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Alexis de Tocqueville
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Les Américains ont un état social démocratique qui leur a
naturellement suggéré de certaines lois et de certaines mœurs
politiques.
Ce même état social a, de plus, fait naître, parmi eux, une
multitude de sentiments et d’opinions qui étaient inconnus dans les
vieilles sociétés aristocratiques de l’Europe. Il a détruit ou modifié
des rapports qui existaient jadis, et en a établi de nouveaux. L’aspect
de a société civile ne s’est pas trouvé moins changé que a
physionomie du monde politique.
J’ai traité le premier sujet dans l’ouvrage publié par moi il y a cinq
ans, sur la démocratie américaine. Le second fait l’objet du présent
livre. Ces deux parties se complètent l’une par l’autre et ne forment
qu’une seule œuvre.
Il faut que, surlechamp, je prévienne le lecteur contre une erreur
qui me serait fort préjudiciable.
En me voyant attribuer tant d’effets divers à l’égalité, il pourrait
en conclure que je considère l’égalité comme la cause unique de tout
ce qui arrive de nos jours. Ce serait me supposer une vue bien étroite.
Il y a, de notre temps, une foule d’opinions, de sentiments,
d’instincts, qui ont dû la naissance à des faits étrangers ou même
contraires à l’égalité. C’est ainsi que, si je prenais les ÉtatsUnis pour
exemple, je prouverais aisément que la nature du pays, l’origine de
ses habitants, la religion des premiers fondateurs, leurs lumières
acquises, leurs habitudes antérieures, ont exercé et exercent encore,
indépendamment de la démocratie, une immense influence sur leur
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manière de penser et de sentir.
Des causes différentes, mais aussi distinctes du fait de l’égalité, se
rencontreraient en Europe et expliqueraient une grande partie de ce
qui s’y passe.
Je reconnais l’existence de toutes ces différentes causes et leur
puissance, mais mon sujet n’est point d’en parler. Je n’ai pas
entrepris de montrer la raison de tous nos penchants et de toutes nos
idées ; j’ai seulement voulu faire voir en quelle partie l’égalité avait
modifié les uns et les autres.
On s’étonnera peutêtre qu’étant fermement de cette opinion que
la révolution démocratique dont nous sommes témoins est un fait
irrésistible contre lequel il ne serait ni désirable ni sage de lutter, il
me soit arrivé souvent, dans ce livre, d’adresser des paroles si sévères
aux sociétés démocratiques que cette révolution a créées.
Je répondrai simplement que c’est parce que je n’étais point un
adversaire de la démocratie que j’ai voulu être sincère envers elle.
Les hommes ne reçoivent point la vérité de leurs ennemis, et leurs
amis ne la leur offrent guère ; c’est pour cela que je l’ai dite.
J’ai pensé que beaucoup se chargeraient d’annoncer les biens
nouveaux que l’égalité promet aux hommes, mais que peu oseraient
signaler de loin les périls dont elle les menace. C’est donc
principalement vers ces périls que j’ai dirigé mes regards, et, ayant
cru les découvrir clairement, je n’ai pas eu la lâcheté de les taire.
J’espère qu’on retrouvera dans ce second ouvrage l’impartialité
qu’on a paru remarquer dans le premier. Placé au milieu des opinions
contradictoires qui nous divisent, j’ai tâché de détruire
momentanément dans mon cœur les sympathies favorables ou les
instincts contraires que m’inspire chacune d’elles. Si ceux qui liront
mon livre y rencontrent une seule phrase dont l’objet soit de flatter
l’un des grands partis qui ont agité notre pays, ou l’une des petites
factions qui, de nos jours, le tracassent et l’énervent, que ces lecteurs
élèvent la voix et m’accusent.
Le sujet que j’ai voulu embrasser est immense ; car il comprend la
plupart des sentiments et des idées que fait naître l’état nouveau du
monde. Un tel sujet excède assurément mes forces ; en le traitant, je
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ne suis point parvenu à me satisfaire.
Mais, si je n’ai pu atteindre le but auquel j’ai tendu, les lecteurs
me rendront du moins cette justice que j’ai conçu et suivi mon
entreprise dans l’esprit qui pouvait me rendre digne d’y réussir.
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Je pense qu’il n’y a pas, dans le monde civilisé, de pays ou l’on
s’occupe moins de philosophie qu’aux ÉtatsUnis.
