisir ? Ce qui aurait le plus

d’originalité   et   ce   qui   conviendrait   le   mieux   à   la   nature   et   aux

habitudes de mon intelligence, serait un ensemble de réflexions et

d’aperçus sur le temps actuel, un libre jugement sur nos sociétés

modernes et la prévision de leur avenir probable.

Mais quand je viens ci chercher le nœud d’un pareil sujet, le point

où toutes les idées qu’il fait naître se rencontrent et se lient, je ne le

trouve pas. Je vois des parties d’un tel ouvrage, je n’aperçois pas

d’ensemble ; j’ai bien les fils, mais la trame me manque pour faire la

toile. Il me faut trouver quelque part, pour mes idées, la base solide et

continue   des   faits.   Je   ne   puis   rencontrer   cela   qu’en   écrivant

l’histoire ;   en   m’attachant   à   une   époque   dont   le   récit   me   serve

d’occasion pour peindre les hommes et les choses dé notre siècle, et

me permette de faire de toutes ces peintures détachées un tableau. Il

n’y a que le long drame de la Révolution française qui puisse fournir

cette époque. J’ai depuis longtemps la pensée, que je t’ai exprimée, je

crois, de choisir dans cette grande étendue de temps qui va de 1789

jusqu’à   nos   jours,   et   que   je   continue   à   appeler   la   Révolution

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française, les dix ans de l’Empire, la naissance, le développement, la

décadence   et   la   chute   de   cette   prodigieuse   entreprise.   Plus   j’y

réfléchis, et plus je crois que l’époque à peindre serait bien choisie.

En elle­même, elle est non seulement grande, mais singulière, unique

même ; et cependant, jusqu’à présent, du moins à mon avis, elle a été

reproduite avec de fausses ou de vulgaires couleurs. Elle jette, de

plus, une vive lumière sur l’époque qui l’a précédée et sur celle qui la

suit. C’est certainement un des actes de la Révolution française qui

fait   le   mieux   juger   toute   la   pièce,   et   permet   le   plus   de   dire   sur

l’ensemble de celle­ci tout ce qu’on peut avoir à en dire. Mon doute

porte bien moins sur le choix du sujet que sur la façon de le traiter.

Ma première pensée avait été de refaire à ma manière le livre de M.

Thiers ; d’écrire l’action même de l’Empire, en évitant seulement de

m’étendre   sur   la   partie   militaire,   que   M.   Thiers   a   reproduite,   au

contraire, avec tant de, complaisance et de talent.

Mais, en y réfléchissant, il me vient de grandes hésitations à traiter

le   sujet   de   cette   manière.   Ainsi   envisagé,   l’ouvrage   serait   une

entreprise de  très longue haleine.  De plus, le mérite  principal de

l’historien est de savoir bien taire le tissu des faits, et j’ignore si cet

art est à ma portée. Ce à quoi j’ai le mieux réussi jusqu’à présent,

c’est à juger les faits plutôt qu’à les raconter ; et, dans cette histoire

proprement dite, cette faculté que je me connais n’aurait à s’exercer

que de loin en loin et d’une façon secondaire, à moins de sortir du

genre et d’alourdir le récit. Enfin, il y a une certaine affectation à

reprendre le chemin que vient de suivre M. Thiers. Le publie vous

sait rarement gré de ces tentatives ; et quand deux écrivains prennent

le même sujet, il est naturellement porté à croire que le dernier n’a

plus rien à lut apprendre. Voilà mes doutes ; je te les expose pour

avoir ton avis.

« À cette première manière d’envisager le sujet en a succédé dans

mon   esprit   une   autre   que   voici :   il   ne   s’agirait   plus   d’un   long

ouvrage, mais d’un livre assez court, un volume peut­être. Je ne ferai

plus, à proprement parler, l’histoire de l’Empire, mais un ensemble

de réflexions et de jugements sur cette histoire. J’indiquerais les faits,

sans doute, et j’en suivrais le fil ; mais ma principale affaire ne serait

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pas   de   les   raconter.   J’aurais,   surtout,   à   faire   comprendre   les

principaux,   à   taire   voir   les   causes   diverses   qui   en   sont   sorties ;

comment l’Empire est venu ; comment il a pu s’établir au milieu de

la société créée par la Révolution ; quels ont été les moyens dont il

s’est servi ; quelle était la nature vraie de l’homme qui l’a fondé ; ce

qui a fait son succès, ce qui a fait ses revers ; l’influence passagère et

l’influence durable qu’il a exercée sur les destinées du monde et en

particulier sur celles de la France.

Il me semble qu’il se trouve là la matière d’un très grand livre.

