1
Alexis de Tocqueville
2
Le présent volume donne le texte intégral de l’ouvrage de
Tocqueville ; cependant nous n’avons pas retenu, parmi les notes
qu’il avait ajoutées à la fin du volume, celles qui ont un caractère
trop technique ou trop spécialisé.
3
4
Le 26 décembre 1851, Tocqueville écrivait à son ami Gustave de
Beaumont, de Sorrente : « Il y a longtemps, comme vous savez, que
je suis préoccupé de l’idée d’entreprendre un nouveau livre. J’ai
pensé cent fois que si je dois laisser quelques traces de moi dans ce
monde, ce sera bien plus par ce que j’aurai écrit que par ce que
j’aurai fait. Je me sens d’ailleurs plus en état de faire un livre
aujourd’hui qu’il y a quinze ans. Je me suis donc mis, tout en
parcourant les montagnes de Sorrente, à chercher un sujet. Il me le
fallait contemporain, et qui me fournît le moyen de mêler les faits
1
aux idées, la philosophie de l’histoire à l’histoire même. Ce sont
pour moi les conditions du problème. J’avais souvent songé à
l’Empire, cet acte singulier du drame encore sans dénouement qu’on
nomme la révolution française, mates j’avais toujours été rebuté par
la vue d’obstacles insurmontables et Surtout par la pensée que
j’aurais l’air de vouloir refaire des livres célèbres déjà faits. Mais
cette fois le sujet m’est apparu sous une forme nouvelle qui m’a paru
plus abordable. J’ai pensé qu’il ne fallait pas entreprendre l’histoire
de l’Empire, mais chercher à, montrer et à taire comprendre la cause,
le caractère, la portée des grands événements qui forment les
anneaux principaux de la chaîne de ce temps ; les faits ne seraient
plus en quelque sorte qu’une base solide et continue sur laquelle
s’appuieraient toutes les idées que j’ai clans la tête, non seulement
1 Souligné par nous.
5
sur cette époque, mats sur celle qui l’a précédée et suivie, sur son
caractère, sur l’homme extraordinaire qui l’a remplie, sur la direction
par lui donnée au mouvement de la révolution française, au sort de la
nation, et à la destinée de toute l’Europe.
On pourrait faire ainsi un livre très court, un volume ou deux peut
être, qui aurait de l’intérêt et pourrait avoir de la grandeur. Mon
esprit a travaillé sur ce nouveau cadre et il a trouvé, en s’animant un
peu, une joule d’aperçus divers qui ne l’avaient pas d’abord frappé.
Tout n’est encore qu’un nuage qui flotte devant mon imagination.
Que ditesvous de la pensée mère ? »Une autre lettre de Tocqueville
adressée au comte Louis de Kergorlay et datée du 15 décembre 1850,
de Sorrente également, est encore plus révélatrice sur l’intention de
l’auteur que les lignes précitées. « Il y a longtemps déjà », lisons
nous dans cette lettre, « que je suis occupé, je pourrais dire troublé,
par l’idée de tenter, de nouveau, un grand ouvrage. Il me semble que
ma vraie valeur est surtout dans ces travaux de l’esprit ; que je vaux
mieux dans la pensée que dans l’action ; et que, s’il reste jamais
quelque chose de moi dans ce monde, ce sera bien plus la trace de ce
que j’ai écrit que le souvenir de ce que j’aurai fait. Les dix dernières
années, qui ont été assez stériles pour moi sous beaucoup de rapports,
m’ont cependant donné des lumières plus vraies sur les choses
humaines et un sens plus pratique des détails, sans me faire perdre
l’habitude qu’avait prise mon Intelligence de regarder les affaires des
hommes par masses. Je me crois donc plus en état que je ne l’étais
quand j’ai écrit La Démocratie, de bien traiter un grand sujet de
littérature politique. Mais quel sujet prendre ? Plus de la moitié des
chances de succès sont là, non seulement parce qu’il faut trouver un
sujet qui intéresse le publie, mais surtout parce qu’il faut en
découvrir un qui m’anime moimême et lasse sortir de moi tout ce
que je puis donner.
Je suis l’homme du monde le moins propre à remonter avec
quelque avantage contre le courant de mon esprit et de mon goût ; et
je tombe bien audessous du médiocre, du moment où je ne trouve
pas un plaisir passionné à ce que je fais. J’ai donc souvent cherché
depuis quelques années (toutes les lois du moins qu’un peu de
6
tranquillité me permettait de regarder autour de moi et de voir autre
chose et plus loin que la petite mêlée dans laquelle j’étais en gagé),
j’ai cherché, disje, quel sujet je pourrais prendre ; et jamais je n’ai
rien aperçu qui me plût complètement ou plutôt qui me saisît.