Les Américains n’ont point d’école philosophique qui leur soit
propre, et ils s’inquiètent fort peu de toutes celles qui divisent
l’Europe ; ils en savent à peine les noms.
Il est facile de voir cependant que presque tous les habitants des
ÉtatsUnis dirigent leur esprit de la même manière, et le conduisent
d’après les mêmes règles ; c’estàdire qu’ils possèdent, sans qu’ils
se soient jamais donné la peine d’en définir les règles, une certaine
méthode philosophique qui leur est commune à tous.
Échapper à l’esprit de système, au joug des habitudes, aux
maximes de famille, aux opinions de classe, et, jusqu’à un certain
point, aux préjugés de nation ; ne prendre la tradition que comme un
renseignement, et les faits présents que comme une utile étude pour
faire autrement et mieux ; chercher par soimême et en soi seul la
raison des choses, tendre au résultat sans se laisser enchaîner au
moyen, et viser au fond à travers la forme : tels sont les principaux
traits qui caractérisent ce que j’appellerai la méthode philosophique
des Américains.
Que si je vais plus loin encore, et que, parmi ces traits divers, je
cherche le principal et celui qui peut résumer presque tous les autres,
je découvre que, dans la plupart des opérations de l’esprit, chaque
Américain n’en appelle qu’à l’effort individuel de sa raison.
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L’Amérique est donc l’un des pays du monde où l’on étudie le
moins et où l’on suit le mieux les préceptes de Descartes. Cela ne
doit pas surprendre.
Les Américains ne lisent point les ouvrages de Descartes, parce
que leur état social les détourne des études spéculatives, et ils suivent
ses maximes parce que ce même état social dispose naturellement
leur esprit à les adopter.
Au milieu du mouvement continuel qui règne au sein d’une
société démocratique, le lien qui unit les générations entre elles se
relâche ou se brise ; chacun y perd aisément la trace des idées de ses
aïeux, ou ne s’en inquiète guère.
Les hommes qui vivent dans une semblable société ne sauraient
non plus puiser leurs croyances dans les opinions de la classe à
laquelle ils appartiennent, car il n’y a, pour ainsi dire, plus de classes,
et celles qui existent encore sont composées d’éléments si mouvants,
que le corps ne saurait jamais y exercer un véritable pouvoir sur ses
membres.
Quant à l’action que peut avoir l’intelligence d’un homme sur
celle d’un autre, elle est nécessairement fort restreinte dans un pays
où les citoyens, devenus à peu près pareils, se voient tous de fort
près, et, n’apercevant dans aucun d’entre eux les signes d’une
grandeur et d’une supériorité incontestables, sont sans cesse ramenés
vers leur propre raison comme vers la source la plus visible et la plus
proche de la vérité. Ce n’est pas seulement alors la confiance en tel
homme qui est détruite, mais le goût d’en croire un homme
quelconque sur parole.
Chacun se renferme donc étroitement en soimême et prétend de
là juger le monde.
L’usage où sont les Américains de ne prendre qu’en euxmêmes la
règle de leur jugement conduit leur esprit à d’autres habitudes.
Comme ils voient qu’ils parviennent à résoudre sans aide toutes
les petites difficultés que présente leur vie pratique, ils en concluent
aisément que tout dans le monde est explicable, et que rien n’y
dépasse les bornes de l’intelligence.
Ainsi, ils nient volontiers ce qu’ils ne peuvent comprendre : cela
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leur donne peu de foi pour l’extraordinaire et un dégoût presque
invincible pour le surnaturel.
Comme c’est à leur propre témoignage qu’ils ont coutume de s’en
rapporter, ils aiment à voir très clairement l’objet dont ils
s’occupent ; ils le débarrassent donc, autant qu’ils le peuvent, de son
enveloppe, ils écartent tout ce qui les en sépare et enlèvent tout ce qui
le cache aux regards, afin de le voir de plus près et en plein jour.
Cette disposition de leur esprit les conduit bientôt à mépriser les
formes, qu’ils considèrent comme des voiles inutiles et incommodes
placés entre eux et la vérité.
Les Américains n’ont donc pas eu besoin de puiser leur méthode
philosophique dans les livres, ils l’ont trouvée en euxmêmes. J’en
dirai autant de ce qui s’est passé en Europe.
Cette même méthode ne s’est établie et vulgarisée en Europe qu’à
mesure que les conditions y sont devenues plus égales et les hommes
plus semblables.
