Paul Bourget

La duchesse bleue

Publié par Good Press, 2021
goodpress@okpublishing.info
EAN 4064066078119

Table des matières


I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
XI

I

Table des matières

J'ai un point de repère particulier pour me rappeler avec netteté la date précise où commença l'aventure que je veux conter. C'était exactement le jour où j'ai eu mes trente-six ans. Il y a déjà vingt-neuf mois. J'avais passé cet anniversaire sous un poids de mélancolie plus opprimant que d'habitude. La raison? La même toujours: ce sentiment de mes facultés à la fois inemployées et limitées; cette borne de mon talent touchée et retouchée sans cesse. Le prétexte? Je souris du prétexte. Pourtant quel homme d'imagination n'a pas eu, dans sa jeunesse, d'enfantins et héroïques partis pris avec soi-même? Quel artiste ne s'est fixé des étapes par avance dans la carrière de la gloire, en se comparant mentalement à quelque personnage illustre? César, qui en valait bien un autre, disait en frémissant: «A mon âge, Alexandre avait déjà conquis le monde.» Cri héroïque, lorsque l'orgueil d'une puissance encore inconnue y palpite, navrant lorsque la conviction d'une impuissance définitive exhale cet inutile soupir vers le triomphe. Je ne suis pas César, mais tous mes journaux intimes—et en ai-je tenu, mon Dieu! en ai-je tenu!—abondent en dates qui furent pour moi des rendez-vous donnés à la Renommée, auxquels la perfide n'est pas venue. Je les avais feuilletés, ces pauvres cahiers, témoins de mes naïvetés, comme cela m'arrive invinciblement à de certains tournants du temps: au premier janvier, au jour anniversaire de ma naissance. J'étais tombé sur de vieux vers écrits presque à la sortie du collège, alors que je rimais autant que je peignais. Là, du moins, je me suis jugé tôt, et bien jugé, témoin ces deux stances:

En ouvrant mon Byron, j'y lus ces vers sublimes,

Les derniers que la main du poète ait écrits:

«Il est temps que ce cœur s'arrête...» Quels grands cris

Cet aigle aura jetés, en mourant, sur les cimes!

En tête, il ajouta cette phrase: «Aujourd'hui

J'ai mes trente-six ans...» Comme il a vécu vite!

Mais donne-moi, Destin, et je te tiendrai quitte,

De mourir aussi tôt pour vivre comme lui...

A la suite j'avais tracé deux chiffres: celui de l'année où je composais ces vers, et celui de l'année où j'aurais cet âge dont gémissait le plus théâtral des grands poètes: 1874-1890. Cette dernière année, je l'avais atteinte. Ces trente-six ans, c'était mon âge; et j'étais aussi inconnu que dans ma première jeunesse, aussi pauvre d'œuvres glorieuses, de grandes actions, de passions magnifiques,—avec l'espérance en moins. De retrouver, toute vive, la trace de mes lointaines ambitions, si peu justifiées, m'avait soudain percé le cœur. D'autant plus que le matin même une agence, à laquelle j'ai la sottise d'être abonné, m'avait expédié deux méchants articles de journaux qui mentionnaient mon nom à propos d'une récente exposition du Cercle, avec un commentaire peu aimable. Un accès nouveau m'avait saisi de ce découragement, chronique chez moi, qui paralyse les énergies créatrices de l'âme et jusqu'au courage de constater lucidement sa propre déchéance, dernier et amer réconfort. Le tête-à-tête avec ma pensée, par cette morne fin de l'après-midi d'automne, sous la tombée du jour, m'avait fait peur, et je m'étais avisé d'un moyen de distraction banal, mais il me réussit d'ordinaire: il consiste à pousser jusqu'à la salle d'armes du Cercle de la rue Boissy-d'Anglas. Là je me brise les nerfs par une série d'assauts, soutenus avec toute la vigueur dont je suis capable. Une douche froide et une friction par là-dessus, et pour peu que je trouve à la table du dîner des compagnons avec qui causer et jouer ensuite un rubicon ou un poker dans mes prix, la soirée passe. Vers les onze heures, je rentre sans trop risquer l'insomnie. J'avais assez exactement rempli la partie sportive de ce programme, ce soir-là,—ce premier soir de ma trente-septième année! Le reste eût suivi, si je ne me fusse heurté, au moment d'entrer dans la salle à manger, au plus ancien, peut-être, de mes camarades parisiens,—nous étions déjà ensemble au lycée Henri IV,—le célèbre romancier et auteur dramatique Jacques Molan:

—«Tu viens dîner?...» me dit-il. «Alors je te prends avec moi, j'ai une table.»

