Frédéric Mistral

Mes Origines; Mémoires et Récits de Frédéric Mistral

Publié par Good Press, 2020
goodpress@okpublishing.info
EAN 4064066076283

Table des matières


CHAPITRE I.
AU MAS DU JUGE.
CHAPITRE II.
MON PÈRE.
CHAPTER III
LES ROIS MAGES
CHAPITRE IV
L’ÉCOLE BUISSONNIÈRE
CHAPITRE V
A SAINT-MICHEL-DE-FRIGOLET
CHAPITRE VI
CHEZ MONSIEUR MILLET
CHAPITRE VII
CHEZ M. DUPUY
CHAPITRE VIII
COMMENT JE PASSAI BACHELIER
CHAPITRE IX
LA RÉPUBLIQUE DE 1848
CHAPITRE X
A AIX-EN-PROVENCE
CHAPITRE XI
LA RENTRÉE AU MAS
CHAPITRE XII
FONT-SÉGUGNE
CHAPITRE XIII
L’ALMANACH PROVENÇAL
CHAPITRE XIV
LE VOYAGE AUX SAINTES-MARIES
CHAPITRE XV
JEAN ROUSSIÈRE
CHAPITRE XVI
MIREILLE
CHAPITRE XVII
AUTOUR DU MONT VENTOUX
CHAPITRE XVIII
LA RIBOTE DE TRINQUETAILLE

CHAPITRE I.

Table des matières

AU MAS DU JUGE.

Table des matières

Les Alpilles. -- La chanson de Maillane. -- Ma famille. -- Maître
François, mon père. -- Délaïde, ma mère. -- Jean du Porc. -- L'aïeul
Étienne. -- La mère-grand Nanon. -- La foire de Beaucaire. -- Les
fleurs de glais.

D'aussi loin qu'il me souvienne, je vois devant mes yeux, au Midi
là-bas, une barre de montagnes dont les mamelons, les rampes, les
falaises et les vallons bleuissaient du matin aux vêpres, plus ou
moins clairs ou foncés, en hautes ondes. C'est la chaîne des
Alpilles, ceinturée d'oliviers comme un massif de roches grecques, un
véritable belvédère de gloire et de légendes.

Le sauveur de Rome, Caïus Marius, encore populaire dans toute la
contrée, c'est au pied de ce rempart qu'il attendit les Barbares,
derrière les murs de son camp; et ses trophées triomphaux, à
Saint-Rey sur les Antiques, sont, depuis deux mille ans, dorés par le
soleil. C'est au penchant de cette côte qu'on rencontre les tronçons
du grand aqueduc romain qui menait les eaux de Vaucluse dans les
Arènes d'Arles: conduit que des gens du pays nomment Ouide di
Sarrasin (pierrée des Sarrasins), parce que c'est par là que les
Maures d'Espagne s'introduisirent dans Arles. C'est sur les rocs
escarpés de ces collines que les princes des Baux avaient leur
château fort. C'est dans ces vals aromatiques, aux Baux, à Romanin
et à Roque-Martine, que tenaient cour d'amour les belles châtelaines
du temps des troubadours. C'est à Mont-Majour que dorment, sous les
dalles du cloître, nos vieux rois arlésiens. C'est dans les grottes
du Vallon d'Enfer, de Cordes, qu'errent encore nos fées. C'est sous
ces ruines, romaines ou féodales, que gît la Chèvre d'Or.

Mon village, Maillane, en avant des Alpilles, tient le milieu de la
plaine, une large et riche plaine, qu'en mémoire peut-être du consul
Caïus Marius on nomme encore Le Caieou.

-- Quand je luttais, me disait une fois le petit Maillanais, -- un
vieux lutteur de l'endroit, -- j'ai beaucoup voyagé, en Languedoc
comme en Provence... Mais jamais je ne vis une plaine aussi unie que
ce terroir. Si, depuis la Durance jusqu'à la mer, là-bas, on tirait
un trait de charrue droit comme une chandelle, un sillon de vingt
lieues, l'eau y courrait toute seule, rien qu'au niveau pendant.
Aussi, quoique nos voisins nous traitent de mange-grenouilles, les
Maillanais convinrent toujours que, sous la chape du soleil, il n'est
pas de pays plus joli que le leur et, un jour qu'ils m'avaient
demandé quelques couplets pour la chorale du village, voici, à ce
propos, les vers que je leur fis:

Maillane est beau, Maillane plaît -- et se fait beau de plus en
plus; Maillane ne s'oublie jamais; -- il est l'honneur de la contrée
-- et tient son nom du mois de Mai.

Que vous soyez à Paris ou à Rome, -- pauvres conscrits, rien ne vous
charme; -- Maillane est pour vous sans pareil -- et vous aimeriez y
manger une pomme -- que dans Paris un perdreau.

Notre patrie n'a pour remparts -- que les grandes haies de cyprès --
que Dieu fit tout exprès pour elle; -- et quand se lève le mistral,
-- il ne fait que branler le berceau.

Tout le dimanche on fait l'amour; -- puis au travail, sans trêve, --
s'il faut le lundi se ployer, --nous buvons le vin de nos vignes,
nous mangeons le pain de nos blés.

La vieille bastide où je naquis, en face des Alpilles, touchant le
Clos-Créma, avait nom le Mas du Juge, un tènement de quatre paires de
bêtes de labour, avec son premier charretier, ses valets de charrue,
son pâtre, sa servante (que nous appelions la tante) et plus ou
moins d'hommes au mois, de journaliers ou journalières, qui venaient
aider au travail, soit pour les vers à soie, pour les sarclages, pour
les foins, pour les moissons ou les vendanges, soit pour la saison
des semailles ou celles de l'olivaison.

Mes parents, des ménagers, étaient de ces familles qui vivent sur
leur bien, au labeur de la terre, d'une génération à l'autre! Les
ménagers, au pays d'Arles, forment une classe à part: sorte
d'aristocratie qui fait la transition entre paysans et bourgeois, et
qui comme toute autre, a son orgueil de caste. Car si le paysan,
habitant du village, cultive de ses bras, avec la bêche ou le hoyau,
ses petits lopins de terre, le ménager, agriculteur en grand, dans
les mas de Camargue, de Crau ou d'autre part, lui, travaille debout
en chantant sa chanson, la main à la charrue.

C'est bien ce que je dis dans les quelques couplets suivants, chantés
aux noces de mon neveu:

Nous avons tenu la charrue -- avec assez d'honneur -- et conquis le
terroir -- avec cet instrument.

Nous avons fait du blé -- pour le pain de Noël -- et de la toile
rousse pour nipper la maison.

Tout chemin va à Rome: ne quittez donc pas le mas, -- et vous
mangerez des pommes, -- puisque vous les aimez.