Mais les difficultés sont immenses. L’une de celles qui me troublent

le plus l’esprit vient du mélange d’histoire proprement dite avec la

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philosophie historique.  Je n’aperçois pas encore comment mêler des

deux choses (et il faut pourtant qu’elles le soient, car on pourrait dire

que la première est la toile, et la seconde la couleur, et qu’il est

nécessaire d’avoir à la fois les deux pour faire le tableau). Je crains

que l’une ne nuise à l’autre, et que je ne manque de Part infini qui

serait nécessaire pour bien choisir les faits qui doivent pour ainsi dire

soutenir les idées ; en raconter assez pour que le lecteur soit conduit

naturellement d’une réflexion à une autre par l’intérêt du récit, et

n’en pas trop dire afin que le caractère de l’ouvrage demeure visible.

Le modèle inimitable de ce genre est dans le livre de Montesquieu

sur la grandeur et la décadence des Romains. On y passe pour ainsi

dire   à   travers   l’histoire   romaine   sans   s’arrêter ;   et   cependant   on

aperçoit   assez   de   cette   histoire   pour   désirer   les   explications   de

l’auteur et pour les comprendre. Mais indépendamment de ce que de

si grands modèles sont toujours fort au­dessus de toutes les copies,

Montesquieu a trouvé dans son livre des facilités qu’il n’aurait pas

eues dans celui dont je parle.

S’occupant d’une époque très­vaste et très­éloignée, il pouvait ne

choisir que de loin en loin les plus grands faits, et ne dire à propos de

ces faits que des choses très générales. S’il avait dû se renfermer

dans un espace de dix ans et chercher son chemin  à travers une

multitude de faits détaillés et précis, la difficulté de l’ouvre eût été

beaucoup plus grande assurément.

2 Souligné par nous.

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« J’ai cherché dans tout ce qui précède à te faire bien comprendre

l’état de mon esprit. Toutes les idées que je viens de t’exprimer l’ont

mis fort en travail ; mais il s’agite encore au milieu des ténèbres, ou

du   moins   il   n’aperçoit   que   des   demi­clartés   qui   lui   permettent

seulement d’apercevoir la grandeur du sujet, sans le mettre en état de

reconnaître ce qui se trouve dans ce vaste espace. Je voudrais bien

que tu m’aidasses à y voir plus clair. J’ai l’orgueil de croire que je

suis plus propre que personne à apporter dans un pareil sujet une

grande liberté d’esprit, et à y parler sans passion et sans réticence des

hommes et des choses. Car, quant aux hommes, quoiqu’ils aient vécu

de notre temps, je suis sûr de n’avoir à leur égard ni amour ni haine ;

et quant aux formes des choses qu’on nomme des constitutions, des

lois, des dynasties, des classes, elles n’ont pour ainsi dire, je ne dirai

pas de valeur, mais d’existence à mes yeux, indépendamment des

effets qu’elles produisent. Je n’ai pas de traditions, je n’ai pas de

parti, je n’ai point de cause, si ce n’est celle de la liberté et de la

dignité humaine ; de cela, j’en suis sûr ; et pour un travail de cette

sorte, une disposition et un naturel de cette espèce sont aussi utiles

qu’ils sont souvent nuisibles quand il s’agit non plus de parler sur les

affaires humaines, mais de s’y mêler… »

Personne   ne   saurait   définir   le   but   et   la   méthode   de   L’Ancien

Régime   plus   clairement   que   l’auteur   lui­même.   Il   est   peut­être

nécessaire de souligner que Tocqueville mentionne dans ces deux

lettres la difficulté qui le trouble le plus : « le mélange d’histoire

proprement dite avec la philosophie historique ».

En  effet,   ce  qui   donne   à  son  livre   un  caractère   unique  est   ce

« mélange ». Toutes les histoires de la Révolution, écrites avant ou

après  Tocqueville,   sont   datées,  marquées  par  les   époques  qui  les

firent naître ; mais l’ouvrage de Tocqueville restera toujours frais et

nouveau,   parce   qu’il   s’agit   d’un   livre   de   sociologie   historique

comparée. Ni la Scienza Nuova de Vico, ni l’Esprit des Lois de

Montesquieu,   ni   les   Réflexions   sur   l’histoire   universelle   de

Burckhardt   n’ont   vieilli,   même   si   nos   méthodes   historiques   ou

sociologiques   sont   devenues   plus   spécialisées.   Sans   doute   il   faut

placer l’Ancien Régime dans cet ordre de livres classiques.

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En juin 1856, après cinq ans de recherches profondes, L’Ancien

Régime fut publié. Presque en même temps, l’ouvrage parut aussi en

Angleterre, traduit par l’ami de Tocqueville, Henry Reeve, qui avait

déjà traduit De la démocratie en Amérique ; sa cousine, Lady Duff

Gordon, l’aida à faire la traduction. « Elle fait ce métier­là dans la

perfection », écrit Reeve à Tocqueville. Dans la même lettre du 27

avril 1856, Reeve dit à son ami : « Plus j’approfondis les chapitres de

votre livre que j’ai déjà reçus, plus j’en suis pénétré et enchanté. Tout

y est frappé comme une œuvre d’art, et j’y retrouve la trace et la

vérité de la sculpture grecque. » Reeve était le premier lecteur de

l’ouvrage   de   Tocqueville.   Il   compare   L’Ancien   Régime,   dans

l’œuvre de Tocqueville, avec la place que l’Esprit des Lois prend

dans les travaux de Montesquieu. (Lettre de Reeve à Tocqueville du

20 mai 1856.)