Considérons un moment l’enchaînement des temps :
Au XVIe siècle, les réformateurs soumettent à la raison
individuelle quelquesuns des dogmes de l’ancienne foi ; mais ils
continuent à lui soustraire la discussion de tous les autres. Au XVIIe,
Bacon, dans les sciences naturelles, et Descartes, dans la philosophie
proprement dite, abolissent les formules reçues, détruisent l’empire
des traditions et renversent l’autorité du maître.
Les philosophes du XVIIIe siècle, généralisant enfin le même
principe, entreprennent de soumettre à l’examen individuel de
chaque homme l’objet de toutes ses croyances.
Qui ne voit que Luther, Descartes et Voltaire se sont servis de la
même méthode, et qu’ils ne diffèrent que dans le plus ou moins
grand usage qu’ils ont prétendu qu’on en fit ?
D’où vient que les réformateurs se sont si étroitement renfermés
dans le cercle des idées religieuses ? Pourquoi Descartes, ne voulant
se servir de sa méthode qu’en certaines matières, bien qu’il l’eût mise
en état de s’appliquer à toutes, atil déclaré qu’il ne fallait juger par
soimême que les choses de philosophie et non de politique ?
Comment estil arrivé qu’au XVIIIe siècle, on ait tiré tout à coup de
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cette même méthode des applications générales que Descartes et ses
prédécesseurs n’avaient point aperçues ou s’étaient refusés à
découvrir ?
D’où vient enfin qu’à cette époque la méthode dont nous parlons
est soudainement sortie des écoles pour pénétrer dans la société et
devenir la règle commune de l’intelligence, et qu’après avoir été
populaire chez les Français, elle a été ostensiblement adoptée ou
secrètement suivie par tous les peuples de l’Europe ?
La méthode philosophique dont il est question a pu naître au XVIe
siècle, se préciser et se généraliser au XVIIe ; mais elle ne pouvait
être communément adoptée dans aucun des deux. Les lois politiques,
l’état social, les habitudes d’esprit qui découlent de ces premières
causes, s’y opposaient.
Elle a été découverte à une époque où les hommes commençaient
à s’égaliser et à se ressembler. Elle ne pouvait être généralement
suivie que dans des siècles où les conditions étaient enfin devenues à
peu près pareilles et les hommes presque semblables.
La méthode philosophique du XVIIIe siècle n’est donc pas
seulement française, mais démocratique, ce qui explique pourquoi
elle a été si facilement admise dans toute l’Europe, dont elle a tant
contribué à changer la face. Ce n’est point parce que les Français ont
changé leurs anciennes croyances et modifié leurs anciennes mœurs
qu’ils ont bouleversé le monde, c’est parce que, les premiers, ils ont
généralisé et mis en lumière une méthode philosophique à l’aide de
laquelle on pouvait aisément attaquer toutes les choses anciennes et
ouvrir la voie à toutes les nouvelles.
Que si maintenant l’on me demande pourquoi, de nos jours, cette
même méthode est plus rigoureusement suivie et plus souvent
appliquée parmi les Français que chez les Américains, au sein
desquels l’égalité est cependant aussi complète et plus ancienne, je
répondrai que cela tient en partie à deux circonstances qu’il est
d’abord nécessaire de faire comprendre.
C’est la religion qui a donné naissance aux sociétés anglo
américaines : il ne faut jamais l’oublier ; aux ÉtatsUnis, la religion
se confond donc avec toutes les habitudes nationales et tous les
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sentiments que la patrie fait naître ; cela lui donne une force
particulière.
À cette raison puissante ajoutez cette autre, qui ne l’est pas
moins : en Amérique, la religion s’est, pour ainsi dire, posé elle
même ses limites ; l’ordre religieux y est resté entièrement distinct de
l’ordre politique, de telle sorte qu’on a pu changer facilement les lois
anciennes sans ébranler les anciennes croyances.
Le christianisme a donc conservé un grand empire sur l’esprit des
Américains, et, ce que je veux surtout remarquer, il ne règne point
seulement comme une philosophie qu’on adopte après examen, mais
comme une religion, qu’on croit sans la discuter.
Aux ÉtatsUnis, les sectes chrétiennes varient à l’infini et se
modifient sans cesse, mais le christianisme luimême est un fait
établi et irrésistible qu’on n’entreprend point d’attaquer ni de
défendre.