Mais si, parbleu, nous voulions hausser nos fenêtres, comme le font
tant d'autres, sans trop d'outrecuidance nous pourrions avancer que
la gent mistralienne descend des Mistral dauphinois, devenus, par
alliance, seigneurs de Montdragon et puis de Romanin. Le célèbre
pendentif qu'on montre à Valence est le tombeau de ces Mistral. Et,
à Saint-Remy, nid de ma famille (car mon père en sortait), on peut
voir encore l'hôtel des Mistral de Romanin, connu sous le nom de
Palais de la Reine Jeanne.

Le blason des Mistral nobles a trois feuilles de trèfle avec cette
devise assez présomptueuse: "Tout ou Rien." Pour ceux, et nous en
sommes, qui voient un horoscope dans la fatalité des noms
patronymiques ou le mystère des rencontres, il est curieux de trouver
la Cour d'Amour de Romanin unie, dans le passé, à la seigneurie de
Mistral désignant le grand souffle de la terre de Provence, et,
enfin, ces trois trèfles marquant la destinée de notre famille
terrienne.

-- Le trèfle, nous déclara, un jour, le Sâr Peladan, qui, lorsqu'il a
quatre feuilles, devient talismanique, exprime symboliquement l'idée
de Verbe autochtone, de développement sur place, de lente croissance
en un lieu toujours le même. Le nombre trois signifie la maison
(père, mère, fils),
au sens divinatoire. Trois trèfles signifient donc trois harmonies
familiales succédentes, ou neuf, qui est le nombre du sage à l'écart.
La devise Tout ou Rien rimerait aisément à ces fleurs sédentaires
et qui ne se transplantent pas: devise, comme emblème, de terrien
endurci.

Mais laissons là ces bagatelles. Mon père, devenu veuf de sa
première femme, avait cinquante-cinq ans lorsqu'il se remaria, et je
suis le croît de ce second lit. Voici comment il avait fait la
connaissance de ma mère:

Une année, à la Saint-Jean, maître François Mistral était au milieu
de ses blés, qu'une troupe de moissonneurs abattait à la faucille.
Un essaim de glaneuses suivait les tâcherons et ramassait les épis
qui échappaient au râteau. Et voilà que mon seigneur père remarqua
une belle fille qui restait en arrière, comme si elle eût eu peur de
glaner comme les autres. Il s'avança près d'elle et lui dit:

-- Mignonne, de qui es-tu? Quel est ton nom?

La jeune fille répondit:

-- Je suis la fille d'Étienne Poulinet, le maire de Maillane. Mon
nom est Délaïde.

-- Comment! dit mont père, la fille de Poulinet, qui est le maire de
Maillane, va glaner?

-- Maître, répliqua-t-elle, nous sommes une grosse famille: six
filles et deux garçons, et notre père, quoiqu'il ait assez de bien,
quand nous lui demandons de quoi nous attifer, nous répond: "Mes
petites, si vous voulez de la parure, gagnez-en." Et voilà pourquoi
je suis venue glaner.

Six mois après cette rencontre, qui rappelle l'antique scène de Ruth
et de Booz, le vaillant ménager demanda Délaïde à maître Poulinet, et
je suis né de ce mariage.

Or donc, ma venue au monde ayant eu lieu le 8 septembre de l'an 1830,
dans l'après-midi, la gaillarde accouchée envoya quérir mon père, qui
était en ce moment, selon son habitude, au milieu de ses champs. En
courant, et du plus loin qu'il put se faire entendre:

-- Maître, cria le messager, venez! car la maîtresse vient
d'accoucher maintenant même.

-- Combien en a-t-elle fait? demanda mon père.

-- Un beau, ma foi.

-- Un fils! Que le bon Dieu le fasse grand et sage!

Et sans plus, comme si de rien n'était, ayant achevé son labour, le
brave homme, lentement, s'en revint à la ferme. Non point qu'il fût
moins tendre pour cela; mais élevé, endoctriné, comme les Provençaux
anciens, avec la tradition romaine, il avait dans ses manières,
l'apparente rudesse du vieux pater familias.

On me baptisa Frédéric, en mémoire, paraît-il, d'un pauvre petit gars
qui, au temps où mon père et ma mère se parlaient, avait fait
gentiment leurs commissions d'amour, et qui, peu de temps après,
était mort d'une insolation. Mais, comme elle m'avait eu à
Notre-Dame de Septembre, ma mère m'a toujours dit qu'elle m'avait
voulu donner le prénom de Nostradamus, d'abord pour remercier la Mère
de Dieu, ensuite par souvenance de l'auteur des Centuries, le
fameux astrologue natif de Saint-Remy. Seulement, ce nom mystique et
mirifique, n'est-ce pas? que l'instinct maternel avait si bien
trouvé, on ne voulut l'accepter ni à la mairie ni au presbytère.

Ma première sortie sur les bras de ma mère, qui me nourrissait de son
lait, lorsqu'elle fit ses relevailles, -- tout cela vaguement, dans
une lointaine brume, il me semble le revoir: elle, ma pauvre mère,
dans la beauté, l'éclat de sa pleine jeunesse, présentant avec
orgueil son "roi" à ses amies, et, cérémonieuses, les amies et
parentes nous accueillant avec les félicitations d'usage et m'offrant
une couple d'oeufs, un quignon de pain, un grain de sel et une
allumette, avec ces mots sacramentels:

-- Mignon, sois plein comme un oeuf, sois bon comme le pain, sois
sage comme le sel, sois droit comme une allumette.

On trouvera peut-être tant soit peut enfantin de raconter ces choses.
Mais, après tout, chacun est libre, et, à moi, il m'agrée de
revenir, par songerie, dans mon premier maillot et dans mon berceau
de mûrier et dans mon chariot à roulettes, car, là, je ressuscite le
bonheur de ma mère dans ses plus doux tressaillements.

Quand j'eus six mois, on me délivra de la bande qui enveloppait mes
langes (car Nanounet, ma mère-grand, avait très fort recommandé de me
tenir serré à point, parce que, disait-elle, les enfants bien
emmaillotés ne sont ni bancals ni bancroches), et, le jour de la
Saint-Joseph, selon l'us de Provence, on me "donna les pieds" et,
triomphalement, ma mère m'apporta à l'église de Maillane; et sur
l'autel du saint, en me tenant par les lisières, pendant que ma
marraine me chantait : Avène, Avène, Avène (Viens, viens, viens),
on me fit faire mes premiers pas.

A Maillane, chaque dimanche, nous venions pour la messe. C’était une
demi-lieue de chemin pour le moins. Ma mère, tout le long, me
dorlotait dans ses bras. Oh! le sein nourricier, ce nid doux et
moelleux! Je voulais toujours, toujours, qu’il me portât encore un
peu... Mais, une fois, -- j’avais cinq ans, -- à mi-chemin du
village, ma pauvre mère me déposa en disant:

-- Oh! tu pèses trop, maintenant; je ne puis plus te porter.