Dans toute autre circonstance, et malgré nos souvenirs communs du collège et du Quartier Latin, j'eusse imaginé un alibi immédiat. Peu de personnalités me lassent autant et aussi vite que celle de Jacques. Je constate trop en lui, unie à des défauts que je déteste, la qualité qui me manque le plus: cette puissance de s'imposer, cette audace d'esprit, cet animalisme de verve, cette virilité productrice, cette confiance en soi sans laquelle il n'est pas de grand artiste. Ces belles vertus de génialité entraînent-elles donc nécessairement avec elles un abus du «moi», pareil à celui dont cet écrivain offre un exemplaire étonnant? Dieu sait, pourtant, si Julien Dorsenne et Claude Larcher, les deux autres hommes de lettres que j'ai le mieux connus, étaient infestés d'égotisme. C'étaient des violettes de modestie, de saintes et timides violettes, toutes petites, toutes chétives dans l'humble gazon, à côté de Jacques. Ses livres, ses pièces, ses ennemis, ses projets, ses gains, ses maîtresses, sa santé, lui seul existe pour lui, et il ne parle que de lui. C'est ce qui faisait dire à mon pauvre Claude, précisément: «Comment voulez-vous que Molan soit jamais triste? Chaque matin il se regarde dans la glace et il songe: Suis-je heureux d'habiller le premier écrivain de l'époque!...» Mais Claude était un peu envieux de Jacques, et voilà une des supériorités de ce dernier: à force de fatuité il ne connaît pas l'envie. Il ne se préfère pas aux autres, il les ignore. Expliquez ce mystère maintenant: avec cette vanité presque maladive et qui n'a d'égale que son insensibilité, ce garçon n'a qu'à s'asseoir devant son papier, et, sous sa plume, vont et viennent, parlent et agissent, jouissent et souffrent des êtres de passion et d'éloquence, des créatures de chair et de sang, d'amour et de haine, de vrais hommes en un mot et de vraies femmes. Tout un monde s'évoque, si réel, si intense, si amusant tour à tour ou si attendrissant, que l'admiration m'empoigne moi-même chaque fois que je le lis. Je sais pourtant que ce n'est là qu'un prestige, qu'une magie, qu'un jeu de passe-passe, et que le père spirituel de ces héros et de ces héroïnes est un parfait monstre littéraire, avec une bouteille d'encre à la place du cœur. Je me trompe. Il y porte encore l'amour passionné du succès. Et quel tact merveilleux, quel doigté dans le maniement de cet orgue à mille surprises, le goût public! Jacques est le type accompli de ce que nous appelions, en argot d'atelier, un profiteur, l'artiste qui excelle à s'approprier l'effort d'un autre, mais en le mettant au point. Exemples. A l'époque de ses débuts, le naturalisme triomphait. C'était le temps où l'admirable Assommoir de Zola venait de paraître et presque aussitôt les étonnantes études de paysans et de filles, qui révélèrent au monde des lettrés le nom du malheureux et génial Maupassant. Jacques comprit qu'en dehors de cette formule, aucun grand succès n'était possible, et en même temps il devina qu'après ces deux maîtres il ne fallait plus toucher aux milieux triviaux et populaires. Le lecteur en était comme sursaturé. Molan eut alors cette idée de génie d'appliquer à la haute vie les procédés d'observation dure et de réalisme brutal, chers à l'école. Ses quatre premiers volumes de