Entre   1856   et   1859   – l’année   de   la   mort   prématurée   de

Tocqueville – l’ouvrage atteignit quatre éditions en France ; deux en

1856 ; une en 1857 et la dernière, qui forme la base de la présente

édition, en 1859, mais elle a été publiée en décembre 1858. C’est la

4e   édition ;   une   autre   a   été   publiée   en   1860,   nommée   aussi   41

édition. Une nouvelle édition appelée à tort 7e édition a été publiée

en 1866 par Gustave de Beaumont, comme tome IV de son édition

des   Œuvres   complètes.   J’ai   pu   trouver   les   éditions   suivantes

postérieures  à 1866 : 1878, 1887, 1900, 1902, 1906, 1911, 1919,

1921,   1928,   1934.   Ce   qui   tait   en   tout   seize   éditions   en   France,

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représentant 25.000 exemplaires . En Angleterre, l’édition Reeve fut

publiée en 2e édition en 1873, augmentée de sept chapitres tirés du

volume VIII des Œuvres complètes (éd. Beaumont) ; la 3e édition

Reeve fut publiée en 1888. En 1904, The Clarendon Press, Oxford,

publia   une   édition   française   de   L’Ancien   Régime   avec   une

introduction et des notes de G. W. Headlam ; cette  édition a  été

réimprimée en 1916, 1921, 1923, 1925, 1933 et 1949. En plus, la

librairie   Basil   Blackwell   publia   en   1933   une   nouvelle   traduction

anglaise de L’Ancien Régime, par les soins de M. W. Patterson,

3 Nous   sommes   profondément   reconnaissants   aux   Éditions   Calmann­Lévy

d’avoir bien voulu nous donner ce renseignement.

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malheureusement   sans   les   notes   importantes   que   Tocqueville   a

ajoutées à son ouvrage ; cette édition a été réimprimée en 1947 et

1949.   On   voit   qu’il   y   a   jusqu’à   maintenant   treize   éditions   de

L’Ancien Régime en Angleterre. Ce livre est devenu partie intégrante

de la civilisation britannique. Ce fait n’est pas difficile à expliquer.

Dès le commencement du XXe siècle, les autorités de l’Université

d’Oxford ont institué L’Ancien Régime comme textbook, manuel de

base pour tous les étudiants d’histoire et de sciences sociales. En

Amérique, l’ouvrage de Tocqueville fut publié également en 1856

sous le titre : The Old Regime and the Revolution, traduit par John

Bonner ; les  éditeurs  étaient Harper and Brothers. Une traduction

allemande,   par   les   soins   de   Arnold   Boscowitz,   parut   en   1856,

intitulée : Das alte Staatswesen und die Revolution ; l’éditeur était

Hermann Mendelsohn, Leipzig.

On pourrait facilement écrire un livre sur la pénétration des idées

de   L’Ancien   Régime   parmi   les   lecteurs   contemporains.   Nous

indiquons seulement quelques filiations. Ainsi Charles de Résumat

écrivait dans l’article précité sur l’ouvrage de son ami : « Il faut se

rappeler l’idée fondamentale de son premier ouvrage. Il y a plus de

vingt ans qu’appliquant cette idée à l’Europe, il terminait son livre

sur l’Amérique par la conclusion dont voici les termes : « Ceux­là

me semblent bien aveugles qui pensent retrouver la monarchie de

Henri IV ou de Louis XIV. Quant à moi, lorsque je considère l’état

où sont déjà arrivées plusieurs nations européennes et celui où toutes

les autres tendent, je me sens porté à croire que bientôt, parmi elles, il

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ne se trouvera plus de place que pour la liberté démocratique   ou

pour la tyrannie des césars. »

De cette pensée, conçue dès longtemps, il a pu depuis lors étudier

dans les choses le fort et le faible, restreindre la généralité, limiter

l’application ou constater la justesse ; mais la démocratie n’a pas

4 « II ne faudrait pas croire », ajoute Rémusat dans une note, « que par cette

expression   l’auteur   entendit   exclusivement   la   liberté   sous   la   forme

républicaine. Il dit formellement dans le même chapitre qu’il croit, ailleurs

qu’en   Amérique,   à   la   possibilité   d’une   alliance   de   la   monarchie,   de   la

démocratie et de la liberté. »