Cependant, voilà la jeunesse passée, et le temps qui marche ou, pour
mieux dire, qui court sur la pente de l’âge mûr ; les bornes de la vie
se découvrent plus clairement et de plus près, et le champ de l’action
se resserre. Toutes ces réflexions, je pourrais dire toutes ces
agitations d’esprit, m’ont naturellement porté, dans la solitude où
j’habite, à rechercher plus sérieusement et plus profondément l’idée
mère d’un livre, et j’ai senti le goût de te communiquer ce qui m’est
venu dans l’imagination et de te demander ton avis. Je ne puis songer
qu’à un sujet contemporain. Il n’y a, au fond, que les choses de notre
temps qui intéressent le public et qui m’intéressent moimême. La
grandeur et la singularité du spectacle que présente le monde de nos
jours absorbe trop l’attention pour qu’on puisse attacher beaucoup de
prix à ces curiosités historiques qui suffisent aux sociétés oisives et
érudites. Mais quel sujet contemporain choisir ? Ce qui aurait le plus
d’originalité et ce qui conviendrait le mieux à la nature et aux
habitudes de mon intelligence, serait un ensemble de réflexions et
d’aperçus sur le temps actuel, un libre jugement sur nos sociétés
modernes et la prévision de leur avenir probable.
Mais quand je viens ci chercher le nœud d’un pareil sujet, le point
où toutes les idées qu’il fait naître se rencontrent et se lient, je ne le
trouve pas. Je vois des parties d’un tel ouvrage, je n’aperçois pas
d’ensemble ; j’ai bien les fils, mais la trame me manque pour faire la
toile. Il me faut trouver quelque part, pour mes idées, la base solide et
continue des faits. Je ne puis rencontrer cela qu’en écrivant
l’histoire ; en m’attachant à une époque dont le récit me serve
d’occasion pour peindre les hommes et les choses dé notre siècle, et
me permette de faire de toutes ces peintures détachées un tableau. Il
n’y a que le long drame de la Révolution française qui puisse fournir
cette époque. J’ai depuis longtemps la pensée, que je t’ai exprimée, je
crois, de choisir dans cette grande étendue de temps qui va de 1789
jusqu’à nos jours, et que je continue à appeler la Révolution
7
française, les dix ans de l’Empire, la naissance, le développement, la
décadence et la chute de cette prodigieuse entreprise. Plus j’y
réfléchis, et plus je crois que l’époque à peindre serait bien choisie.
En ellemême, elle est non seulement grande, mais singulière, unique
même ; et cependant, jusqu’à présent, du moins à mon avis, elle a été
reproduite avec de fausses ou de vulgaires couleurs. Elle jette, de
plus, une vive lumière sur l’époque qui l’a précédée et sur celle qui la
suit. C’est certainement un des actes de la Révolution française qui
fait le mieux juger toute la pièce, et permet le plus de dire sur
l’ensemble de celleci tout ce qu’on peut avoir à en dire. Mon doute
porte bien moins sur le choix du sujet que sur la façon de le traiter.
Ma première pensée avait été de refaire à ma manière le livre de M.
Thiers ; d’écrire l’action même de l’Empire, en évitant seulement de
m’étendre sur la partie militaire, que M. Thiers a reproduite, au
contraire, avec tant de, complaisance et de talent.
Mais, en y réfléchissant, il me vient de grandes hésitations à traiter
le sujet de cette manière. Ainsi envisagé, l’ouvrage serait une
entreprise de très longue haleine. De plus, le mérite principal de
l’historien est de savoir bien taire le tissu des faits, et j’ignore si cet
art est à ma portée. Ce à quoi j’ai le mieux réussi jusqu’à présent,
c’est à juger les faits plutôt qu’à les raconter ; et, dans cette histoire
proprement dite, cette faculté que je me connais n’aurait à s’exercer
que de loin en loin et d’une façon secondaire, à moins de sortir du
genre et d’alourdir le récit. Enfin, il y a une certaine affectation à
reprendre le chemin que vient de suivre M. Thiers. Le publie vous
sait rarement gré de ces tentatives ; et quand deux écrivains prennent
le même sujet, il est naturellement porté à croire que le dernier n’a
plus rien à lut apprendre. Voilà mes doutes ; je te les expose pour
avoir ton avis.
« À cette première manière d’envisager le sujet en a succédé dans
mon esprit une autre que voici : il ne s’agirait plus d’un long
ouvrage, mais d’un livre assez court, un volume peutêtre. Je ne ferai
plus, à proprement parler, l’histoire de l’Empire, mais un ensemble
de réflexions et de jugements sur cette histoire. J’indiquerais les faits,
sans doute, et j’en suivrais le fil ; mais ma principale affaire ne serait
8
pas de les raconter. J’aurais, surtout, à faire comprendre les
principaux, à taire voir les causes diverses qui en sont sorties ;
comment l’Empire est venu ; comment il a pu s’établir au milieu de
la société créée par la Révolution ; quels ont été les moyens dont il
s’est servi ; quelle était la nature vraie de l’homme qui l’a fondé ; ce
qui a fait son succès, ce qui a fait ses revers ; l’influence passagère et
l’influence durable qu’il a exercée sur les destinées du monde et en
particulier sur celles de la France.
Il me semble qu’il se trouve là la matière d’un très grand livre.
Mais les difficultés sont immenses. L’une de celles qui me troublent
le plus l’esprit vient du mélange d’histoire proprement dite avec la
2
philosophie historique. Je n’aperçois pas encore comment mêler des
deux choses (et il faut pourtant qu’elles le soient, car on pourrait dire
que la première est la toile, et la seconde la couleur, et qu’il est
nécessaire d’avoir à la fois les deux pour faire le tableau). Je crains
que l’une ne nuise à l’autre, et que je ne manque de Part infini qui
serait nécessaire pour bien choisir les faits qui doivent pour ainsi dire
soutenir les idées ; en raconter assez pour que le lecteur soit conduit
naturellement d’une réflexion à une autre par l’intérêt du récit, et
n’en pas trop dire afin que le caractère de l’ouvrage demeure visible.