Après la messe, avec ma mère, nous’ allions voir mes grands-parents,
dans leur belle cuisine voûtée en pierre blanche, où, de coutume, les
bourgeois du lieu, M. Deville, M. Dumas, M. Ravoux, le Cadet Rivière,
en se promenant sur les dalles, entre l’évier et la cheminée,
venaient parler du gouvernement.

M. Dumas, qui avait été juge et qui s’était démis en 1830, aimait,
sur toute chose, à donner des conseils, comme celui- ci, par exemple,
qu’avec sa grosse voix, il répétait, tous les dimanches, aux jeunes
mères qui dodelinaient leurs mioches:

-- Il ne faut donner aux enfants ni couteau, ni clé, ni livre : parce
qu'avec un couteau l’enfant peut se couper; une clé, il peut la
perdre et, un livre, le déchirer.

M. Durnas ne venait pas seul: avec son opulente épouse et leurs onze
ou douze enfants, ils remplissaient le salon, le beau salon des
ancêtres, tout tapissé de toile peinte, de Mar- seille, représentant
des oisillons et des paniers en fleurs, et là, pour étaler
l’éducation de sa lignée, il faisait, non sans orgueil, déclamer,
vers à vers, mot à mot, un peu à l’un, un peu à l’autre, le récit de
Théramène:

A peine nous sortions des portes de Trézène...
De Trégène... Il était sur son char... sur chon sar...
Ses gardes affligés... affizés...
Imitaient son silence autour de lui rangés...
Lui ranzés.

Ensuite, il disait à ma mère:

-- Et le vôtre, Délaïde, lui apprenez-vous rien pour réciter?

-- Si répondait naïvement ma mère: il sait la sornette de Jean du
Porc.

-- Allons, mignon, dis Jean du Porc, me criait tout le monde.

Et alors en baissant la tête, j’ânonnais timidement:

Qui est mort? — Jean du Porc. — Qui le pleure? — Le roi Maure — Qui
le rit? — La perdrix. — Qui le chante? — La calandre — Qui en sonne
le glas? — Le cul de la poêle. — Qui en porte le deuil? — Le cul du
chaudron.

C'est avec ces contes-là, chants de nourrices et sornettes, que nos
parents, à cette époque, nous apprenaient à parler la bonne langue
provençale; tandis qu’à présent, la vanité ayant pris le dessus dans
la plupart des familles, c’est avec le système de l’excellent M.
Dumas que l’on enseigne les enfants et qu’on en fait de petits niais
qui sont, dans le pays, tels que des enfants trouvés, sans attaches
ni racines, car il est de mode, aujourd’hui, de renier absolument
tout ce qui est de tradition.

Il faut que je parle un peu, maintenant, du bonhomme Etienne, mon
aïeul maternel. Il était, comme mon père, ménager propriétaire,
d’une bonne maison comme lui, et d’un bon sang : avec cette
différence que, du côté des Mistral, c’étaient des laborieux, des
économes, des amasseurs de biens, qui, en tout le pays, n’avaient pas
leurs pareils, et que, du côté de ma mère, tout à fait insouciants et
n’étant jamais prêts pour aller au labour, ils laissaient l’eau
courir et mangeaient leur avoir. L’aïeul Étienne, pour tout dire,
était (devant Dieu soit-il) un vrai Roger Bontemps.

Bien qu’il eût huit enfants, entre lesquels six filles (qui, à
l’heure des repas, se faisaient servir leur part et puis allaient
manger dehors, sur le seuil de la maison, leur assiette à la main),
dès qu’il y avait fête quelque part, en avant! Il partait pour trois
jours avec les camarades. Il jouait, bambochait tant que duraient les
écus; puis, souple comme un gant, quand les deux toiles se touchaient
(1), le quatrième jour il rentrait au logis et, alors, grand’maman
Nanon, une femme du bon Dieu, lui criait:

-- N’as-tu pas honte, dissipateur que tu es, de manger comme ça le
bien de tes filles I

(1) Quand la poche est vide.

-- Hé! bonasse, répondait-il, de quoi vas-tu t'inquiéter? Nos
fillettes sont jolies, elles se marieront sans dot. Et tu verras,
Nanon, ma mie, nous n'en aurons pas pour les derniers.

Et, amadouant ainsi et cajolant la bonne femme, il lui faisait donner
sur son douaire des hypothèques aux usuriers, qui lui prêtaient de
l'argent à cinquante ou à cent pour cent, ce qui ne l'empêchait pas,
quand ses compagnons de jeu venaient, de faire, avec eux, le branle
devant la cheminée, en chantant tous ensemble:

Oh! la charmante vie que font les gaspilleurs!
Ce sont de braves gens,
Quand ils n'ont plus d'argent.

Ou bien ce rigaudon qui les faisait crever de rire:

Nous sommes trois qui n'avons pas le sou, -- Qui n'avons pas le sou,
-- Qui n'avons pas le sou. -- Et le compère qui est derrière, -- N'a
pas un denier, -- N'a pas un denier.

Et quand ma pauvre aïeule se désolait de voir ainsi partir, l'un
après l'autre, les meilleurs morceaux, la fleur de son beau
patrimoine:

-- Eh! bécasse, que pleures-tu? lui faisait mon grand-père, pour
quelques lopins de terre? Il y pleuvait comme à la rue.

Ou bien:

-- Cette lande, quoi! ce qu'elle rendait, ma belle, ne payait pas les
impositions!

Ou bien:

-- Cette friche-là? les arbres du voisin la desséchaient comme
bruyère.

Et toujours, de cette façon, il avait la riposte aussi prompte que
joyeuse... Si bien qu'il disait même, en parlant des usuriers:

-- Eh! morbleu, c'est bien heureux qu'il y ait des gens pareils.
Car, sans eux, comment ferions-nous, les dépensiers, les gaspilleurs,
pour trouver du quibus, en un temps où comme on sait, l'argent est
marchandise?

C'était l'époque, en ce temps-là, où Beaucaire, avec sa foire,
faisait merveille sur le Rhône; il venait là du monde, soit par eau,
soit par terre, de toutes les nations, jusqu'à des Turcs et des
nègres.

Tout ce qui sort des mains de l'homme, toutes espèces de choses qu'il
faut pour le nourrir, pour le vêtir, pour le loger, pour l'amuser,
pour l'attraper, depuis les meules de moulins, les pièces de toile,
les rouleaux de drap, jusqu'aux bagues de verre portant au chaton un
rat, vous l'y trouviez à profusion, à monceaux, à faisceaux ou en
piles, dans les grands magasins voûtés, sous les arceaux des Halles,
aux navires du port, ou bien dans les baraques innombrables du Pré.