romans et de nouvelles furent ainsi, comme on le disait méchamment lors de leur apparition, du Zola pommadé, du Maupassant parfumé. Les épigrammes sont des épigrammes et le succès est le succès. Celui de Molan fut très vif, on se le rappelle. Aussitôt des signes indiscutables lui firent comprendre que le goût du lecteur changeait de nouveau, qu'il virait du côté de l'analyse et de l'étude psychologique. C'est alors qu'il changea brusquement sa manière, lui aussi, et nous eûmes les trois livres qui ont le plus fait pour sa fortune: Martyre intime, Cœur brisé, et Anciennes amours. Là encore, il sut se préserver des défauts habituels aux initiateurs du genre: le tarabiscotage sentimental, les longues dissertations, l'appareil philosophique à propos de petites aventures d'alcôve et surtout l'abus du décor mondain. Il avait fait du naturalisme de haute vie. Il fit de l'analyse humble, bourgeoise, de milieu moyen. Ensuite, la vertu ayant paru soudain à l'ordre du jour, nous eûmes de lui le seul roman de cette époque qui ait rivalisé en succès honnête avec l'Abbé Constantin: Blanche comme un lys. Sur quoi les préoccupations sociales étant devenues le poncif de la haute et basse critique, Molan a encore changé son fusil d'épaule, et il a écrit ce roman sur une famille d'ouvriers,—Une Épopée de ce temps,—un ouvrage d'imagination en deux volumes, qui s'est vendu, c'est une date en librairie, à soixante-quinze mille exemplaires! Et voyez la vanité des théories esthétiques. Tous ces livres sont conçus dans un principe d'art différent. On pourrait suivre à travers eux l'histoire des variations de la mode. Aucun n'est sincère, au sens profond du mot, et tous ont à un égal degré cette couleur de la vérité humaine, qui semble, chez cet écrivain si volontaire, un don inconscient. Ce même don, il l'a déployé, quand appréhendant de lasser ses lecteurs par un abus du roman, il s'est mis à faire du théâtre. Il a donné Adèle, aux Français, qui fut un triomphe, La Vaincue, à l'Odéon, qui en fut un autre, et les journaux m'avaient appris sa nouvelle victoire au Vaudeville, avec une comédie au titre énigmatique: La Duchesse Bleue. Or nous étions en rhétorique ensemble, ce qui prouve que cette énorme production, quelque dix volumes de roman, deux de nouvelles, un recueil de vers, trois œuvres de théâtre, a été fournie en moins de seize années! Et Jacques a trouvé le moyen de vivre en même temps qu'il travaillait de la sorte. Il a eu des maîtresses, fait les voyages indispensables qui lui permettent d'écrire sans mensonge dans ses préfaces de ces phrases à chateaubrianesques attitudes: «Quand je cueillais des anémones dans les gazons de la villa Pamphili?...» Ou bien: «Moi aussi j'ai prononcé ma prière sur l'Acropole...» Ou encore: «Comme ce taureau que j'ai vu plier les genoux pour mourir dans le cirque de Séville...»—Je cite de mémoire.—Et l'animal a nourri ses relations, arrangé sa fortune! Et il est resté gai, il a conservé son appétit, celui de la pension où nous avons grandi ensemble. J'en eus la preuve, ce soir-là encore, où j'acceptai de dîner à sa table, malgré ma secrète antipathie, machinalement, dominé par cette suggestion de vitalité qui émane de chacun de ses gestes. Nous ne fûmes pas plutôt assis qu'il me demanda:

—«Quel vin préfères-tu, du champagne ou du bourgogne?... Ils sont bons ici, l'un et l'autre...»

—«Je crois que l'eau de Vals me suffira,» répliquai-je.

—«Tu n'as donc pas bel estomac?» interrompit-il en riant; «moi, je ne sais pas où est le mien... Alors du champagne pour moi, de l'extra-dry, et de l'eau de Vals pour monsieur...» continua-t-il en s'adressant au maître d'hôtel. Son égoïsme a cela de commode qu'il ne discute jamais les caprices des autres, pas plus qu'il n'admet qu'on discute les siens. Puis, examinant le menu: «Tout me va,» dit-il, «et à toi?» Et, sans attendre ma réponse: «As-tu vu ma pièce du Vaudeville? Qu'en penses-tu? N'est-ce pas que je n'ai rien écrit de mieux?...»

—«Tu sais,» fis-je un peu embarrassé, «je ne vais guère au théâtre.»

—«Quelle chance!» reprit-il avec son geste de bonne humeur! «Je t'emmène ce soir. J'aurai ta première impression. Tu seras franc?... Tu verras, ça n'a pas l'amertume d'Adèle, ni les deux ou trois couplets de haute éloquence de la Vaincue... Mais c'est un principe quand on veut réussir: toujours dérouter l'attente. Ne jamais, jamais se répéter... Ceux qui me reprochaient de n'avoir pas d'esprit et d'ignorer mon métier, hé! hé! il leur a fallu mettre les pouces... Tu me connais. Je dis tout haut ce que je pense. Quand j'ai publié Tendres Nuances, l'année dernière, tu te rappelles, je t'ai rencontré; je t'ai dit: «Ça ne vaut pas la peine de lire ce volume...» La Duchesse Bleue, c'est autre chose... D'ailleurs, le public est de mon avis: cinq mille deux hier, et nous sommes à la soixante-septième...»

—«Mais où vas-tu chercher tes titres?» demandai-je.

—«Comment!» s'écria-t-il, «c'est toi, un peintre, qui me poses cette question? Tu ne connais donc pas le Blue Boy, l'Enfant bleu, de Gainsborough, qui est à Londres, dans la galerie de Westminster-House? Ma pièce a tout simplement pour héroïne une femme qu'un de tes confrères, plus instruit que toi des choses anglaises, a peinte dans une harmonie de tons bleus, comme le jeune garçon de Gainsborough. Cette femme étant une duchesse, le surnom lui est resté dans son monde de petite Duchesse Bleue,—à cause du portrait. Voilà... N'est-ce pas que ça vous a un air Watteau, Pompadour et fête galante? La Duchesse Bleue!...»

—«Il y a des gens qui se blanchissent à Londres. Tu vas y prendre tes mots, maintenant?» l'interrompis-je.

—«Tu parles comme une chronique de confrère,» reprit-il en riant. Encore un trait de sa vanité, cette joie devant l'épigramme, lorsqu'il en est l'objet, et que l'épigramme n'est pas très cruelle... «Et ce que j'en ai eu des chroniques rosses!... On avait bien envie de me faire payer Adèle et La Vaincue. J'étais tranquille. Avec mon dialogue et la petite Favier!...»

—«Qui est la petite Favier?» demandai-je.

—«Comment?» s'écria-t-il, «tu ne connais pas la petite Favier?... Et ça prétend vivre à Paris!... Ce n'est pas que je te blâme de ne pas fréquenter les théâtres. Pour ce que l'on y donne... Il était grand temps que nous nous y missions un peu, nous autres jeunes...»

—«Cela ne m'apprend pas qui est la petite Favier?» insistai-je.

—«Hé bien! la petite Favier, Camille Favier, c'est la Duchesse Bleue... Et elle joue avec un talent, une fantaisie, une grâce!... C'est moi qui l'ai découverte. Elle était encore au Conservatoire, il y a un an. Je l'avais vue à son concours et jugée. Quand j'ai porté ma pièce aux gens du Vaudeville, je leur ai dit: «Je veux cette petite.» Ils me l'ont engagée, et elle est célèbre... J'ai la chance contagieuse. Tiens, il faudra que tu me fasses son portrait, le portrait dont il est question dans la pièce, la symphonie en bleu majeur! Ça te sera une jolie réclame, d'abord, au prochain Salon. Je porte la veine, je te répète. Et puis, c'est une tête pour toi: vingt-deux ans, un teint de rose-thé, une bouche triste au repos et tendre au sourire, des yeux bleus, pour finir la symphonie, d'un bleu pâle, pâle, pâle, avec un point noir au milieu, qui grandit quelquefois jusqu'à envahir toute la prunelle, des cheveux couleur de tabac d'Orient, et mince et souple, et jeune, jeune... Ça vit avec la maman à un troisième étage de la rue de la Barouillère, dans ton quartier. Hein! Est-ce bon, comme document humain, ce détail? On parle de la corruption du théâtre: neuf cents francs de loyer, une bonne à tout faire et la vue d'un jardin de couvent... Et ça croit à son art, et ça croit aux auteurs... Elle y croit trop!...»