Le modèle inimitable de ce genre est dans le livre de Montesquieu
sur la grandeur et la décadence des Romains. On y passe pour ainsi
dire à travers l’histoire romaine sans s’arrêter ; et cependant on
aperçoit assez de cette histoire pour désirer les explications de
l’auteur et pour les comprendre. Mais indépendamment de ce que de
si grands modèles sont toujours fort audessus de toutes les copies,
Montesquieu a trouvé dans son livre des facilités qu’il n’aurait pas
eues dans celui dont je parle.
S’occupant d’une époque trèsvaste et trèséloignée, il pouvait ne
choisir que de loin en loin les plus grands faits, et ne dire à propos de
ces faits que des choses très générales. S’il avait dû se renfermer
dans un espace de dix ans et chercher son chemin à travers une
multitude de faits détaillés et précis, la difficulté de l’ouvre eût été
beaucoup plus grande assurément.
2 Souligné par nous.
9
« J’ai cherché dans tout ce qui précède à te faire bien comprendre
l’état de mon esprit. Toutes les idées que je viens de t’exprimer l’ont
mis fort en travail ; mais il s’agite encore au milieu des ténèbres, ou
du moins il n’aperçoit que des demiclartés qui lui permettent
seulement d’apercevoir la grandeur du sujet, sans le mettre en état de
reconnaître ce qui se trouve dans ce vaste espace. Je voudrais bien
que tu m’aidasses à y voir plus clair. J’ai l’orgueil de croire que je
suis plus propre que personne à apporter dans un pareil sujet une
grande liberté d’esprit, et à y parler sans passion et sans réticence des
hommes et des choses. Car, quant aux hommes, quoiqu’ils aient vécu
de notre temps, je suis sûr de n’avoir à leur égard ni amour ni haine ;
et quant aux formes des choses qu’on nomme des constitutions, des
lois, des dynasties, des classes, elles n’ont pour ainsi dire, je ne dirai
pas de valeur, mais d’existence à mes yeux, indépendamment des
effets qu’elles produisent. Je n’ai pas de traditions, je n’ai pas de
parti, je n’ai point de cause, si ce n’est celle de la liberté et de la
dignité humaine ; de cela, j’en suis sûr ; et pour un travail de cette
sorte, une disposition et un naturel de cette espèce sont aussi utiles
qu’ils sont souvent nuisibles quand il s’agit non plus de parler sur les
affaires humaines, mais de s’y mêler… »
Personne ne saurait définir le but et la méthode de L’Ancien
Régime plus clairement que l’auteur luimême. Il est peutêtre
nécessaire de souligner que Tocqueville mentionne dans ces deux
lettres la difficulté qui le trouble le plus : « le mélange d’histoire
proprement dite avec la philosophie historique ».
En effet, ce qui donne à son livre un caractère unique est ce
« mélange ». Toutes les histoires de la Révolution, écrites avant ou
après Tocqueville, sont datées, marquées par les époques qui les
firent naître ; mais l’ouvrage de Tocqueville restera toujours frais et
nouveau, parce qu’il s’agit d’un livre de sociologie historique
comparée. Ni la Scienza Nuova de Vico, ni l’Esprit des Lois de
Montesquieu, ni les Réflexions sur l’histoire universelle de
Burckhardt n’ont vieilli, même si nos méthodes historiques ou
sociologiques sont devenues plus spécialisées. Sans doute il faut
placer l’Ancien Régime dans cet ordre de livres classiques.
10
En juin 1856, après cinq ans de recherches profondes, L’Ancien
Régime fut publié. Presque en même temps, l’ouvrage parut aussi en
Angleterre, traduit par l’ami de Tocqueville, Henry Reeve, qui avait
déjà traduit De la démocratie en Amérique ; sa cousine, Lady Duff
Gordon, l’aida à faire la traduction. « Elle fait ce métierlà dans la
perfection », écrit Reeve à Tocqueville. Dans la même lettre du 27
avril 1856, Reeve dit à son ami : « Plus j’approfondis les chapitres de
votre livre que j’ai déjà reçus, plus j’en suis pénétré et enchanté. Tout
y est frappé comme une œuvre d’art, et j’y retrouve la trace et la
vérité de la sculpture grecque. » Reeve était le premier lecteur de
l’ouvrage de Tocqueville. Il compare L’Ancien Régime, dans
l’œuvre de Tocqueville, avec la place que l’Esprit des Lois prend
dans les travaux de Montesquieu. (Lettre de Reeve à Tocqueville du
20 mai 1856.)