C'était comme nous dirions, mais avec un côté plus populaire et
grouillant de vie, c'était là tous les ans, au soleil de juillet,
l'exposition universelle de l'industrie du Midi.

Mon grand-père Étienne, comme vous pensez bien, ne manquait pas telle
occasion d'aller, quatre ou cinq jours, faire à Beaucaire ses
bamboches. Donc, sous prétexte d'aller acheter du poivre, du girofle
ou du gingembre avec, dans chaque poche de sa veste, un mouchoir de
fil, car il prenait du tabac, et trois autres mouchoirs, en pièce,
non coupés, dont en guise de ceinture il se ceignait les reins; et il
flânait ainsi, tout le franc jour de Dieu, autour des bateleurs, des
charlatans, des comédiens, surtout des bohémiens, lorsqu'ils
discutent et se harpaillent pour le marché et marchandage de quelque
bourrique maigre.

Un délicieux régal pour lui: Polichinelle avec Rosette! Il y était
toujours plus neuf et ravi, bouche bée, il y riait comme un pauvre
aux pantalonnades et aux coups de batte qui pleuvaient là sans cesse
sur le propriétaire et sur le commissaire. A ce point les filous (et
imaginez-vous si, à Beaucaire, ils pullulaient!) lui tiraient chaque
année, tout doucement, l'un après l'autre, sans qu'il se retournât,
tous ses mouchoirs; et quand il n'en avait plus, chose qu'il savait
d'avance, il dénouait sa ceinture, sans plus de chagrin que ça, et
s'en torchait le nez. Mais, quand il rentrait à Maillane, avec le
nez tout bleu, -- de la teinture des mouchoirs, des mouchoirs neufs
qui avaient déteint:

-- Allons, lui disait ma grand'mère, on t'a encore volé tes
mouchoirs.

-- Qui te l'a dit? faisait l'aïeul.

-- Pardi, tu as le nez tout bleu: tu t'es mouché avec ta ceinture.

-- Bah! je n'en ai pas regret, répondait le bon humain; ce
Polichinelle m'a tant fait rire!

Bref, quand ses filles (et ma mère en était une) furent d'âge à se
marier, comme elles n'étaient pas gauches, ni bien désagréables, les
galants, malgré tout, vinrent tout de même à l'appeau. Seulement,
quand les pères disaient à mon aïeul:

-- Autrement, le cas échéant, combien faites-vous à vos filles?

-- Combien je fais à mes filles? répondait maître Étienne, tout rouge
de colère; ô graine d'imbécile, c'est dommage! A ton gars je
donnerais une belle gouge, tout élevée, toute nippée, et j'y
ajouterais encore des terres et de l'argent! Qui ne veut pas mes
filles telles quelles, qu'il les laisse... Dieu merci, à la huche de
maître Étienne il y a du pain.

Or, n'est-il pas vrai que les filles du grand-père furent prises,
toutes les six, rien que pour leurs beaux yeux, et même qu'elles
firent toutes de bons mariages? Fille jolie, dit le proverbe,
porte sur le front sa dot.

Mais je ne veux pas quitter la prime fleur de mon enfance sans en
cueillir encore un tout petit bouquet.

Derrière le Mas du Juge, c'est l'endroit où je suis né, il y avait le
long du chemin un fossé qui menait son eau à notre vieux Puits à
roue. Cette eau n'était pas profonde, mais elle était claire et
riante, et, quand j'étais petit, je ne pouvais m'empêcher, surtout
les jours d'été, d'aller jouer le long de sa rive.

Le fossé du Puits à roue! Ce fut le premier livre où j'appris, en
m'amusant, l'histoire naturelle. Il y avait là des poissons,
épinoches ou carpillons, qui passaient par bandes et que j'essayais
de pêcher dans un sachet de canevas, qui avait servi à mettre des
clous et que je suspendais au bout d'un roseau. Il y avait des
demoiselles vertes, bleues, noiraudes, que doucement, tout doucement,
lorsqu'elles se posaient sur les typhas, je saisissais de mes petits
doigts, quand elles ne s'échappaient pas, légères, silencieuses, en
faisant frissonner le crêpe de leurs ailes; il y avait des
"notonectes", espèces d'insectes bruns avec le ventre blanc, qui
sautillent sur l'eau et puis remuent leurs pattes à la façon des
cordonniers qui tirent le ligneul. Ensuite des grenouilles, qui
sortaient de la mousse une échine glauque, chamarrée d'or, et qui, en
me voyant, lestement faisaient leur plongeon; des tritons, sorte de
salamandres d'eau, qui farfouillaient dans la vase; et de gros
escarbots qui rôdaient dans les flaches et qu'on nommait des
"mange-anguilles".

Ajoutez à cela un fouillis de plantes aquatiques, telles que ces
"massettes", cotonnées et allongées, qui sont les fleurs du typha;
telles que le nénuphar qui étale, magnifique, sur la nappe de l'eau,
ses larges feuilles rondes et son calice blanc; telles que le
"butome" au trochet de fleurs roses, et le pâle narcisse qui se mire
dans le ru, et la lentille d'eau aux feuilles minuscules, et la
"langue de boeuf" qui fleurit comme un lustre, avec les "yeux de
l'Enfant Jésus" qui est le myosotis.

Mais de tout ce monde-là, ce qui m'engageait le plus, c'était la
fleur des "glais". C'est une grande plante qui croît au bord des
eaux par grosses touffes, avec de longues feuilles cultriformes et de
belles fleurs jaunes qui se dressent en l'air comme des hallebardes
d'or. Il est à croire même que les fleurs de lis d'or, armes de
France et de Provence, qui brillent sur le fond d'azur, n'étaient que
des fleurs de glais: "fleur de lis" vient de "fleur d'iris", car le
glais est un iris, et l'azur du blason représente bien l'eau où croît
le glais.

Toujours est-il, qu'un jour d'été, quelque temps après la moisson, on
foulait nos gerbes, et tous les gens du "mas" étaient dans l'aire à
travailler. A l'entour des chevaux et des mulets qui piétinaient,
ardents, autour de leurs gardiens, il y avait bien vingt hommes qui,
les bras retroussés, en cheminant au pas, deux par deux, quatre par
quatre, retournaient les épis ou enlevaient la paille avec des
fourches de bois. Ce joli travail se faisait gaiement, en dansant au
soleil, nu-pieds, sur le grain battu.