Il avait laissé tomber ces derniers mots avec un sourire sur lequel je ne me mépris guère. Tout son discours, d'ailleurs, avait été accompagné d'un regard insolent et sensuel, luisant et satisfait. C'est comme le ça, dont il ponctuait ses phrases, je lui ai toujours connu ce petit tic de langage, et toujours connu aussi, ce regard, quand il se vantait autrefois de ses bonnes fortunes. C'en était assez pour que je ne pusse pas douter des sentiments qu'il inspirait à la jolie actrice.—Qu'il inspirait!... Quant à ceux qu'il éprouvait lui-même en retour, ses coups de fourchette, en parlant, et les rasades de champagne qu'il se versait à même un grand verre rempli de morceaux de glace, me renseignaient suffisamment. Il racontait ses affaires intimes à très haute voix, avec cet apparent abandon des faux indiscrets qui fait croire à de l'étourderie, et masque si bien le calcul. Leur bavardage a toujours sa limite de prudence. D'ailleurs les convives qui mangeaient à la table voisine étaient trois généraux retraités en train de causer de l'Annuaire. Il eût fallu un coup de canon pour les faire se retourner. Le brouhaha du service—nous devions bien être trente ou quarante à dîner dans les deux salles à manger—achevait de couvrir les éclats trop vifs des phrases de Jacques. Aussi y avait-il quelque ridicule à parler bas, comme je faisais, pour questionner mon compagnon. Quel symbole pourtant de nos deux destinées! J'avais d'instinct, avant même de connaître Mlle Favier, toutes les pudeurs timides du sentiment dont Jacques avait toutes les joies:

—«Tu lui fais la cour, voilà ce que signifie cet: elle y croit trop?» lui demandai-je.

—«C'est elle qui me la fait,» dit-il en riant, «ou plutôt qui me l'a faite... Mais,» continua-t-il, «pourquoi ne te mettrais-je pas au courant, d'autant plus que la petite te racontera tout dans les cinq minutes, si je te présente?... Enfin, elle est ma maîtresse... Je crois bien que j'ai commis là une nouvelle gaffe. Avec ma réputation, l'argent que j'ai placé, celui de mes livres, mes relations, ma tournure, j'épouserais qui je voudrais, et il est temps. La poire est mûre... Mais si nous étions toujours raisonnables, nous ne serions que des bourgeois, pas vrai?... Et puis, elle a commencé... Si tu l'avais vue, pendant les répétitions, comme elle me dévorait des yeux, à la dérobée? Et j'avais mon grand air de n'y prendre pas garde. A coquette coquette et demie. Un auteur qui a une maîtresse au théâtre, quand il n'en a pas besoin pour se faire jouer, ça représente une grosse faute d'orthographe. Tu connais le proverbe: l'architecte ne trinque pas avec le maçon. Pourtant, après la première, et une fois la bataille gagnée, je me suis laissé aller... Et voilà encore un document humain: la petite Favier avait traversé le Conservatoire et les coulisses, et elle était sage, mon cher, parfaitement sage... Tu m'entends?...»

—«Pauvre fille!» m'écriai-je involontairement.