Les Américains, ayant admis sans examen les principaux dogmes
de la religion chrétienne, sont obligés de recevoir de la même
manière un grand nombre de vérités morales qui en découlent et qui
y tiennent. Cela resserre dans des limites étroites l’action de l’analyse
individuelle, et lui soustrait plusieurs des plus importantes opinions
humaines.
L’autre circonstance dont j’ai parlé est celleci :
Les Américains ont un état social et une constitution
démocratiques, mais ils n’ont point eu de révolution démocratique.
Ils sont arrivés à peu près tels que nous les voyons sur le sol qu’ils
occupent. Cela est très considérable.
Il n’y a pas de révolutions qui ne remuent les anciennes
croyances, n’énervent l’autorité et n’obscurcissent les idées
communes. Toute révolution a donc plus ou moins pour effet de
livrer les hommes à euxmêmes et d’ouvrir devant l’esprit de chacun
d’eux un espace vide et presque sans bornes,
Lorsque les conditions deviennent égales à la suite d’une lutte
prolongée entre les différentes classes dont la vieille société était
formée, l’envie, la haine et le mépris du voisin, l’orgueil et la
confiance exagérée en soimême, envahissent, pour ainsi dire, le
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cœur humain et en font quelque temps leur domaine. Ceci,
indépendamment de l’égalité, contribue puissamment à diviser les
hommes, à faire qu’ils se défient du jugement les uns des autres et
qu’ils ne cherchent la lumière qu’en eux seuls.
Chacun entreprend alors de se suffire et met sa gloire à se faire sur
toutes choses des croyances qui lui soient propres. Les hommes ne
sont plus liés que par des intérêts et non par des idées, et l’on dirait
que les opinions humaines ne forment plus qu’une sorte de poussière
intellectuelle qui s’agite de tous côtés, sans pouvoir se rassembler et
se fixer.
Ainsi, l’indépendance d’esprit que l’égalité suppose n’est jamais
si grande et ne paraît si excessive qu’au moment où l’égalité
commence à s’établir et durant le pénible travail qui la fonde. On doit
donc distinguer avec soin l’espèce de liberté intellectuelle que
l’égalité peut donner, de l’anarchie que la révolution amène. Il faut
considérer à part chacune de ces deux choses, pour ne pas concevoir
des espérances et des craintes exagérées de l’avenir.
Je crois que les hommes qui vivront dans les sociétés nouvelles
feront souvent usage de leur raison individuelle ; mais je suis loin de
croire qu’ils en fassent souvent abus.
Ceci tient à une cause plus généralement applicable à tous les pays
démocratiques et qui, à la longue, doit y retenir dans des limites
fixes, et quelquefois étroites, l’indépendance individuelle de la
pensée.
Je vais la dire dans le chapitre qui suit.
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Les croyances dogmatiques sont plus ou moins nombreuses,
suivant les temps. Elles naissent de différentes manières et peuvent
changer de forme et d’objet ; mais on ne saurait faire qu’il n’y ait pas
de croyances dogmatiques, c’estàdire d’opinions que les hommes
reçoivent de confiance et sans les discuter. Si chacun entreprenait lui
même de former toutes ses opinions et de poursuivre isolément la
vérité dans des chemins frayés par lui seul, il n’est pas probable
qu’un grand nombre d’hommes dût jamais se réunir dans aucune
croyance commune.
Or, il est facile de voir qu’il n’y a pas de société qui puisse
prospérer sans croyances semblables, ou plutôt il n’y en a point qui
subsistent ainsi ; car, sans idées communes, il n’y a pas d’action
commune, et, sans action commune, il existe encore des hommes,
mais non un corps social. Pour qu’il y ait société, et, à plus forte
raison, pour que cette société prospère, il faut donc que tous les
esprits des citoyens soient toujours rassemblés et tenus ensemble par
quelques idées principales ; et cela ne saurait être, à moins que
chacun d’eux ne vienne quelquefois puiser ses opinions à une même
source et ne consente à recevoir un certain nombre de croyances
toutes faites.
Si je considère maintenant l’homme a part, je trouve que les
croyances dogmatiques ne lui sont pas moins indispensables pour
vivre seul que pour agir en commun avec ses semblables.