12

cessé de lui paraître le fait dominant du monde contemporain, le

danger   ou   l’espérance,   la   grandeur   ou   la   petitesse   du   sociétés

actuelles dans un prochain avenir. Il a, dans la préface de son nouvel

écrit, résumé sous une forme vive et frappante les caractères de ces

sociétés, quand le principe démocratique a commencé à s’emparer

d’elles. Le tableau est tracé d’une main ferme et sûre qui n’outre rien,

qui ne néglige rien, qui sait unir la précision du dessin à la vérité du

coloris. On y voit que le peintre, avec son talent, a conservé son point

de vue. Il n’a pas changé de système, de manière ou d’idées. Ni une

expérience   de   vingt   ans,   ni   quatre   ans   d’études   et   de   réflexions

consacrées à son ouvrage, n’ont altéré ses convictions. Grâces lui en

soient rendues, il croit encore ce qu’il pense. » Ajoutons à ces lignes

le témoignage d’un autre ami de Tocqueville, Jean­Jacques Ampère :

« Aujourd’hui, M. de Tocqueville, ayant vécu dans les Chambres et

passé par le pouvoir, confirmé ses théories par l’expérience et donné

a ses principes l’autorité de son caractère, a employé le loisir que lui

font les circonstances actuelles à méditer sur un fait plus vaste que la

démocratie   américaine,   sur   la   Révolution   française.   Il   a   voulu

expliquer ce grand fait, car le besoin de son esprit est de chercher

dans les choses la raison des choses. Son but a été de découvrir par

l’histoire comment la Révolution française était sortie de l’ancien

régime. Pour y parvenir, il a tenté, ce dont on ne s’était guère avisé

avant   lui,   de   retrouver   et   de   reconstruire   l’état   vrai   de   la   vieille

société française.

Ceci a été une œuvre de véritable érudition prise aux sources,

appuyée sur les archives manuscrites de plusieurs provinces : des

notes   fort  curieuses,  placées  à   la  fin  du  volume,  en   font  loi.   Ce

travail, à lui seul, eût été très Important et très instructif ; mais, dans

la pensée de celui qui a eu le courage de l’entreprendre et de le

poursuivre,   ce   n’était   là   qu’un   moyen   d’arriver   à   l’interprétation

historique   de   la   Révolution   française,   de   comprendre   cette

Révolution et de la taire comprendre »

Du compte rendu très détaillé d’Ampère, nous retenons seulement

ces lignes : « On est saisi d’étonnement en voyant dans le livre de M.

de Tocqueville à quel point presque tout ce que l’on regarde comme

13

des résultats ou, ainsi qu’on dit, des conquêtes de la Révolution,

existait dans l’ancien régime : centralisation administrative, tutelle

administrative,   mœurs   administratives,   garantie   du   fonctionnaire

contre   le   citoyen,   multiplicité   et   amour   des   places,   conscription

même, prépondérance de Paris, extrême division de la propriété, tout

cela est antérieur à 1789. Dès lors, point de vie locale véritable ; la

noblesse n’a que des titres et des privilèges, elle n’exerce plus aucune

influence autour de soi, tout se fait par le conseil du roi, l’intendant

ou le subdélégué : nous dirions le conseil d’État, le préfet et le sous­

préfet. Il ne se passe pas moins d’un an avant qu’une commune

obtienne du pouvoir central la permission de rebâtir son presbytère

ou de relever son clocher. Cela n’a guère été dépassé depuis. Si le

seigneur ne peut plus rien, la municipalité, sauf dans les pays d’états,

peu   nombreux,   comme   on   sait,   et   auxquels   est   consacré,   dans

l’ouvrage   de   M.   de   Tocqueville,   un   excellent   appendice,   la

municipalité ne peut pas davantage.

Partout la vraie représentation municipale a disparu, depuis que

Louis   XIV   a   mis   les   municipalités   en   office,   c’est­à­dire   les   a

vendues :   grande   révolution   accomplie   sans   vue   politique,   mais

seulement pour faire de l’argent, ce qui est, dit justement M. de

Tocqueville,   bien   digne   du   mépris   de   l’histoire.   L’héroïque

commune du Moyen Âge, qui, transportée en Amérique, est devenue

le   township   des   États­Unis,   s’administrant   et   se   gouvernant   lui­

même,   en   France   n’administrait   et   ne   gouvernait   rien.   Les

fonctionnaires pouvaient toute et, pour leur rendre le despotisme plus

commode, l’État les protégeait soigneusement contre le pouvoir de

ceux qu’ils avaient lésés. En lisant ces choses, on se demande ce que

la Révolution a changé et pourquoi elle s’est faite. Mais d’autres

chapitres expliquent très bien pourquoi elle s’est faite et comment

elle a tourné ainsi…»