Au haut de l'aire, porté par les trois jambes d'une chèvre rustique,
formée de trois perches, était suspendu le van. Deux ou trois filles
ou femmes jetaient avec des corbeilles dans le cerceau du crible le
blé mêlé aux balles; et le "maître", mon père, vigoureux et de haute
taille, remuait le crible au vent, en ramenant ensemble les mauvaises
graines au-dessus; et quand le vent faiblissait, ou que, par
intervalles, il cessait de souffler, mon père, avec le crible
immobile dans ses mains se retournait vers le vent, et, sérieux,
l'oeil dans l'espace, comme s'il s'adressait à un dieu ami, il lui
disait:

-- Allons, souffle, souffle, mignon!

Et le mistral, ma foi, obéissant au patriarche, haletait de nouveau
en emportant la poussière; et le beau blé béni tombait en blonde
averse sur le monceau conique qui, à vue d'oeil, montait entres les
jambes du vanneur.

Le soir venu, ensuite, lorsqu'on avait amoncelé le grain avec la
pelle, que les hommes poussiéreux allaient se laver au puits ou tirer
de l'eau pour les bêtes, mon père, à grandes enjambées, mesurait le
tas de blé et y traçait une croix avec le manche de la pelle en
disant: "Que Dieu te croisse!"

Par une belle après-midi de cette saison d'aires, -- je portais
encore les jupes: j'avais à peine quatre ou cinq ans -- après m'être
bien roulé, comme font les enfants, sur la paille nouvelle, je
m'acheminai donc seul vers le fossé du Puits à roue.

Depuis quelques jours, les belles fleurs de glais commençaient à
s'épanouir et les mains me démangeaient d'aller cueillir quelques-uns
de ces beaux bouquets d'or.

J'arrive au fossé; doucement, je descends au bord de l'eau; j'envoie
la main pour attraper les fleurs... Mais, comme elles étaient trop
éloignées, je me courbe, je m'allonge, et patatras dedans: je tombe
dans l'eau jusqu'au cou.

Je crie. Ma mère accourt; elle me tire de l'eau, me donne quelques
claques, et, devant elle, trempé comme un caneton, me faisant filer
vers le Mas:

-- Que je t'y voie encore, vaurien, vers le fossé!

-- J'allais cueillir des fleurs de glais.

-- Oui, va, retournes-y, cueillir tes glais, et encore tes glais. Tu
ne sais donc pas qu'il y a un serpent dans les herbes cachés, un gros
serpent qui hume les oiseaux et les enfants, vaurien?

Et elle me déshabilla, me quitta mes petits souliers, mes
chaussettes, ma chemisette, et pour faire sécher ma robe trempée et
ma chaussure, elle me chaussa mes sabots et me mit ma robe du
dimanche, en me disant:

-- Au moins, fais attention de ne pas te salir.

Et me voilà dans l'aire; je fais sur la paille fraîche quelques
jolies cabrioles; j'aperçois un papillon blanc qui voltige dans un
chaume. Je cours, je cours après, avec mes cheveux blonds flottant
au vent hors de mon béguin... et paf! me voilà encore vers le fossé
du Puits à roue...

Oh! mes belles fleurs jaunes! Elles étaient toujours là, fières au
milieu de l'eau, me faisant montre d'elles, au point qu'il ne me fut
plus possible d'y tenir. Je descends bien doucement, bien doucement
sur le talus; je place mes petons biens ras, bien ras de l'eau;
j'envoie la main, je m'allonge', je m'étire tant que je puis... et
patatras! je me fiche jusqu'au derrière dans la vase.

Aïe! aïe! aïe! Autour de moi, pendant que je regardais les bulles
gargouiller et qu'à travers les herbes je croyais entrevoir le gros
serpent, j'entendais crier dans l'aire:

-- Maîtresse! courez vite, je crois que le petit est encore tombé à
l'eau!

Ma mère accourt, elle me saisit, elle m'arrache tout noir de la boue
puante, et la première chose, troussant ma petite robe, vlin! vlan!
elle m'applique une fessée retentissante.

-- Y retourneras-tu, entêté, aux fleurs de glais? Y retourneras-tu
pour te noyer?... Une robe toute neuve que voilà perdue, fripe-tout,
petit monstre! qui me feras mourir de transes!

Et, crotté et pleurant, je m'en revins donc au Mas la tête basse, et
de nouveau on me dévêtit et on me mit, cette fois, ma robe des jours
de fête... Oh! la galante robe! Je l'ai encore devant les yeux,
avec ses raies de velours noir, pointillée d'or sur fond bleuâtre.

Mais bref, quand j'eus ma belle robe de velours:

-- Et maintenant, dis-je à ma mère, que vais-je faire?

-- Va garder les gelines, me dit-elle; qu'elles n'aillent pas dans
l'aire... Et toi, tiens-toi à l'ombre.

Plein de zèle, je vole vers les poules qui rôdaient par les chaumes,
becquetant les épis que le râteau avait laissés. Tout en gardant,
voici qu'une poulette huppée -- n'est-ce pas drôle? -- se met à
pourchasser, savez-vous quoi? une sauterelle, de celles qui ont les
ailes rouges et bleues... Et toutes deux, avec moi après, qui
voulais voir la sauterelle, de sauter à travers champs, si bien que
nous arrivâmes au fossé du Puits à roue!

Et voilà encore les fleurs d'or qui se miraient dans le ruisseau et
qui réveillaient mon envie, mais une envie passionnée, délirante,
excessive, à me faire oublier mes deux plongeons dans le fossé:

"Oh! mais, cette fois, me dis-je, va, tu ne tomberas pas!"

Et, descendant le talus, j'entortille à ma main un jonc qui croissait
là; et me penchant sur l'eau avec prudence, j'essaie encore
d'atteindre de l'autre main les fleurs de glais... Ah! malheur, le
jonc se casse et va te faire teindre! Au milieu du fossé, je plonge
la tête première.

Je me dresse comme je puis, je crie comme un perdu, tous les gens de
l'aire accourent:

-- C'est encore ce petit diable qui est tombé dans le fossé. Ta
mère, cette fois, enragé polisson, va te fouailler d'importance!

Eh bien! non; dans le chemin, je la vis venir, pauvrette, tout en
larmes et qui disait:

-- Mon Dieu! je ne veux pas le frapper, car il aurait peut-être un
"accident". Mais ce gars, sainte Vierge, n'est pas comme les autres:
il ne fait que courir pour ramasser des fleurs; il perd tous ses
jouets en allant dans les blés chercher des bouquets sauvages...
Maintenant, pour comble, il va se jeter trois fois, depuis peut-être
une heure, dans le fossé du Puits à roue... Ah! tiens-toi, pauvre
mère, morfonds-toi pour l'approprier. Qui lui en tiendrait, des
robes? Et bienheureuse encore -- mon Dieu, je vous rends grâce --
qu'il ne soit pas noyé!