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Si l’homme était forcé de se prouver à luimême toutes les vérités
dont il se sert chaque jour, il n’en finirait point ; il s’épuiserait en
démonstrations préliminaires sans avancer ; comme il n’a pas le
temps, à cause du court espace de la vie, ni la faculté, à cause des
bornes de son esprit, d’en agir ainsi, il en est réduit à tenir pour
assurés une foule de faits et d’opinions qu’il n’a eu ni le loisir ni le
pouvoir d’examiner et de vérifier par luimême, mais que de plus
habiles ont trouvés ou que la foule adopte.
C’est sur ce premier fondement qu’il élève luimême l’édifice de
ses propres pensées. Ce n’est pas sa volonté qui l’amène à procéder
de cette manière ; la loi inflexible de sa condition l’y contraint.
Il n’y a pas de si grand philosophe dans le monde qui ne croie un
million de choses sur la foi d’autrui, et qui ne suppose beaucoup plus
de vérités qu’il n’en établit.
Ceci est non seulement nécessaire, mais désirable. Un homme qui
entreprendrait d’examiner tout par luimême ne pourrait accorder que
peu de temps et d’attention à chaque chose ; ce travail tiendrait son
esprit dans une agitation perpétuelle qui l’empêcherait de pénétrer
profondément dans aucune vérité et de se fixer avec solidité dans
aucune certitude. Son intelligence serait tout à la fois indépendante et
débile. Il faut donc que, parmi les divers objets des opinions
humaines, il fasse un choix et qu’il adopte beaucoup de croyances.
sans les discuter, afin d’en mieux approfondir un petit nombre dont il
s’est réservé l’examen.
Il est vrai que tout homme qui reçoit une opinion sur la parole
d’autrui met son esprit en esclavage ; mais c’est une servitude
salutaire qui permet de faire un bon usage de la liberté.
Il faut donc toujours, quoi qu’il arrive, que l’autorité se rencontre
quelque part dans le monde intellectuel et moral. Sa place est
variable, mais elle a nécessairement une place. L’indépendance
individuelle peut être plus ou moins grande ; elle ne saurait être sans
bornes.
Ainsi, la question n’est pas de savoir s’il existe une autorité
intellectuelle dans les siècles démocratiques, mais seulement où en
est le dépôt et quelle en sera la mesure.
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J’ai montré dans le chapitre précédent comment l’égalité des
conditions faisait concevoir aux hommes une sorte d’incrédulité
instinctive pour le surnaturel, et une idée très haute et souvent fort
exagérée de la raison humaine.
Les hommes qui vivent dans ces temps d’égalité sont donc
difficilement conduits à placer l’autorité intellectuelle à laquelle ils
se soumettent en dehors et audessus de l’humanité. C’est en eux
mêmes ou dans leurs semblables qu’ils cherchent d’ordinaire les
sources de la vérité. Cela suffirait pour prouver qu’une religion
nouvelle ne saurait s’établir dans ces siècles, et que toutes tentatives
pour la faire naître ne seraient pas seulement impies, mais ridicules et
déraisonnables. On peut prévoir que les peuples démocratiques ne
croiront pas aisément aux missions divines, qu’ils se riront volontiers
des nouveaux prophètes et qu’ils voudront trouver dans les limites de
l’humanité, et non audelà, l’arbitre principal de leurs croyances.
Lorsque les conditions sont inégales et les hommes dissemblables,
il y a quelques individus très éclairés, très savants, très puissants par
leur intelligence, et une multitude très ignorante et fort bornée. Les
gens qui vivent dans les temps d’aristocratie sont donc naturellement
portés à prendre pour guide de leurs opinions la raison supérieure
d’un homme ou d’une classe, tandis qu’ils sont peu disposés à
reconnaître l’infaillibilité de la masse.
Le contraire arrive dans les siècles d’égalité.
À mesure que les citoyens deviennent plus égaux et plus
semblables, le penchant de chacun à croire aveuglément un certain
homme ou une certaine classe diminue. La disposition à en croire la
masse augmente, et c’est de plus en plus l’opinion qui mène le
monde.
Non seulement l’opinion commune est le seul guide qui reste à la
raison individuelle chez les peuples démocratiques ; mais elle a chez
ces peuples une puissance infiniment plus grande que chez nul autre.
Dans les temps d’égalité, les hommes n’ont aucune foi les uns dans
les autres, à cause de leur similitude ; mais cette même similitude
leur donne une confiance presque illimitée dans le jugement du
public ; car il ne leur paraît pas vraisemblable qu’ayant tous des
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lumières pareilles, la vérité ne se rencontre pas du côté du plus grand
nombre.