Entre 1856 et 1859 – l’année de la mort prématurée de
Tocqueville – l’ouvrage atteignit quatre éditions en France ; deux en
1856 ; une en 1857 et la dernière, qui forme la base de la présente
édition, en 1859, mais elle a été publiée en décembre 1858. C’est la
4e édition ; une autre a été publiée en 1860, nommée aussi 41
édition. Une nouvelle édition appelée à tort 7e édition a été publiée
en 1866 par Gustave de Beaumont, comme tome IV de son édition
des Œuvres complètes. J’ai pu trouver les éditions suivantes
postérieures à 1866 : 1878, 1887, 1900, 1902, 1906, 1911, 1919,
1921, 1928, 1934. Ce qui tait en tout seize éditions en France,
3
représentant 25.000 exemplaires . En Angleterre, l’édition Reeve fut
publiée en 2e édition en 1873, augmentée de sept chapitres tirés du
volume VIII des Œuvres complètes (éd. Beaumont) ; la 3e édition
Reeve fut publiée en 1888. En 1904, The Clarendon Press, Oxford,
publia une édition française de L’Ancien Régime avec une
introduction et des notes de G. W. Headlam ; cette édition a été
réimprimée en 1916, 1921, 1923, 1925, 1933 et 1949. En plus, la
librairie Basil Blackwell publia en 1933 une nouvelle traduction
anglaise de L’Ancien Régime, par les soins de M. W. Patterson,
3 Nous sommes profondément reconnaissants aux Éditions CalmannLévy
d’avoir bien voulu nous donner ce renseignement.
11
malheureusement sans les notes importantes que Tocqueville a
ajoutées à son ouvrage ; cette édition a été réimprimée en 1947 et
1949. On voit qu’il y a jusqu’à maintenant treize éditions de
L’Ancien Régime en Angleterre. Ce livre est devenu partie intégrante
de la civilisation britannique. Ce fait n’est pas difficile à expliquer.
Dès le commencement du XXe siècle, les autorités de l’Université
d’Oxford ont institué L’Ancien Régime comme textbook, manuel de
base pour tous les étudiants d’histoire et de sciences sociales. En
Amérique, l’ouvrage de Tocqueville fut publié également en 1856
sous le titre : The Old Regime and the Revolution, traduit par John
Bonner ; les éditeurs étaient Harper and Brothers. Une traduction
allemande, par les soins de Arnold Boscowitz, parut en 1856,
intitulée : Das alte Staatswesen und die Revolution ; l’éditeur était
Hermann Mendelsohn, Leipzig.
On pourrait facilement écrire un livre sur la pénétration des idées
de L’Ancien Régime parmi les lecteurs contemporains. Nous
indiquons seulement quelques filiations. Ainsi Charles de Résumat
écrivait dans l’article précité sur l’ouvrage de son ami : « Il faut se
rappeler l’idée fondamentale de son premier ouvrage. Il y a plus de
vingt ans qu’appliquant cette idée à l’Europe, il terminait son livre
sur l’Amérique par la conclusion dont voici les termes : « Ceuxlà
me semblent bien aveugles qui pensent retrouver la monarchie de
Henri IV ou de Louis XIV. Quant à moi, lorsque je considère l’état
où sont déjà arrivées plusieurs nations européennes et celui où toutes
les autres tendent, je me sens porté à croire que bientôt, parmi elles, il
4
ne se trouvera plus de place que pour la liberté démocratique ou
pour la tyrannie des césars. »
De cette pensée, conçue dès longtemps, il a pu depuis lors étudier
dans les choses le fort et le faible, restreindre la généralité, limiter
l’application ou constater la justesse ; mais la démocratie n’a pas
4 « II ne faudrait pas croire », ajoute Rémusat dans une note, « que par cette
expression l’auteur entendit exclusivement la liberté sous la forme
républicaine. Il dit formellement dans le même chapitre qu’il croit, ailleurs
qu’en Amérique, à la possibilité d’une alliance de la monarchie, de la
démocratie et de la liberté. »
12
cessé de lui paraître le fait dominant du monde contemporain, le
danger ou l’espérance, la grandeur ou la petitesse du sociétés
actuelles dans un prochain avenir. Il a, dans la préface de son nouvel
écrit, résumé sous une forme vive et frappante les caractères de ces
sociétés, quand le principe démocratique a commencé à s’emparer
d’elles. Le tableau est tracé d’une main ferme et sûre qui n’outre rien,
qui ne néglige rien, qui sait unir la précision du dessin à la vérité du
coloris. On y voit que le peintre, avec son talent, a conservé son point
de vue. Il n’a pas changé de système, de manière ou d’idées. Ni une
expérience de vingt ans, ni quatre ans d’études et de réflexions
consacrées à son ouvrage, n’ont altéré ses convictions. Grâces lui en
soient rendues, il croit encore ce qu’il pense. » Ajoutons à ces lignes
le témoignage d’un autre ami de Tocqueville, JeanJacques Ampère :
« Aujourd’hui, M. de Tocqueville, ayant vécu dans les Chambres et
passé par le pouvoir, confirmé ses théories par l’expérience et donné
a ses principes l’autorité de son caractère, a employé le loisir que lui
font les circonstances actuelles à méditer sur un fait plus vaste que la
démocratie américaine, sur la Révolution française. Il a voulu
expliquer ce grand fait, car le besoin de son esprit est de chercher
dans les choses la raison des choses. Son but a été de découvrir par
l’histoire comment la Révolution française était sortie de l’ancien
régime. Pour y parvenir, il a tenté, ce dont on ne s’était guère avisé
avant lui, de retrouver et de reconstruire l’état vrai de la vieille
société française.