Et ainsi, tous les deux, nous pleurions le long du fossé. Puis, une
fois dans le Mas, m'ayant quitté mon vêtement, la sainte femme
m'essuya, nu, de son tablier; et, de peur d'un effroi, m'ayant fait
boire une cuillerée de vermifuge elle me coucha dans ma berce, où,
lassé de pleurer, au bout d'un peu je m'endormis.

Et savez-vous ce que je songeai: pardi! mes fleurs de glais... Dans
un beau courant d'eau, qui serpentait autour du Mas, limpide,
transparent, azuré comme les eaux de la Fontaine de Vaucluse, je
voyais de belles touffes de grands et verts glaïeuls, qui étalaient
dans l'air une féerie de fleurs d'or!

Des demoiselles d'eau venaient se poser sur elles avec leurs ailes de
soie bleue, et moi je nageais nu dans l'eau riante; et je cueillais à
pleines mains, à jointées, à brassées, les fleurs de lis blondines.
Plus j'en cueillais, plus il en surgissait.

Tout à coup, j'entends une voix qui me crie: "Frédéri!"

Je m'éveille et que vois-je! Une grosse poignée de fleurs de glais
couleur d'or qui bondissaient sur ma couchette.

Lui-même, le patriarche, le Maître, mon seigneur père, était allé
cueillir les fleurs qui me faisaient envie; et la Maîtresse, ma mère
belle, les avait mises sur mon lit.

 

CHAPITRE II.

Table des matières

MON PÈRE.

Table des matières

L'enfant de ferme. -- La vie rurale. -- Mon père à la Révolution. --
La bûche bénite. -- Les récits de la Noël. -- Le capitaine Perrin.
-- Le maire de Maillane en 1793 -- Le jour de l'an.

Mon enfance première se passa donc au Mas, en compagnie des
laboureurs, des faucheurs et des pâtres, et quand, parfois, passait
au Mas quelque bourgeois, de ceux-là qui affectent de ne parler que
français, moi, tout interloqué et même humilié de voir que mes
parents devenaient soudain révérencieux pour lui, comme s'il était
plus qu'eux:

-- D'où vient, leur demandais-je, que cet homme ne parle pas comme
nous?

-- Parce que c'est un monsieur, me répondait-on.

-- Eh bien! faisais-je alors d'un petit air farouche, moi, je ne veux
pas être monsieur.

J'avais remarqué aussi que, quand nous avions des visites, comme
celle, par exemple du marquis de Barbentane (un de nos voisins de
terres), mon père qui, à l'ordinaire lorsqu'il parlait de ma mère,
devant les serviteurs, l'appelait "la maîtresse", là, en cérémonie,
il la dénommait ma mouié (mon épouse). Le beau marquis et la
marquise, qui se trouvait être la soeur du général de Galliffet,
chaque fois qu'ils venaient, m'apportaient des pralines et autres
gâteries; mais moi, sitôt que je les voyais descendre de voiture,
comme un sauvageon que j'étais, je courais tout de suite me cacher
dans le fenil... Et la pauvre Délaïde de crier:

-- Frédéric!

Mais en vain: dans le foin, blotti et ne soufflant mot, j'attendais,
moi, d'entendre les roues de la voiture emporter le marquis, pendant
que ma mère clamait, là-bas, devant la ferme:

-- M. de Barbentane, Mme de Barbentane, qui venaient pour le voir,
cet insupportable, et il va se cacher!

Et au lieu de dragées, quand je sortais ensuite, craintif, de ma
tanière, vlan! j'avais ma fessée.

J'aimais bien mieux aller avec le Papoty, notre maître-valet, quand,
derrière la charrue tirée par ses deux mules, les mains au mancheron,
il me criait, patelin:

-- Petiot, viens vite, viens. Je t'apprendrai à labourer.

Et tout de suite, nu-pieds, nu-tête, émoustillé, me voilà dans le
sillon, trottinant, farfouillant, le long de la tranchée, pour
cueillir les primevères ou les muscaris bleus, que le soc arrachait.

-- Ramasse des colimaçons, me disais le Papoty.

Et quand j'avais les colimaçons, une poignée dans chaque main:

-- Maintenant, me faisait-il, avec les colimaçons, tiens, empoigne
les cornes du manche de la charrue.

Et comme, moi crédule, avec mes petits doigts, je prenais les
mancherons, lui, pressant de ses doigts rudes mes deux mains pleines
d'escargots qui s'écrabouillaient dans ma chair:

-- A présent, me disait le valet de labour en riant aux éclats, tu
pourras dire, petit, que tu as tenu la charrue!

On m'en faisait, ma foi, de toutes les couleurs. C'est ainsi que,
dans les fermes, on déniaise les enfants. Quelquefois, en venant de
traire, notre berger Rouquet me criait:

-- Viens, petit, boire à même dans le piau.

Le piau est l'ustensile, de poterie ou de bois, dans lequel on
trait le lait... Ah! quand je voyais le trayeur, suant, les bras
troussés, sortir de la bergerie en portant à la main le vase à traire
écumant, plein de lait jusqu'aux bords, j'accourais, affriolé, pour
le humer tout chaud. Mais, sitôt qu'à genoux je m'abreuvais à la
"seille", paf! de sa grosse main, Rouquet m'y faisait plonger la tête
jusqu'au cou; et, barbotant, aveugle, les cheveux et le museau
ruisselants, ébouriffés, je courais, comme un jeune chien, me vautrer
dans l'herbe et m'y essuyer, en jurant, à part moi, qu'on ne m'y
attraperait plus... jusqu'à nouvelle attrape.

Après, c'était un faucheur qui me disait:

-- Petiot, j'ai trouvé un nid, un nid de frappe-talon; veux-tu me
faire la courte échelle? Je garderai la mère et tu auras les
passereaux.

Oh! coquin. Je partais, fou de joie, dans l'andain.

-- Le vois-tu, me faisait l'homme, ce creux, en haut de ce gros
saule; c'est là qu'est le nid... Allons, courbe-toi.

Et je m'inclinais, la tête contre l'arbre, et alors, faisant mine de
grimper sur mon dos, le farceur me battait l'échine du talon.

C'est ainsi que commença, au milieu des gouailleries de nos
travailleurs des champs (et je n'an ai point regret), mon éducation
d'enfance.

Comme il était gai, ce milieu de labeurs rustiques! Chaque saison
renouvelait la série des travaux. Les labours, les semailles, la
tonte, la fauche, les vers à soie, les moissons, le dépiquage, les
vendanges et la cueillette des olives, déployaient à ma vue les actes
majestueux de la vie agricole, éternellement dure, mais éternellement
indépendante et calme.