Quand l’homme qui vit dans les pays démocratiques se compare
individuellement à tous ceux qui l’environnent, il sent avec orgueil
qu’il est égal à chacun d’eux ; mais, lorsqu’il vient à envisager
l’ensemble de ses semblables et à se placer luimême à côté de ce
grand corps, il est aussitôt accablé de sa propre insignifiance et de sa
faiblesse.
Cette même égalité qui le rend indépendant de chacun de ses
concitoyens en particulier, le livre isolé et sans défense à l’action du
plus grand nombre.
Le public a donc chez les peuples démocratiques une puissance
singulière dont les nations aristocratiques ne pouvaient pas même
concevoir l’idée. Il ne persuade pas ses croyances, il les impose et les
fait pénétrer dans les âmes par une sorte de pression immense de
l’esprit de tous sur, l’intelligence de chacun,
Aux ÉtatsUnis, la majorité se charge de fournir aux individus une
foule d’opinions toutes faites, et les soulage ainsi de l’obligation de
s’en former qui leur soient propres. Il y a un grand nombre de
théories en matière de philosophie, de morale ou de politique, que
chacun y adopte ainsi sans examen sur la foi du public ; et, si l’on
regarde de très près, on verra que la religion ellemême y règne bien
moins comme doctrine révélée que comme opinion commune.
Je sais que, parmi les Américains, les lois politiques sont telles
que la majorité y régit souverainement la société ; ce qui accroît
beaucoup l’empire qu’elle y exerce naturellement sur l’intelligence.
Car il n’y a rien de plus familier à l’homme que de reconnaître une
sagesse supérieure dans celui qui l’opprime.
Cette omnipotence politique de la majorité aux ÉtatsUnis
augmente, en effet, l’influence que les opinions du public y
obtiendraient sans elle sur l’esprit de chaque citoyen ; mais elle ne la
fonde point. C’est dans l’égalité même qu’il faut chercher les sources
de cette influence, et non dans les institutions plus ou moins
populaires que des hommes égaux peuvent se donner. Il est à croire
que l’empire intellectuel du plus grand nombre serait moins absolu
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chez un peuple démocratique soumis à un roi, qu’au sein d’une pure
démocratie ; mais il sera toujours très absolu, et, quelles que soient
les lois politiques qui régissent les hommes dans les siècles d’égalité,
l’on peut prévoir que la foi dans l’opinion commune y deviendra une
sorte de religion dont la majorité sera le prophète.
Ainsi l’autorité intellectuelle sera différente, mais elle ne sera pas
moindre ; et, loin de croire qu’elle doive disparaître, j’augure qu’elle
deviendrait aisément trop grande et qu’il pourrait se faire qu’elle
renfermât enfin l’action de la raison individuelle dans des limites
plus étroites qu’il ne convient à la grandeur et au bonheur de l’espèce
humaine. Je vois très clairement dans l’égalité deux tendances : l’une
qui porte l’esprit de chaque homme vers des pensées nouvelles, et
l’autre qui le réduirait volontiers à ne plus penser. Et j’aperçois
comment, sous l’empire de certaines lois, la démocratie éteindrait la
liberté intellectuelle que l’état social démocratique favorise, de telle
sorte qu’après avoir brisé toutes les entraves que lui imposaient jadis
des classes ou des hommes, l’esprit, humain s’enchaînerait
étroitement aux volontés générales du grand nombre.
Si, à la place de toutes les puissances diverses qui gênaient ou
retardaient outre mesure l’essor de la raison individuelle, les peuples
démocratiques substituaient le pouvoir absolu d’une majorité, le mal
n’aurait fait que changer de caractère. Les hommes n’auraient point
trouvé le moyen de vivre indépendants ; ils auraient seulement
découvert, chose difficile, une nouvelle physionomie de la servitude.
Il y a là, je ne saurais trop le redire, de quoi faire réfléchir
profondément ceux qui voient dans la liberté de l’intelligence une
chose sainte, et qui ne haïssent point seulement le despote, mais le
despotisme. Pour moi, quand je sens la main du pouvoir qui
s’appesantit sur mon front, il m’importe peu de savoir qui
m’opprime, et je ne suis pas mieux disposé à passer ma tête dans le
joug, parce qu’un million de bras me le présentent.
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Dieu ne songe point au genre humain en général. Il voit d’un seul
coup d’œil et séparément tous les êtres dont l’humanité se compose,
et il aperçoit chacun d’eux avec les ressemblances qui le rapprochent
de tous et les différences qui l’en isolent.