Ceci a été une œuvre de véritable érudition prise aux sources,
appuyée sur les archives manuscrites de plusieurs provinces : des
notes fort curieuses, placées à la fin du volume, en font loi. Ce
travail, à lui seul, eût été très Important et très instructif ; mais, dans
la pensée de celui qui a eu le courage de l’entreprendre et de le
poursuivre, ce n’était là qu’un moyen d’arriver à l’interprétation
historique de la Révolution française, de comprendre cette
Révolution et de la taire comprendre »
Du compte rendu très détaillé d’Ampère, nous retenons seulement
ces lignes : « On est saisi d’étonnement en voyant dans le livre de M.
de Tocqueville à quel point presque tout ce que l’on regarde comme
13
des résultats ou, ainsi qu’on dit, des conquêtes de la Révolution,
existait dans l’ancien régime : centralisation administrative, tutelle
administrative, mœurs administratives, garantie du fonctionnaire
contre le citoyen, multiplicité et amour des places, conscription
même, prépondérance de Paris, extrême division de la propriété, tout
cela est antérieur à 1789. Dès lors, point de vie locale véritable ; la
noblesse n’a que des titres et des privilèges, elle n’exerce plus aucune
influence autour de soi, tout se fait par le conseil du roi, l’intendant
ou le subdélégué : nous dirions le conseil d’État, le préfet et le sous
préfet. Il ne se passe pas moins d’un an avant qu’une commune
obtienne du pouvoir central la permission de rebâtir son presbytère
ou de relever son clocher. Cela n’a guère été dépassé depuis. Si le
seigneur ne peut plus rien, la municipalité, sauf dans les pays d’états,
peu nombreux, comme on sait, et auxquels est consacré, dans
l’ouvrage de M. de Tocqueville, un excellent appendice, la
municipalité ne peut pas davantage.
Partout la vraie représentation municipale a disparu, depuis que
Louis XIV a mis les municipalités en office, c’estàdire les a
vendues : grande révolution accomplie sans vue politique, mais
seulement pour faire de l’argent, ce qui est, dit justement M. de
Tocqueville, bien digne du mépris de l’histoire. L’héroïque
commune du Moyen Âge, qui, transportée en Amérique, est devenue
le township des ÉtatsUnis, s’administrant et se gouvernant lui
même, en France n’administrait et ne gouvernait rien. Les
fonctionnaires pouvaient toute et, pour leur rendre le despotisme plus
commode, l’État les protégeait soigneusement contre le pouvoir de
ceux qu’ils avaient lésés. En lisant ces choses, on se demande ce que
la Révolution a changé et pourquoi elle s’est faite. Mais d’autres
chapitres expliquent très bien pourquoi elle s’est faite et comment
elle a tourné ainsi…»
Sur le style de l’ouvrage de Tocqueville, l’éminent historien de la
littérature comparée s’exprime ainsi : « J’ose à peine apprécier dans
une œuvre si sérieuse les qualités purement littéraires ; cependant je
ne puis taire que le style de l’écrivain a encore grandi. Ce style est à
la loi plus large et plus souple. Chez lui la gravité n’exclut pas la
14
finesse, et, à côté des considérations les plus hautes, le lecteur
rencontre une anecdote qui peint ou un trait piquant qui soulage
l’indignation pour l’ironie. Un leu intérieur court à travers ces pages
d’une raison si neuve et si sage, la passion d’une âme généreuse lu
anime toujours ; on y entend comme un accent d’honnêteté sans
illusion et de sincérité sans violence qui tait honorer l’homme clans
l’auteur et inspire tout à la fois la sympathie et la vénération. » (J.J.
Ampère, op. cit.)
Même dans la correspondance intime de cette époque, se retrouve
l’écho de l’ouvrage de Tocqueville. Ainsi, CuvillierFleury écrit au
duc d’Aumale : « Avezvous lu L’Ancien Régime de Tocqueville ?