—«Mais non! mais non!...» répliqua Jacques en haussant les épaules. «Il faut toujours bien qu'il y ait un premier amant, et un Jacques Molan vaut bien un apprenti cabot du Conservatoire ou l'un des professeurs, comme c'est l'habitude, que diable?... Mais je suis sa poésie, à cette petite, son roman vécu, de quoi dire à ses amies, plus tard, qui trouveront sur la table de son cabinet de toilette un de mes livres, avec dédicace, comme par hasard: «Jacques Molan? Ce qu'il en a pincé pour moi!...» C'est le style de leurs souvenirs, à ces jeunes grues... Aussi j'ai été gentil, gentil. Elle a voulu que nous nous cachions de la mère, nous nous cachons de la mère. Elle a voulu des rendez-vous dans des cimetières, sur des tombeaux de grands hommes, et j'y suis allé... Non, là, me vois-tu, à mon âge, un bouquet de violettes à la main, attendant ma bonne amie, le coude sentimentalement appuyé à la grille et devant le saule d'Alfred de Musset, moi qui ne peux pas souffrir ce mauvais poète?... Enfin, une véritable idylle d'étudiants. Je te répète, c'est une bêtise. Seulement j'ai trouvé ça si aimable, si frais, les premiers temps. Ça me reposait de ce Paris où tout n'est que vanité.»

—«Et maintenant?» interrogeai-je en pensant à part moi: «Comme ils se connaissent tout de même, ces observateurs attitrés du cœur humain! Celui-ci ose prononcer le mot de vanité!...»

—«Maintenant?...» répéta-t-il, et il eut de nouveau dans ses yeux l'insolente et sensuelle expression de la fatuité gouailleuse. «Tu veux me confesser, scélérat? Maintenant, il y a deux mois que cela dure, et une idylle de deux mois, c'est un peu moins frais, un peu moins aimable, un peu moins reposant. Mais l'amour est comme la cuisine, il faut y pratiquer l'art d'accommoder les restes...» Un temps,—puis, sans transition, avec un autre registre dans la voix, devenue soudain moins impertinente et abaissée au diapason d'une confidence discrète: «Connais-tu la jolie Mme Pierre de Bonnivet?»

—«Tu oublies toujours que je ne suis pas un peintre à la mode,» répliquai-je, «que je n'ai pas de petit hôtel dans la plaine Monceau, que je ne vais pas au Bois à cheval, le matin, et que je ne fréquente pas dans le noble faubourg, quoique j'y habite...»

—«Ne confondons pas autour avec alentour,» répondit-il avec son assurance ordinaire. «La plaine, monsieur, le Bois, ça n'a rien de commun avec le Faubourg et la noblesse, d'abord, et la charmante personne dont il s'agit n'a rien de commun non plus, si ce n'est le nom, avec les vrais Bonnivet, ceux qui descendent du connétable, ami de François Ier...»

—«Ça lui fait un imbécile de moins parmi ses ancêtres,» interrompis-je. «C'est un des avantages que la fausse noblesse a quelquefois sur la vraie.»

—«Bon,» fit Jacques en haussant les épaules à cette boutade où j'avais assez sottement soulagé ma mauvaise humeur contre ses prétentions. «Tu donnes dans le godant radical, révolutionnaire et café de province, tu quoque, mî filî? Ça ne te ressemble pas. D'ailleurs, ce n'est pas moi qui défendrai contre toi ce que tu appelles le noble faubourg. J'en ai vu assez pour n'y mettre plus jamais les pieds. On y a trop bon ton pour mon goût. Les salons à principes et à grande tenue, ce n'est pas mon genre. Je ne travaille pas dans les grandes dames, mais dans ce que j'appelle les demi-castors du monde, et, dans l'espèce, j'ai l'originalité de préférer la variété qui passe pour la plus ennuyeuse: le demi-castor pour hommes célèbres... Il y a une vingtaine de femmes à Paris qui tiennent le rôle, les unes titrées, les autres non, les unes jeunes, les autres moins, et toutes ayant la prétention d'être les unes des littéraires, les autres des politiques, les autres des esthètes, mais toutes des cérébrales, des intellectuelles, et de ne pas marcher. Hé bien! mon plaisir à moi c'est de les faire marcher, quand elles en valent la peine. Et si jamais je te montre Bonnivette, tu conviendras qu'elle en vaut la peine. D'abord sa maison a la conversation gaie et l'on mange bien. Ne prends pas cet air dégoûté. Après dix ans de Paris, même avec mon estomac, le dîner en ville devient la corvée des corvées, à cause de ce qui s'entend là et de ce qui s'y sert. Chez celle-ci la corvée est une fête, la table exquise, la cave merveilleuse. Le père Bonnivet, sans aucun de, a gagné des millions dans les farines, on m'a dit le chiffre, dix ou douze... Oublions-le, pour croire qu'il avait caché son blason pendant ce temps-là, comme les cadets du peerage Anglais qui font du commerce. Toujours est-il que cette bru d'un farinier a autant d'aristocratie dans son petit doigt qu'une authentique duchesse dans toute sa personne, et elle est jolie, et spirituelle, et rouée, et coquette! Il ne lui suffit pas, à celle-là, que les hommes célèbres dont elle a la curiosité honorent son salon de leur présence, ou s'honorent de son salon, comme tu voudras. Il faut qu'ils soient amoureux d'elle, et ils l'ont tous été, je crois bien,—jusqu'ici...»