Dieu n’a donc pas besoin d’idées générales ; c’estàdire qu’il ne
sent jamais la nécessité de renfermer un très grand nombre d’objets
analogues sous une même forme afin d’y penser plus commodément.
Il n’en est point ainsi de l’homme. Si l’esprit humain entreprenait
d’examiner et de juger individuellement tous les cas particuliers qui
le frappent, il se perdrait bientôt au milieu de l’immensité des détails
et ne verrait plus rien ; dans cette extrémité, il a recours a un procédé
imparfait, mais nécessaire, qui aide sa faiblesse et qui la prouve.
Après avoir considéré superficiellement un certain nombre
d’objets et remarqué qu’ils se ressemblent, il leur donne à tous un
même nom, les met à part et poursuit sa route.
Les idées générales n’attestent point la force de l’intelligence
humaine, mais plutôt son insuffisance, car il n’y a point d’êtres
exactement semblables dans la nature : point de faits identiques ;
point de règles applicables indistinctement et de la même manière à
plusieurs objets à la fois.
Les idées générales ont cela d’admirable, qu’elles permettent à
l’esprit humain de, porter des jugements rapides sur un grand nombre
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d’objets à la fois ; mais, d’une autre part, elles ne lui fournissent
jamais que des notions incomplètes, et elles lui font toujours perdre
en exactitude ce qu’elles lui donnent en étendue.
À mesure que les sociétés vieillissent, elles acquièrent la
connaissance de faits nouveaux et elles s’emparent chaque jour,
presque à leur insu, de quelques vérités particulières.
À mesure que l’homme saisit plus de vérités de cette espèce, il est
naturellement amené à concevoir un plus grand nombre d’idées
générales. On ne saurait voir séparément une multitude de faits
particuliers, sans découvrir enfin le lien commun qui les rassemble.
Plusieurs individus font percevoir la notion de l’espèce ; plusieurs
espèces conduisent nécessairement à celle du genre. L’habitude et le
goût des idées générales seront donc toujours d’autant plus grands
chez un peuple, que ses lumières y seront plus anciennes et plus
nombreuses.
Mais il y a d’autres raisons encore qui poussent les hommes à
généraliser leurs idées ou les en éloignent.
Les Américains font beaucoup plus souvent usage que les Anglais
des idées générales et s’y complaisent bien davantage ; cela paraît
fort singulier au premier abord, si l’on considère que ces deux
peuples ont une même origine, qu’ils ont vécu pendant des siècles
sous les mêmes lois et qu’ils se communiquent encore sans cesse
leurs opinions et leurs mœurs. Le contraste paraît beaucoup plus
frappant encore lorsque l’on concentre ses regards sur notre Europe
et que l’on compare entre eux les deux peuples les plus éclairés qui
l’habitent.
On dirait que chez les Anglais l’esprit humain ne s’arrache
qu’avec regret et avec douleur à la contemplation des faits
particuliers, pour remonter de là jusqu’aux causes, et qu’il ne
généralise qu’en dépit de luimême.
Il semble, au contraire, que parmi nous le goût des idées générales
soit devenu une passion si effrénée qu’il faille à tout propos la
satisfaire. J’apprends, chaque matin, en me réveillant, qu’on vient de
découvrir une certaine loi générale et éternelle dont je n’avais jamais
ouï parler jusquelà. Il n’y a pas de si médiocre écrivain auquel il
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suffise pour son coup d’essai de découvrir des vérités applicables à
un grand royaume, et qui ne reste mécontent de luimême, s’il n’a pu
renfermer le genre humain dans le sujet de son discours.
Une pareille dissemblance entre deux peuples très éclairés
m’étonne. Si je reporte enfin mon esprit vers l’Angleterre et que je
remarque ce qui se passe depuis un demisiècle dans son sein, je
crois pouvoir affirmer que le goût des idées générales s’y développe
à mesure que l’ancienne Constitution du pays s’affaiblit.
L’état plus ou moins avancé des lumières ne suffit donc Point seul
pour expliquer ce qui suggère à l’esprit humain l’amour des idées
générales ou l’en détourne.
Lorsque les conditions sont fort inégales, et que les inégalités sont
permanentes, les individus deviennent peu à peu si dissemblables,
qu’on dirait qu’il y a autant d’humanités distinctes qu’il y a de
classes ; on ne découvre jamais à la fois que l’une d’elles, et, perdant
de vue le lien général qui les rassemble toutes dans le vaste sein du
genre humain, on n’envisage jamais que certains hommes et non pas
l’homme.