Livre écrit avec un grand sens, à mon avis, une érudition supérieure
et un vrai talent (à la Montesquieu) dam quelques parties ; un peu
vague pourtant dans ses conclusions, ce livre semble accuser un
défaut de sympathie véritable pour la Révolution française, quoique
rempli de l’aversion la plus significative pour la tyrannie. Quoi qu’il
en soit, la conclusion à tirer de l’ouvrage, indépendamment même
des opinions de l’auteur, c’est que la Révolution française était
provoquée par les causes les plus légitimes, que le tempérament des
classes supérieures la rendait inévitable, celui du peuple irrésistible,
et que ce dernier l’a faite avec autant de colère que de raisons. Quant
à moi, cela me suffit. Littérairement, le tort du livre mi de donner
pour des révélations et avec un ton d’initiateur, des vérités connues la
plupart, et démontrées depuis longtemps, quelquesunes notamment
dans le premier et remarquable volume de l’Histoire des causes de la
Révolution française, par Granier de Cassagnac… » Le duc
d’Aumale répondit : « … je voulais vous parler du livre de M. de
Tocqueville, que j’achève en ce moment. Je l’ai lu avec le plus vit
Intérêt et j’en lais le plus grand cas, bien que je ne partage pas toutes
les opinions de l’auteur, et que je ne tienne pas pour neuf tout ce
qu’il présente comme tel. Voici comme je résume les impressions
que me laisse cette lecture :
« M. de Tocqueville montre bien que la Révolution était
nécessaire, légitime, malgré ses excès, qu’elle seule pouvait détruire
les abus, affranchir le peuple, les paysans, comme dit l’auteur. Il
15
absout la Révolution d’avoir créé une centralisation exagérée et
beaucoup d’instruments de tyrannie : tout cela existait avant elle ; il
l’absout d’avoir détruit les contrepoids qui pouvait arrêter l’anarchie
ou la tyrannie : ils avaient disparu avant elle. Mais il l’accuse, non
sans quelque vraisemblance, de n’avoir su, jusqu’ici, créer aucun de
ces contrepoids dont la place, au moins, était encore marquée sous
l’ancienne monarchie. Il l’accuse d’avoir repris toute la machine
gouvernementale de l’ancien régime, et d’avoir constitué un état tel
qu’au bout de soixante ans nous avons été, pour la seconde lots, et
Dieu sait pour combien de temps, ramenés à une tyrannie plus
logique, plus égale, mais assurément plus complète que l’ancienne.
« Le défaut du livre est de ne pas conclure ; d’être un peu
désespérant, de ne pas faire assez ressortir le bien, de ne pas indiquer
le remède au mal. Il est bon de dire la vérité au peuple, mais pas d’un
ton décourageant ; il ne faut surtout pas avoir l’air de dire à une
grande nation qu’elle est indigne de la liberté : cela réjouit trop les
oppresseurs, les serviles et lu égoïstes.
« Avec tout cela, c’est un beau livre, que j’admire et qui mérite, je
croîs, qu’on en dise du bien, pour le fond comme pour la forme. Car,
ainsi que vous le dites, on y respire une sincère horreur de la
tyrannie, et c’est là qu’est l’ennemi. L’ancien régime est mort, pour
ne plus revenir ; mats il n’est pas permis de croire que, sur ses ruines,
on ne puisse reconstruire que le despotisme ou l’anarchie : ce sont là
les bâtards de la Révolution ; c’est la liberté seule qui est sa fille
5
légitime, et qui, avec l’aide de Dieu, chassera un jour les intrus. »
Puisque L’Ancien Régime est aussi un livre anglais, il faut que
nous disions un mot de l’accueil qu’il reçut en Angleterre. Nous
avons déjà parlé de Henry Reeves ; en tant que directeur de la revue
anglaise la plus importante de ce temps, The Edinburgh Review, et
en qualité de leaderwriter du Times, son opinion enthousiaste sur le
livre était d’un grand poids. Son ami G.W. Greg publia un compte
rendu en deux articles dans ce grand journal qui, comme aujourd’hui,
donnait le ton à l’opinion. Citons quelques lignes de ces articles : « Il
5 Correspondance du duc d’Aumale et de CuvillierFleury, 4 vol., Parts, 1910
1914, vol. II, pages 333 et suivantes.
16
est rarement prudent d’aventurer une prédiction car les circonstances
peuvent ne pas rendre l’événement Inévitable. Mais, dans ce cas,
nous pouvons dire avec confiance que la gloire de M. de Tocqueville
ira croissante et que la postérité élargira le jugement de ses
contemporains… » Greg donne alors une longue analyse de
l’ouvrage ; elle devait un jour être rééditée dans une collection
d’études sur Alexis de Tocqueville.
Vers la fin de cette étude approfondie, Greg écrit : « Nous croyons
avoir signalé à nos lecteurs que M. de Tocqueville a écrit un livre
d’une grande importance, un livre presque entièrement rempli de
faits inconnus qui conduisent à des vues de l’histoire qui sont
vraiment des découvertes et des découvertes d’une valeur
permanente. Cependant, ce livre n’est qu’une portion d’un ouvrage
qu’il nous promet et qui donnera l’application de toutes ses
investigations, car le présent volume et ceux antérieurs sur
l’Amérique ne sont, si nous comprenons bien, que des parties
détachées du même travail, – le travail littéraire de sa vie, – pour
l’estimation des perspectives de la société dans l’étape actuelle de
son développement. »
Son ami, Sir George Cornewall Lewis, chancelier de l’Échiquier
et remarquable savant, remercie Tocqueville de l’envoi d’un
exemplaire de L’Ancien Régime et lui écrit dans une lettre du 30
juillet 1856 : » C’est le seul livre que j’aie jamais lu qui ait satisfait
mon esprit parce qu’il donne une vue tout à fait véridique et
6
rationnelle des causes et du caractère de la Révolution française … »
Nous arrêtons Ici les exemples que nous pourrions encore donner sur
l’accueil que l’ouvrage de Tocqueville reçut en Angleterre.
Voici maintenant quelques témoignages de l’influence que
7
L’Ancien Régime exerça sur les générations postérieures.
6 Une biographie de Sir George Cornewall Lewis se trouve dans : G. Cornewall
Lewis : Histoire gouvernementale de l’Angleterre depuis 1770 jusqu’à 1830,
Paris, 1867.