Sur le style de l’ouvrage de Tocqueville, l’éminent historien de la

littérature comparée s’exprime ainsi : « J’ose à peine apprécier dans

une œuvre si sérieuse les qualités purement littéraires ; cependant je

ne puis taire que le style de l’écrivain a encore grandi. Ce style est à

la loi plus large et plus souple. Chez lui la gravité n’exclut pas la

14

finesse,   et,   à   côté   des   considérations   les   plus   hautes,   le   lecteur

rencontre  une  anecdote  qui  peint  ou un  trait  piquant  qui  soulage

l’indignation pour l’ironie. Un leu intérieur court à travers ces pages

d’une raison si neuve et si sage, la passion d’une âme généreuse lu

anime   toujours ;   on   y   entend   comme   un   accent   d’honnêteté   sans

illusion et de sincérité sans violence qui tait honorer l’homme clans

l’auteur et inspire tout à la fois la sympathie et la vénération. » (J.­J.

Ampère, op. cit.)

Même dans la correspondance intime de cette époque, se retrouve

l’écho de l’ouvrage de Tocqueville. Ainsi, Cuvillier­Fleury écrit au

duc d’Aumale : « Avez­vous lu L’Ancien Régime de Tocqueville ?

Livre écrit avec un grand sens, à mon avis, une érudition supérieure

et un vrai talent (à la Montesquieu) dam quelques parties ; un peu

vague   pourtant   dans   ses   conclusions,   ce   livre   semble   accuser   un

défaut de sympathie véritable pour la Révolution française, quoique

rempli de l’aversion la plus significative pour la tyrannie. Quoi qu’il

en soit, la conclusion à tirer de l’ouvrage, indépendamment même

des   opinions   de   l’auteur,   c’est   que   la   Révolution   française   était

provoquée par les causes les plus légitimes, que le tempérament des

classes supérieures la rendait inévitable, celui du peuple irrésistible,

et que ce dernier l’a faite avec autant de colère que de raisons. Quant

à moi, cela me suffit. Littérairement, le tort du livre mi de donner

pour des révélations et avec un ton d’initiateur, des vérités connues la

plupart, et démontrées depuis longtemps, quelques­unes notamment

dans le premier et remarquable volume de l’Histoire des causes de la

Révolution   française,   par   Granier   de   Cassagnac… »   Le   duc

d’Aumale répondit : « … je voulais vous parler du livre de M. de

Tocqueville, que j’achève en ce moment. Je l’ai lu avec le plus vit

Intérêt et j’en lais le plus grand cas, bien que je ne partage pas toutes

les opinions de l’auteur, et que je ne tienne pas pour neuf tout ce

qu’il présente comme tel. Voici comme je résume les impressions

que me laisse cette lecture :

« M.   de   Tocqueville   montre   bien   que   la   Révolution   était

nécessaire, légitime, malgré ses excès, qu’elle seule pouvait détruire

les abus, affranchir le peuple, les paysans, comme dit l’auteur. Il

15

absout   la   Révolution   d’avoir   créé   une   centralisation   exagérée   et

beaucoup d’instruments de tyrannie : tout cela existait avant elle ; il

l’absout d’avoir détruit les contrepoids qui pouvait arrêter l’anarchie

ou la tyrannie : ils avaient disparu avant elle. Mais il l’accuse, non

sans quelque vraisemblance, de n’avoir su, jusqu’ici, créer aucun de

ces contrepoids dont la place, au moins, était encore marquée sous

l’ancienne   monarchie.   Il   l’accuse   d’avoir   repris   toute   la   machine

gouvernementale de l’ancien régime, et d’avoir constitué un état tel

qu’au bout de soixante ans nous avons été, pour la seconde lots, et

Dieu   sait   pour   combien   de   temps,   ramenés   à   une   tyrannie   plus

logique, plus égale, mais assurément plus complète que l’ancienne.

« Le   défaut   du   livre   est   de   ne   pas   conclure ;   d’être   un   peu

désespérant, de ne pas faire assez ressortir le bien, de ne pas indiquer

le remède au mal. Il est bon de dire la vérité au peuple, mais pas d’un

ton décourageant ; il ne faut surtout pas avoir l’air de dire  à une

grande nation qu’elle est indigne de la liberté : cela réjouit trop les

oppresseurs, les serviles et lu égoïstes.