Ceux qui vivent dans ces sociétés aristocratiques ne conçoivent
donc jamais d’idées fort générales relativement à euxmêmes, et cela
suffit pour leur donner une défiance habituelle de ces idées et un
dégoût instinctif pour elles.
L’homme qui habite les pays démocratiques ne découvre, au
contraire, près de lui, que des êtres à peu près pareils ; il ne peut donc
songer à une partie quelconque de l’espèce humaine, que sa pensée
ne s’agrandisse et ne se dilate jusqu’à embrasser l’ensemble. Toutes
les vérités qui sont applicables à luimême lui paraissent s’appliquer
également et de la même manière à chacun de ses concitoyens et de
ses semblables. Ayant contracté l’habitude des idées générales dans
celle de ses études dont il s’occupe le plus et qui l’intéresse
davantage, il transporte cette même habitude dans toutes les autres, et
c’est ainsi que le besoin de découvrir en toutes choses des règles
communes, de renfermer un grand nombre d’objets sous une même
forme, et d’expliquer un ensemble de faits par une seule cause,
devient une passion ardente et souvent aveugle de l’esprit humain.
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Rien ne montre mieux la vérité de ce qui précède que les opinions
de l’Antiquité relativement aux esclaves.
Les génies les plus profonds et les plus vastes de Rome et de la
Grèce n’ont jamais pu arriver à cette idée si générale, mais en même
temps si simple, de la similitude des hommes et du droit égal que
chacun d’eux apporte, en naissant, à la liberté ; et ils se sont évertués
à prouver que l’esclavage était dans la nature, et qu’il existerait
toujours.
Bien plus, tout indique que ceux des Anciens qui ont été esclaves
avant de devenir libres, et dont plusieurs nous ont laissé de beaux
écrits, envisageaient euxmêmes la servitude sous ce même jour.
Tous les grands écrivains de l’Antiquité faisaient partie de
l’aristocratie des maîtres, ou du moins ils voyaient cette aristocratie
établie sans contestation sous leurs yeux ; leur esprit, après s’être
étendu de plusieurs côtés, se trouva donc borné de celuilà, et il fallut
que JésusChrist vînt sur la terre pour faire comprendre que tous les
membres de l’espèce humaine étaient naturellement semblables et
égaux.
Dans les siècles d’égalité, tous les hommes sont indépendants les
uns des autres, isolés et faibles ; on n’en voit point dont la volonté
dirige d’une façon permanente les mouvements de la foule ; dans ces
temps, l’humanité semble toujours marcher d’ellemême. Pour
expliquer ce qui se passe dans le monde, on en est donc réduit à
rechercher quelques grandes causes qui, agissant de la même manière
sur chacun de nos semblables, les portent ainsi à suivre tous
volontairement une même route. Cela conduit encore naturellement
l’esprit humain à concevoir des idées générales et l’amène à en
contracter le goût.
J’ai montré précédemment comment l’égalité des conditions
portait chacun à chercher la vérité par soimême. Il est facile de voir
qu’une pareille méthode doit insensiblement faire tendre l’esprit
humain vers les idées générales. Lorsque je répudie les traditions de
classe, de profession et de famille, que j’échappe à l’empire de
l’exemple pour chercher, par le seul effort de ma raison, la voie à
suivre, je suis enclin à puiser les motifs de mes opinions dans la
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nature même de l’homme, ce qui me conduit nécessairement et
presque à mon insu, vers un grand nombre de notions très générales.
Tout ce qui précède achève d’expliquer pourquoi les Anglais
montrent beaucoup moins d’aptitude et de goût pour la généralisation
des idées que leurs fils les Américains et surtout que leurs voisins les
Français, et pourquoi les Anglais de nos jours en montrent plus que
ne l’avaient fait leurs pères.
Les Anglais ont été longtemps un peuple très éclairé et en même
temps très aristocratique ; leurs lumières les faisaient tendre sans
cesse vers des idées très générales, et leurs habitudes aristocratiques
les retenaient dans des idées très particulières. De là, cette
philosophie, tout à la fois audacieuse et timide, large et étroite, qui à
dominé jusqu’ici en Angleterre, et qui y tient encore tant d’esprits
resserrés et immobiles.