7 Dans son remarquable petit livre : Histoire d’une Histoire esquissée pour le
troisième Cinquantenaire de la Révolution française, Paris, 1939, page 24,
Daniel Halévy écrit : « Cependant il faut mentionner un grand livre, qui est de
Tocqueville… En 1856, Tocqueville publie L’Ancien Régime et la
17
Nous avons déjà Indiqué dans notre bibliographie annotée pour
8
La Démocratie en Amérique que l’éducation politique de la
génération qui réalisa la Constitution de 1875 était profondément
imprégnée par les ouvrages de Tocqueville, de Broglie et de Prévost
Paradol. Le livre du duc de Broglie, Vues sur le Gouvernement de la
France, Paris, 1870, restitue l’atmosphère de L’Ancien Régime,
9
comme beaucoup de références le montrent .
L’influence de Tocqueville sur Taine était considérable. Si l’on
étudie Les Origines de la France contemporaine, on trouve de
10
nombreuses citations qui se réfèrent à l’ouvrage de Tocqueville. Là,
Taine écrit : « Car ce n’est point la Révolution, c’est la monarchie
qui a implanté en France la centralisation. » Taine ajoute ici à son
texte la note suivante :
« De Tocqueville, livre IL Cette vérité capitale a été établie par M.
de Tocqueville avec une perspicacité supérieure. » Voir en plus
l’extrait des notes préparatoires pour Les Origines de la France
contemporaine, appendice de l’ouvrage : H. Taine, Sa vie et sa
correspondance, tome III, Paris, 1905, qui contient des références à
11
l’ouvrage de Tocqueville. Une étude approfondie de l’influence de
l’œuvre de Tocqueville sur Taine mériterait certainement d’être faite,
L’étude pénétrante de Victor Giraud, Essai sur Taine, Son œuvre et
son influence, Paris, 1932, nous donne seulement une esquisse du
problème. Giraud écrit : « … il faudrait sans doute de longues pages
pour démêler avec l’exactitude et la précision désirables tout ce
12
qu’il a pu puiser d’informations, d’indications fécondes, de vues
d’ensemble et de détail dans les ouvrages de Tocqueville. Celuici…
avait voulu précisément traiter tout le sujet qu’allait aborder Taine.
Révolution ; l’œuvre exercera une influence très longue, et nous ajournons
d’en parler. » Or, c’est justement de cette influence que j’aimerais parler.
8 1, 2, page 389
9 Cet ouvrage, tiré à un petit nombre d’exemplaires en 1861, fut saisi par la
police impériale.
10 Voir par exemple L’Ancien Régime, par Taine, 5e édition, Parts, 1876, page
99.
11 Ci. pages 300, 319.
12 Taine
18
Mais il n’avait pu, dans L’Ancien Régime et la Révolution, terminer
que la première partie de cette grande œuvre ; sur la suite, qui
promettait d’être si remarquable, nous n’avons que des « Notes », des
fragments, des chapitres à peine esquissés, rapides et puissantes
13
ébauches d’une pensée frappée en pleine force par la mort . Taine
est venu utiliser les matériaux épars, reconstruire sur de nouveaux
irais et sur de plus larges fondements l’édifice inachevé ; aux lignes
sévères, Là la majesté un peu nue du monument primitif, il a
substitué les riches splendeurs de son style ; mats il en a conservé
plusieurs parties importantes, et jusqu’au plan général.
L’idée maîtresse des Origines, à savoir que la Révolution a dans
toute notre histoire antérieure les plus profondes racines, était celle
aussi du livre de Tocqueville ; et j’oserais presque affirmer que les
tendances « décentralisatrices » de Taine lui viennent en grande
partie de son pénétrant et hardi prédécesseur. » Comme je viens de le
dire, une étude sur Tocqueville et Taine reste encore à faire. La
différence entre les deux penseurs s’explique peutêtre par leur
formation intellectuelle. Tocqueville abordait les problèmes
sociologiques en premier lieu par l’expérience pratique et une étude
profonde de l’histoire administrative et du droit, tandis que Taine
était surtout formé par la littérature, la philosophie et l’art. Il me sera
peutêtre permis d’insérer &Ci un passage révélant la philosophie
14
politique de Taine, passage pris dans sa correspondance : « J’ai bien
un idéal en politique et en religion, écrivait Taine en octobre 1862,
mais je le sais impossible en France ; c’est pourquoi je ne puis avoir
qu’une vie spéculative, point pratique. Le protestantisme libre
comme en Allemagne sous Schleiermacher, ou à peu près comme
aujourd’hui en Angleterre ; les libertés locales ou municipales
comme aujourd’hui en Belgique, en Hollande, en Angleterre,
aboutissent à une représentation centrale. Mais le protestantisme est
contre la nature du Français, et la vie politique locale est contre la
constitution de la propriété et de la société en France. Bien à faire
13 Voir la partie II de L’Ancien Régime qui suivra le présent volume
incessamment.
14 op. cit., tome II, Paris, 1904, pages 263 et suivantes
19
sinon à adoucir la centralisation excessive, à persuader au
gouvernement, dans son propre intérêt, de laisser un peu parler, à
amoindrir la violence du catholicisme et de l’anticatholicisme, à
vivoter avec les tempéraments.