« Avec tout cela, c’est un beau livre, que j’admire et qui mérite, je

croîs, qu’on en dise du bien, pour le fond comme pour la forme. Car,

ainsi   que   vous   le   dites,   on   y   respire   une   sincère   horreur   de   la

tyrannie, et c’est là qu’est l’ennemi. L’ancien régime est mort, pour

ne plus revenir ; mats il n’est pas permis de croire que, sur ses ruines,

on ne puisse reconstruire que le despotisme ou l’anarchie : ce sont là

les bâtards de la Révolution ; c’est la liberté seule qui est sa fille

5

légitime, et qui, avec l’aide de Dieu, chassera un jour les intrus. »

Puisque L’Ancien Régime est aussi un livre anglais, il faut que

nous disions un mot de l’accueil qu’il reçut en Angleterre. Nous

avons déjà parlé de Henry Reeves ; en tant que directeur de la revue

anglaise la plus importante de ce temps, The Edinburgh Review, et

en qualité de leader­writer du Times, son opinion enthousiaste sur le

livre était d’un grand poids. Son ami G.W. Greg publia un compte

rendu en deux articles dans ce grand journal qui, comme aujourd’hui,

donnait le ton à l’opinion. Citons quelques lignes de ces articles : « Il

5 Correspondance du duc d’Aumale et de Cuvillier­Fleury, 4 vol., Parts, 1910­

1914, vol. II, pages 333 et suivantes.

16

est rarement prudent d’aventurer une prédiction car les circonstances

peuvent ne pas rendre l’événement Inévitable. Mais, dans ce cas,

nous pouvons dire avec confiance que la gloire de M. de Tocqueville

ira   croissante   et   que   la   postérité   élargira   le   jugement   de   ses

contemporains… »   Greg   donne   alors   une   longue   analyse   de

l’ouvrage ;   elle   devait   un   jour   être   rééditée   dans   une   collection

d’études sur Alexis de Tocqueville.

Vers la fin de cette étude approfondie, Greg écrit : « Nous croyons

avoir signalé à nos lecteurs que M. de Tocqueville a écrit un livre

d’une  grande  importance,  un  livre  presque  entièrement  rempli  de

faits   inconnus   qui   conduisent   à   des   vues   de   l’histoire   qui   sont

vraiment   des   découvertes   et   des   découvertes   d’une   valeur

permanente. Cependant, ce livre n’est qu’une portion d’un ouvrage

qu’il   nous   promet   et   qui   donnera   l’application   de   toutes   ses

investigations,   car   le   présent   volume   et   ceux   antérieurs   sur

l’Amérique   ne   sont,   si   nous   comprenons   bien,   que   des   parties

détachées du même travail, – le travail littéraire de sa vie, – pour

l’estimation des perspectives de la société dans l’étape actuelle de

son développement. »

Son ami, Sir George Cornewall Lewis, chancelier de l’Échiquier

et   remarquable   savant,   remercie   Tocqueville   de   l’envoi   d’un

exemplaire de L’Ancien Régime et lui écrit dans une lettre du 30

juillet 1856 : » C’est le seul livre que j’aie jamais lu qui ait satisfait

mon   esprit   parce   qu’il   donne   une   vue   tout   à   fait   véridique   et

6

rationnelle des causes et du caractère de la Révolution française … »

Nous arrêtons Ici les exemples que nous pourrions encore donner sur

l’accueil que l’ouvrage de Tocqueville reçut en Angleterre.

Voici   maintenant   quelques   témoignages   de   l’influence   que

7

L’Ancien Régime exerça sur les générations postérieures.

6 Une biographie de Sir George Cornewall Lewis se trouve dans : G. Cornewall

Lewis : Histoire gouvernementale de l’Angleterre depuis 1770 jusqu’à 1830,

Paris, 1867.

7 Dans son remarquable petit livre : Histoire d’une Histoire esquissée pour le

troisième Cinquantenaire de la Révolution française, Paris, 1939, page 24,

Daniel Halévy écrit : « Cependant il faut mentionner un grand livre, qui est de

Tocqueville…   En   1856,   Tocqueville   publie   L’Ancien   Régime   et   la

17

Nous avons déjà Indiqué dans notre bibliographie annotée pour

8

La   Démocratie  en   Amérique   que   l’éducation   politique   de   la

génération qui réalisa la Constitution de 1875  était profondément

imprégnée par les ouvrages de Tocqueville, de Broglie et de Prévost­

Paradol. Le livre du duc de Broglie, Vues sur le Gouvernement de la

France,   Paris,   1870,   restitue   l’atmosphère   de   L’Ancien   Régime,

9

comme beaucoup de références le montrent .

L’influence de Tocqueville sur Taine était considérable. Si l’on

étudie   Les   Origines   de   la   France   contemporaine,   on   trouve   de

10

nombreuses citations qui se réfèrent à l’ouvrage de Tocqueville.  Là,

Taine écrit : « Car ce n’est point la Révolution, c’est la monarchie

qui a implanté en France la centralisation. » Taine ajoute ici à son

texte la note suivante :

« De Tocqueville, livre IL Cette vérité capitale a été établie par M.