Tout un peuple de serviteurs, d'hommes loués au mois ou à la journée,
de sarcleuses, de faneuses, allait, venait dans les terres du Mas,
qui avec l'aiguillon, qui avec le râteau ou bien la fourche sur
l'épaule, et travaillant toujours avec des gestes nobles, comme dans
les peintures de Léopold Robert.

Quand, pour dîner ou pour souper, les hommes, l'un après l'autre,
entraient dans le Mas, et venaient s'asseoir, chacun selon son rang,
autour de la grande table, avec mon seigneur père qui tenait le haut
bout, celui-ci, gravement, leur faisait des questions et des
observations, sur le troupeau et sur le temps et sur le travail du
jour, s'il était avantageux, si la terre était dure ou molle ou en
état. Puis, le repas fini, le premier charretier fermait la lame de
son couteau et, sur le coup, tous se levaient.

Tous ces gens de campagne, mon père les dominait par la taille, par
le sens, comme aussi par la noblesse. C'était un beau et grand
vieillard, digne dans son langage, ferme dans son commandement,
bienveillant au pauvre monde, rude pour lui seul.

Engagé volontaire pour défendre la France, pendant la Révolution, il
se plaisait, le soir, à raconter ses vieilles guerres. Au fort de la
Terreur, il avait été requis pour porter du blé à Paris, ou régnait
la famine. C'était dans l'intervalle où l'on avait tué le roi. La
France, épouvantée, était dans la consternation. En retournant, un
jour d'hiver, à travers la Bourgogne, avec une pluie froide qui lui
battait le visage, et de la fange sur les routes jusqu'au moyeu des
roues, il rencontra, nous disait-il, un charretier de son pays. Les
deux compatriotes se tendirent la main, et mon père, prenant la
parole:

-- Tiens, où vas-tu, voisin, par ce temps diabolique?

-- Citoyen, répliqua l'autre, je vais à Paris porter les saints et
les cloches.

Mon père devint pâle, les larmes lui jaillirent et, ôtant son chapeau
devant les saints de son pays et les cloches de son église, qu'il
rencontrait ainsi sur une route de Bourgogne:

-- Ah! maudit, lui fit-il, crois-tu qu'à ton retour, on te nomme,
pour cela, représentant du peuple?

L'iconoclaste courba la tête de honte et, avec un blasphème, il fit
tirer ses bêtes.

Mon père, dois-je dire, avait un foi profonde. Le soir, en été comme
en hiver, agenouillé sur sa chaise, la tête découverte, les mains
croisées sur le front, avec sa cadenette, serrée d'un ruban de fil,
qui lui pendait sur la nuque, il faisait, à voix haute, la prière
pour tous; et puis, lorsqu'en automne, les veillées s'allongeaient,
il lisait l'Évangile à ses enfants et domestiques.

Mon père, dans sa vie, n'avait lu que trois livres: le Nouveau
Testament, l'Imitation et Don Quichotte (lequel lui rappelait sa
campagne d'Espagne et le distrayait, quand venait la pluie).

-- Comme de notre temps les écoles étaient rares, c'est un pauvre,
nous disait-il, qui, passant par les fermes une fois par semaine,
m'avait appris ma croix de par Dieu.

Et le dimanche, après les vêpres, selon l'us et coutume des anciens
pères de famille, il écrivait ses affaires, ses comptes et dépenses,
avec ses réflexions, sur un grand mémorial dénommé Cartabèou.

Lui, quelque temps qu'il fît, était toujours content, et si, parfois,
il entendait les gens se plaindre, soit des vents tempétueux, soit
des pluies torrentielles:

-- Bonnes gens! leur disait-il. Celui qui est là-haut sait fort bien
ce qu'il fait, comme aussi ce qu'il nous faut... Eh! s'il ne
soufflait jamais de ces grands vents qui dégourdissent la Provence,
qui dissiperait les brouillards et les vapeurs de nos marais? Et si,
pareillement, nous n'avions jamais de grosses pluies, qui
alimenteraient les puits, les fontaines, les rivières? Il faut de
tout, mes enfants.

Bien que, le long du chemin, il ramassât une bûchette pour l'apporter
au foyer; bien qu'il se contentât, pour son humble ordinaire, de
légumes et de pain bis; bien que, dans l'abondance, il fût sobre
toujours et mît de l'eau dans son vin, toujours sa table était
ouverte, et sa main et sa bourse, pour tout pauvre venant. Puis, si
l'on parlait de quelqu'un, il demandait, d'abord, s'il était bon
travailleur; et, si l'on répondait oui:

-- Alors, c'est un brave homme, disait-il, je suis son ami.

Fidèle aux anciens usages, pour mon père, la grande fête, c'était la
veillée de Noël. Ce jour-la, les laboureurs dételaient de bonne
heure; ma mère leur donnait à chacun, dans une serviette, une belle
galette à l'huile, une rouelle de nougat, une jointée de figues
sèches, un fromage du troupeau, une salade de céleri et une bouteille
de vin cuit. Et qui de-ci, et qui de-là, les serviteurs s'en
allaient, pour "poser la bûche au feu", dans leur pays et dans leur
maison. Au Mas ne demeuraient que les quelques pauvres hères qui
n'avaient pas de famille; et, parfois des parents, quelque vieux
garçon, par exemple, arrivaient à la nuit, en disant:

-- Bonnes fêtes! Nous venons poser, cousins, la bûche au feu, avec
vous autres.

Tous ensemble, nous allions joyeusement chercher la "bûche de Noël",
qui -- c'était de tradition -- devait être un arbre fruitier. Nous
l'apportions dans le Mas, tous à la file, le plus âgé la tenant d'un
bout, moi, le dernier-né, de l'autre; trois fois, nous lui faisions
faire le tour de la cuisine; puis, arrivés devant la dalle du foyer,
mon père, solennellement, répandait sur la bûche un verre de vin
cuit, en disant:

Allégresse! Allégresse,
Mes beaux enfants, que Dieu nous comble d'allégresse!
Avec Noël, tout bien vient:
Dieu nous fasse la grâce de voir l'année prochaine.
Et, sinon plus nombreux, puissions-nous n'y pas être moins.

Et, nous écriant tous: "Allégresse, allégresse, allégresse!", on
posait l'arbre sur les landiers et, dès que s'élançait le premier jet
de flamme:

A la bûche
Boute feu!

disait mon père en se signant. Et, tous, nous nous mettions à table.