C’est ailleurs qu’il faut porter ses forces : vers la science pure,
vers le beau style, vers certaines parties des arts, vers l’industrie
élégante, vers la vie agréable et joliment mondaine, vers les grandes
idées désintéressées et universelles, vers l’augmentation du bienêtre
15
général. » Sybel, luimême auteur d’un ouvrage important sur la
Révolution française, analyse dans cet essai le premier volume des
Origines, non sans renvoyer ses lecteurs au « livre célèbre » de
16
Tocqueville. Sybel avait commencé la publication de son ouvrage
en 1853.
Comme on le sait, les Origines de Taine étaient inspirées par
l’expérience de la défaite de la France en 1871 et la Commune ; en
comparaison avec L’Ancien Régime, ce dernier ouvrage était
beaucoup plus une étude sociologique de politique comparée.
Tocqueville envisageait les tendances du rythme universel du monde
occidental tandis que Taine abordait son sujet sous le point de vue
d’une révolution de la société française.
En 1861, parut La Cité Antique de Fustel de Coulanges.
L’ouvrage porte l’empreinte profonde de L’Ancien Régime. C.
Jullian, dans son manuel précieux : Extraits des Historiens français
du XIXe siècle (1re édition, Paris, 1896 ; nous citons d’après la 7e
édition revue, Paris, 1913) écrit : « Comme influences historiques, on
devine chez Fustel de Coulanges, d’abord celle de Montesquieu
(l’étude des formes de gouvernement), peutêtre celle de Michelet, et
15 Ci. Taine. Formation de sa pensée, par André Chevrillon, Paris, 1932 ; F. C.
Roe, Taine et l’Angleterre, Paris, 1923 ; voir également A. Aulard, Taine
Historien de la Révolution française, Paris, 1907 ; Augustin Cochin, La crise
de l’Histoire révolutionnaire dans Les Sociétés de pensée et de la Démocratie,
Paris, 1921. Voir aussi Heinrich von Sybel, Der alte Staat und die Revolution
in Frankreich dans Kleine historische Schriften, Stuttgart, 1880, pages 229 et
suivantes.
16 Ci. H. von Sybel, Geschichte der Revolutionszeit, 17891800, 10 vol.,
Stuttgart, 1897.
20
bien davantage celle de Tocqueville (le rôle du sentiment religieux
dans la vie de la société). Il ne serait pas étonnant que L’Ancien
Régime eût une action décisive sur le talent de Fustel : dans La Cité
Antique, nous retrouverons la même manière d’exposer, la même
allure inductive, et le même désir de ramener un livre a deux ou trots
17
idées directrices » . Quelques pages plus loin, Jullian revient à
nouveau sur ce sujet : « L’action de Tocqueville est cependant plus
marquée encore que celle de Michelet dans La Cité Antique. Le titre
même de l’Introduction : « De la nécessité d’étudier la plus vieille
croyance des anciens pour connaître tours institutions », semble
calqué sur le début de La Démocratie en Amérique. Un des grands
mérites du livre sur L’Ancien Régime et la Révolution est d’avoir
montré combien, après 1789, les institutions, les habitudes, l’état
d’esprit d’autrefois ont persisté dans la France nouvelle, à son insu
légataire universelle de La France monarchique. Fustel de Coulanges
montrait dans son livre la longue persistance des traditions et des
coutumes religieuses ; et cette loi de la continuité n’a nulle part été
plus admirablement définie que dans ces lignes de La Cité Antique :
« Le passé ne meurt jamais complètement pour l’homme.
L’homme peut bien l’oublier, mais il la garde toujours en lui. Car,
tel qu’il est à chaque époque, il est le produit et le résumé de toutes
les époques antérieures. S’il descend en son âme, il peut retrouver et
distinguer ces différentes époques d’après ce que chacune d’elles a
laissé en lui. » Sur Fustel de Coulanges, cf. l’ouvrage capital de
l’historien suisse E. Fueter, Geschichte der neueren Historiographie,
Munich et Berlin, 1911, pages 560 et suivantes ; E. Champion, Les
Idées politiques et religieuses de Fustel de Coulanges, Paris, 1903 ;
J.M. TourneurAumont, Fustel de Coulanges, Paris, 1931, pages 59
et suivantes.
D’ailleurs, dans le livre précité de Jullian, on trouve une brève et
très belle appréciation de l’importance de l’ouvrage de Tocqueville,
appréciation qu’on lira avec profit : « Le livre de Tocqueville est,
avec La Cité Antique, l’œuvre historique la plus originale et la mieux
17 pages XCI et suivantes
21
18
faite que le XIXe siècle ait produite… » Jullian classe Tocqueville
comme historien philosophique ; nous dirons peutêtre, aujourd’hui,
historien sociologique. La Société féodale, de Marc Bloch, est
probablement l’exemple typique de l’histoire sociologique
contemporaine.
Le grand ouvrage d’Albert Sorel, L’Europe et la Révolution
française, 8 vol., Parts, 18851904, est également marqué par
l’influence toujours agissante de Tocqueville. Eugène d’Eichthal,
dans son livre Alexis de Tocqueville et la Démocratie libérale, Parts,
1897, consacre un chapitre entier à L’Ancien Régime où il souligne
l’influence de ce dernier sur Albert Sorel.