—«Allons,» lui dis-je comme il s'arrêtait, «un bon mouvement, et raconte-moi cette autre aventure...»

J'avais bien deviné que ce «jusqu'ici» et cette conférence passablement cynique sur un cas de vanité nobiliaire et mondaine aussi banal, cachait un nouveau mystère, et,—toujours la même incroyable suggestion de cette vibrante vitalité,—ce cynisme me froissait, la faconde de Jacques m'exaspérait, j'avais horreur de sa façon de sentir, si brutalement plébéienne sous des allures de dilettante, mais j'étais très intéressé par sa confidence, qu'il continua sans plus se faire prier. Il s'ouvre à moi, comme je l'écoute, avec délices, bien qu'il ne m'aime au fond pas beaucoup plus que je ne l'aime. Il sent d'instinct sa fascination sur moi et il s'y complaît. Nous en étions dès le collège, et cet étrange lien nous unira, jusqu'à la mort, à travers et malgré tout. Il reprenait donc:

—«Il n'y a rien à te raconter, sinon que depuis je ne sais combien de temps la reine Anne—comme l'appellent ses intimes en jouant sur son prénom—refusait absolument de me connaître. Entre parenthèses, est-il choisi ce prénom d'Anne, et coquettement héraldique?... Je dîne quelquefois chez Mme Ethorel, sa cousine, qu'elle déteste. Je l'y rencontrais, et affectais, moi aussi, de ne jamais me faire présenter. Elle racontait à qui voulait l'entendre que je n'avais aucun talent, que mes livres l'ennuyaient tour à tour ou lui répugnaient, enfin le jeu classique d'une femme à la mode qui veut piquer un homme connu, en ayant l'air de ne pas se joindre au cortège de ses admiratrices. On a toujours des amis ou des amies pour vous rapporter ces amabilités-là... La Duchesse Bleue est jouée, avec quel succès, je viens de te le dire, et, là-dessus, pourquoi? comment? changement à vue sur toute la ligne. Un de ses rabatteurs,—elle en a comme à la chasse, qu'elle recrute parmi ses soupirants plus ou moins domptés,—Senneterre, tu le connais bien? le grand blond qui tient quelquefois la banque, ici, me court après dans les salons du Cercle. D'habitude, nous nous disons: bonjour, bonsoir, et c'est tout. Au lieu de cela, des compliments à n'en plus finir, et une invitation à dîner au petit Club, dans le salon réservé aux femmes du monde. Il y a juste cinq semaines de cela... «A qui va-t-on me servir?» pensais-je en montant l'escalier. Et quelle est la première personne que je rencontre dans l'antichambre qui précède la salle à manger,—un des coins les plus jolis de Paris et les plus élégants, je te donne ce tuyau en passant, pour une aquarelle mondaine,—Mme Pierre de Bonnivet...»

—«Et ce fut comme avec la petite Favier,» interrompis-je. «A coquette, coquette et demie. Depuis que je te connais, tes histoires sont toujours les mêmes: elles consistent à jouer avec les femmes à qui aura le moins de cœur, et tu gagnes dix fois sur dix...»