Oh! la sainte tablée, sainte réellement, avec, tout à l'entour, la
famille complète, pacifique et heureuse. A la place du caleil,
suspendu à un roseau, qui, dans le courant de l'année, nous éclairait
de son lumignon, ce jour-là, sur la table, trois chandelles
brillaient; et si, parfois, la mèche tournait devers quelqu'un,
c'était de mauvais augure. A chaque bout, dans une assiette,
verdoyait du blé en herbe, qu'on avait mis germer dans l'eau le jour
de la Sainte-Barbe. Sur la triple nappe blanche, tour à tour
apparaissaient les plats sacramentels: les escargots, qu'avec un long
clou chacun tirait de la coquille; la morue frite et le muge aux
olives, le cardon, le scolyme, le céleri à la poivrade, suivis d'un
tas de friandises réservées pour ce jour-là, comme: fouaces à
l'huile, raisins secs, nougat d'amandes, pommes de paradis; puis,
au-dessus de tout, le grand pain calendal, que l'on n'entamait
jamais qu'après en avoir donné, religieusement, un quart au premier
pauvre qui passait.

La veillée, en attendant la messe de minuit, était longue ce jour-là;
et longuement, autour du feu, on y parlait des ancêtres et on louait
leurs actions. Mais, peu à peu et volontiers, mon brave homme de
père revenait à l'Espagne et à ses souvenirs du siège de Figuières.

Si je vous disais, commençait-il, qu'étant là-bas en Catalogne, et
faisant partie de l'armée, je trouvai le moyen, au fort de la
Révolution, de venir de l'Espagne, malgré la guerre et malgré tout,
passer avec les miens les fêtes de Noël! Voici, ma foi de Dieu,
comment s'arrangea la chose:

"Au pied du Canigou, qui est une grande montagne entre Perpignan et
Figuières, nous tournions, retournions depuis passablement de temps,
en bataillant, à toi, à moi, contre les troupes espagnoles. Aïe! que
de morts, que de blessés et de souffrances et de misères! Il faut
l'avoir vu, pour savoir cela. De plus, au camp, -- c'était en
décembre, -- il y avait manque de tout; et les mulets et les chevaux,
à défaut de pâture, rongeaient, hélas! les roues des fourgons et des
affûts.

"Or, ne voilà-t-il pas qu'en rôdant, moi, au fond d'une gorge, du
côté de la mer, je vais découvrir un arbre d'oranges, qui étaient
rousses comme l'or!

"-- Ha! dis-je au propriétaire, à n'importe quel prix, vous allez me
les vendre.

"Et, les ayant achetées, je m'en reviens de suite au camp et, tout
droit à la tente du capitaine Perrin (qui était de Cabanes), je vais
avec mon panier et je lui dis:

"-- Capitaine, je vous apporte quelques oranges...

"-- Mais où as-tu pris !ça?

"-- Où j'ai pu, capitaine.

"-- Oh! luron, tu ne saurais me faire plus de plaisir... Aussi,
demande-moi, vois-tu, ce que tu voudras, et tu l'obtiendras ou je ne
pourrai.

"-- Je voudrais bien, lui fis-je alors, avant qu'un boulet de canon
me coupe en deux, comme tant d'autres, aller, encore une fois, "poser
le bûche de Noël" en Provence, dans ma famille.

"-- Rien de plus simple, me fit-il; tiens, passe l'écritoire.

Et mon capitaine Perrin (que Dieu, en paradis, l'ait renfermé, cher
homme) sur un papier, que j'ai encore, me griffonna ce que je vais
dire:

"Armée des Pyrenées-Orientales.

"Nous Perrin, capitaine aux transports militaires, donnons congé au
citoyen François Mistral, brave soldat républicain, âgé de vingt-deux
ans, taille de cinq pieds six pouces, nez ordinaire, bouche idem,
menton rond, front moyen, visage ovale, de s'en aller dans son pays,
par toute la République, et au diable, si bon lui semble.

"Et voilà, mes amis, que j'arrive à Maillane, la belle veille de
Noël, et vous pouvez penser l'ahurissement de tous, les embrassades
et les fêtes. Mais, le lendemain, le maire (je vous tairai le nom de
ce fanfaron braillard, car ses enfants sont encore vivants) me fait
venir à la commune et m'interpelle comme ceci:

"-- Au nom de la loi, citoyen, comment va que tu as quitté l'armée?

"-- Cela va, répondis-je, qu'il ma pris fantaisie de venir, cette
année, "poser la bûche" à Maillane.

"-- Ah oui? En ce cas-là, tu iras, citoyen, t'expliquer au tribunal
du district, à Tarascon.

"-- Et, tel que je vous le dis, je me laissai conduire par deux
gardes nationaux, devant les juges du district. Ceux-ci, trois faces
rogues, avec le bonnet rouge et des barbes jusque-là:

"-- Citoyen, me firent-ils en roulant de gros yeux, comment ça se
fait-il que tu aies déserté?

"Aussitôt, de ma poche ayant tiré mon passeport:

"-- Tenez, lisez, leur dis-je.

"Ah! mes amis de Dieu, dès avoir lu, ils se dressent en me secouant
la main:

"-- Bon citoyen, bon citoyen! me crièrent-ils. Va, va, avec des
papiers pareils, tu peux l'envoyer coucher, le maire de Maillane.

"Et après le Jour de l'An, j'aurais pu rester, n'est-ce pas? Mais il
y avait le devoir et je m'en retournai rejoindre."

Voilà, lecteur, au naturel, la portraiture de famille, d'intérieur
patriarcal et de noblesse et de simplicité, que je tenais à te
montrer.

Au Jour de l'An, -- nous clôturerons par cet autre souvenir, -- une
foule d'enfants, de vieillards, de femmes, de filles, venaient, de
grand matin, nous saluer comme ceci:

Bonjour, nous vous souhaitons à tous la bonne année,
Maîtresse, maître, accompagnée
D'autant que le bon Dieu voudra.

-- Allons, nous vous la souhaitons bonne, répondaient mon père et ma
mère en donnant à chacun, bonnement, sous forme d'étrennes, une
couple de pains longs et de miches rebondies.

Par tradition, dans notre maison, comme dans plusieurs autres, on
distribuait ainsi, au nouvel an, deux fournées de pain aux pauvres
gens du village.

Vivrais-je cent ans,
Cent ans, je cuirai,
Cent ans, je donnerai aux pauvres.

Cette formule, tous les soirs revenait dans la prière que mon père
faisait avant d'aller au lit. Et aussi, à ses obsèques, les pauvres
gens, avec raison, purent dire, en le plaignant:

-- Autant de pains il nous donna, autant d'anges dans le ciel
l'accompagnaient. Amen!

 

CHAPTER III

Table des matières

LES ROIS MAGES

Table des matières

A la rencontre des Rois. -- La crèche. -- Les sornettes
maternelles. -- Dame Renaude. -- Les hantises de la nuit. -- Le
cheval de Cambaud. -- Les Sorciers. -- Les Matagots. --L'Esprit
Fantastique.

-- C'est demain la fête des Rois; si vous voulez les voir arriver,
allez vite, petits, à leur rencontre, et portez-leur quelques
offrandes.