de   Tocqueville   avec   une   perspicacité   supérieure. »   Voir   en   plus

l’extrait   des   notes   préparatoires   pour   Les   Origines   de   la   France

contemporaine,   appendice   de   l’ouvrage :   H.   Taine,   Sa   vie   et   sa

correspondance, tome III, Paris, 1905, qui contient des références à

11

l’ouvrage de Tocqueville.  Une étude approfondie de l’influence de

l’œuvre de Tocqueville sur Taine mériterait certainement d’être faite,

L’étude pénétrante de Victor Giraud, Essai sur Taine, Son œuvre et

son influence, Paris, 1932, nous donne seulement une esquisse du

problème. Giraud écrit : « … il faudrait sans doute de longues pages

pour   démêler   avec   l’exactitude   et   la   précision   désirables   tout   ce

12

qu’il   a pu puiser d’informations, d’indications fécondes, de vues

d’ensemble et de détail dans les ouvrages de Tocqueville. Celui­ci…

avait voulu précisément traiter tout le sujet qu’allait aborder Taine.

Révolution ; l’œuvre exercera une influence très longue, et nous ajournons

d’en parler. » Or, c’est justement de cette influence que j’aimerais parler.

8 1, 2, page 389

9 Cet ouvrage, tiré à un petit nombre d’exemplaires en 1861, fut saisi par la

police impériale.

10 Voir par exemple L’Ancien Régime, par Taine, 5e édition, Parts, 1876, page

99.

11 Ci. pages 300, 319.

12 Taine

18

Mais il n’avait pu, dans L’Ancien Régime et la Révolution, terminer

que   la   première   partie   de   cette   grande   œuvre ;   sur   la   suite,   qui

promettait d’être si remarquable, nous n’avons que des « Notes », des

fragments,   des   chapitres   à   peine   esquissés,   rapides   et   puissantes

13

ébauches d’une pensée frappée en pleine force par la mort . Taine

est venu utiliser les matériaux épars, reconstruire sur de nouveaux

irais et sur de plus larges fondements l’édifice inachevé ; aux lignes

sévères,   Là   la   majesté   un   peu   nue   du   monument   primitif,   il   a

substitué les riches splendeurs de son style ; mats il en a conservé

plusieurs parties importantes, et jusqu’au plan général.

L’idée maîtresse des Origines, à savoir que la Révolution a dans

toute notre histoire antérieure les plus profondes racines, était celle

aussi du livre de Tocqueville ; et j’oserais presque affirmer que les

tendances   « décentralisatrices »   de   Taine   lui   viennent   en   grande

partie de son pénétrant et hardi prédécesseur. » Comme je viens de le

dire,  une  étude  sur Tocqueville  et Taine reste  encore   à faire.  La

différence   entre   les   deux   penseurs   s’explique   peut­être   par   leur

formation   intellectuelle.   Tocqueville   abordait   les   problèmes

sociologiques en premier lieu par l’expérience pratique et une étude

profonde de l’histoire administrative et du droit, tandis que Taine

était surtout formé par la littérature, la philosophie et l’art. Il me sera

peut­être permis d’insérer &Ci un passage révélant la philosophie

14

politique de Taine, passage pris dans sa correspondance  : « J’ai bien

un idéal en politique et en religion, écrivait Taine en octobre 1862,

mais je le sais impossible en France ; c’est pourquoi je ne puis avoir

qu’une   vie   spéculative,   point   pratique.   Le   protestantisme   libre

comme en Allemagne sous Schleiermacher, ou à peu près comme

aujourd’hui   en   Angleterre ;   les   libertés   locales   ou   municipales

comme   aujourd’hui   en   Belgique,   en   Hollande,   en   Angleterre,

aboutissent à une représentation centrale. Mais le protestantisme est

contre la nature du Français, et la vie politique locale est contre la

constitution de la propriété et de la société en France. Bien à faire

13 Voir   la   partie   II   de   L’Ancien   Régime   qui   suivra   le   présent   volume

incessamment.

14 op. cit., tome II, Paris, 1904, pages 263 et suivantes

19

sinon   à   adoucir   la   centralisation   excessive,   à   persuader   au

gouvernement, dans son propre intérêt, de laisser un peu parler, à

amoindrir  la  violence  du  catholicisme  et  de  l’anti­catholicisme,   à

vivoter avec les tempéraments.

C’est ailleurs qu’il faut porter ses forces : vers la science pure,

vers le beau style, vers certaines parties des arts, vers l’industrie

élégante, vers la vie agréable et joliment mondaine, vers les grandes

idées désintéressées et universelles, vers l’augmentation du bien­être

15

général. »   Sybel, lui­même auteur d’un ouvrage important sur la

Révolution française, analyse dans cet essai le premier volume des

Origines,   non   sans   renvoyer   ses   lecteurs   au   « livre   célèbre »   de

16

Tocqueville.  Sybel avait commencé la publication de son ouvrage

en 1853.

Comme  on  le  sait,  les  Origines de  Taine  étaient  inspirées  par

l’expérience de la défaite de la France en 1871 et la Commune ; en

comparaison   avec   L’Ancien   Régime,   ce   dernier   ouvrage   était

beaucoup   plus   une   étude   sociologique   de   politique   comparée.

Tocqueville envisageait les tendances du rythme universel du monde

occidental tandis que Taine abordait son sujet sous le point de vue

d’une révolution de la société française.

En   1861,   parut   La   Cité   Antique   de   Fustel   de   Coulanges.

L’ouvrage   porte   l’empreinte   profonde   de   L’Ancien   Régime.   C.

Jullian, dans son manuel précieux : Extraits des Historiens français

du XIXe siècle (1re édition, Paris, 1896 ; nous citons d’après la 7e

édition revue, Paris, 1913) écrit : « Comme influences historiques, on

devine   chez   Fustel   de   Coulanges,   d’abord   celle   de   Montesquieu

(l’étude des formes de gouvernement), peut­être celle de Michelet, et

15 Ci. Taine. Formation de sa pensée, par André Chevrillon, Paris, 1932 ; F. C.

Roe, Taine et l’Angleterre, Paris, 1923 ; voir également A. Aulard, Taine

Historien de la Révolution française, Paris, 1907 ; Augustin Cochin, La crise

de l’Histoire révolutionnaire dans Les Sociétés de pensée et de la Démocratie,

Paris, 1921. Voir aussi Heinrich von Sybel, Der alte Staat und die Revolution

in Frankreich dans Kleine historische Schriften, Stuttgart, 1880, pages 229 et

suivantes.

16 Ci.   H.   von   Sybel,   Geschichte   der   Revolutionszeit,   1789­1800,   10   vol.,

Stuttgart, 1897.

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bien davantage celle de Tocqueville (le rôle du sentiment religieux

dans la vie de la société). Il ne serait pas étonnant que L’Ancien

Régime eût une action décisive sur le talent de Fustel : dans La Cité

Antique, nous retrouverons la même manière d’exposer, la même

allure inductive, et le même désir de ramener un livre a deux ou trots

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idées   directrices » .   Quelques   pages   plus   loin,   Jullian   revient   à

nouveau sur ce sujet : « L’action de Tocqueville est cependant plus

marquée encore que celle de Michelet dans La Cité Antique. Le titre

même de l’Introduction : « De la nécessité d’étudier la plus vieille

croyance   des   anciens   pour   connaître   tours   institutions »,   semble

calqué sur le début de La Démocratie en Amérique. Un des grands

mérites du livre sur L’Ancien Régime et la Révolution est d’avoir

montré  combien,  après   1789,  les  institutions,  les  habitudes,  l’état

d’esprit d’autrefois ont persisté dans la France nouvelle, à son insu

légataire universelle de La France monarchique. Fustel de Coulanges

montrait dans son livre la longue persistance des traditions et des

coutumes religieuses ; et cette loi de la continuité n’a nulle part été

plus admirablement définie que dans ces lignes de La Cité Antique :

« Le passé ne meurt jamais complètement pour l’homme.

L’homme peut bien l’oublier, mais il la garde toujours en lui. Car,

tel qu’il est à chaque époque, il est le produit et le résumé de toutes

les époques antérieures. S’il descend en son âme, il peut retrouver et

distinguer ces différentes époques d’après ce que chacune d’elles a

laissé  en  lui. »  Sur  Fustel  de   Coulanges,  cf.  l’ouvrage  capital   de

l’historien suisse E. Fueter, Geschichte der neueren Historiographie,

Munich et Berlin, 1911, pages 560 et suivantes ; E. Champion, Les

Idées politiques et religieuses de Fustel de Coulanges, Paris, 1903 ;

J.­M. Tourneur­Aumont, Fustel de Coulanges, Paris, 1931, pages 59

et suivantes.

D’ailleurs, dans le livre précité de Jullian, on trouve une brève et

très belle appréciation de l’importance de l’ouvrage de Tocqueville,

appréciation qu’on lira avec profit : « Le livre de Tocqueville est,

avec La Cité Antique, l’œuvre historique la plus originale et la mieux

17 pages XCI et suivantes

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faite que le XIXe siècle ait produite… »  Jullian classe Tocqueville

comme historien philosophique ; nous dirons peut­être, aujourd’hui,

historien   sociologique.  La   Société  féodale,   de   Marc   Bloch,   est

probablement   l’exemple   typique   de   l’histoire   sociologique

contemporaine.

Le   grand   ouvrage   d’Albert   Sorel,   L’Europe   et   la   Révolution

française,   8   vol.,   Parts,   1885­1904,   est   également   marqué   par

l’influence   toujours   agissante   de   Tocqueville.   Eugène   d’Eichthal,

dans son livre Alexis de Tocqueville et la Démocratie libérale, Parts,

1897, consacre un chapitre entier à L’Ancien Régime où il souligne

l’influence de ce dernier sur Albert Sorel.