—«Ce n'est pas précisément aussi simple,» reprit-il sans se fâcher; «je me suis amusé, en effet, à lier partie avec la reine Anne, mais pas comme tu penses. Le rabatteur nous avait mis l'un à côté de l'autre à table. Ma parole d'honneur, j'aurais voulu que tu fusses là, caché, pour nous entendre. Ç'a été une causerie d'une douceur, d'une simplicité, d'une bonhomie, d'un fondant... la rencontre de deux belles âmes. Elle m'a dit du bien de toutes les femmes que nous connaissons, elle et moi, et je lui ai dit du bien de tous mes confrères. Nous avons déclaré d'un commun accord que cette grande bringue de Mme de Sauve n'a jamais eu d'amant, et que les romans du sieur Dorsenne sont des chefs-d'œuvre, que ce démon de Mme Moraines est un ange de désintéressement, et ce benêt de René Vincy un grand poète. Juge du degré de nos sincérités... C'était à croire que jamais ni elle ni moi n'avions soupçonné qu'un écrivain pût médire d'un autre, ni une femme du monde se faire courtiser hors du mariage... Nous avons pris notre revanche depuis, et nous en sommes, en ce moment-ci, à cet état de guerre aiguë que l'on déguise sous le joli nom de flirt. Je t'épargne le détail des étapes. Tant il y a qu'elle sait que la petite Favier est ma maîtresse, qu'elle m'en croit amoureux fou et qu'elle n'a qu'une idée: me voler à elle. Rompue comme elle est à bien des ruses masculines, elle s'est laissé prendre au piège qui a toujours réussi depuis que la terre tourne autour du soleil: chiper un amant à une autre femme, il n'y a pas de vertu qui tienne à cette sensation... Et le plus curieux, c'est que la reine Anne pourrait bien être une vertu. Oh! très faisandée. Mais enfin je ne serais pas étonné qu'elle n'eût jamais eu d'amant, tu m'entends encore, ce qui s'appelle un amant... D'ailleurs, elle en aurait eu vingt-cinq, le procédé aurait réussi encore. Je gagerais que dans le paradis terrestre, le serpent a tout uniment raconté à notre mère Ève qu'il se préparait à cueillir la pomme pour le compte de sa propre femelle...»

—«Et Camille Favier?...» interrogeai-je.

—«Naturellement, elle a tout deviné, ou je lui ai tout dit,—je ne sais pas mentir, moi,—en sorte qu'elle n'est pas moins jalouse de Bonnivette que Bonnivette n'est jalouse d'elle... Je ne me suis pas ennuyé depuis ces quelques semaines, je te jure. Car ç'a été vite, vite. L'époque est aux rapides, en galanterie comme dans le reste...»

Nous en étions au dessert, et il pelait délicatement un quartier de poire au bout de sa fourchette de dessert, en donnant à sa confidence cette conclusion dont la brutalité cruelle me fit lui dire:

—«Te voilà de nouveau entre deux femmes? C'est un jeu dangereux que tu joues là...»

—«Dangereux?» interrompit-il avec sa jovialité confiante. «Et pour qui?... Pour moi? Heureusement ou malheureusement, je suis assuré contre ces incendies. Pour Mme de Bonnivet? Si elle ne m'aime pas, que risque-t-elle? Et si elle m'aime, hé bien! elle me devra de la reconnaissance. Souffrir, c'est sentir, et, pour les femmes de cette espèce, tout est là. Pense donc: sentir!... Mais je la crois aussi assurée que moi... Pour Camille? Hé bien! Camille, ça lui fera du talent...»

—«Si une des admiratrices d'un de tes romans seconde manière, Anciennes Amours, ou Martyre intime, t'entendait pourtant?» lui dis-je encore, comme on nous apportait les bols. «Car, enfin, c'est à peu près le contraire de tout ce que tu as mis dans ces deux livres, ce que tu viens de me raconter là...»

—«Hé!» fit-il. «Si l'on vivait ses livres, ce ne serait pas la peine de les écrire... Allons. Descendons vite pour prendre le café... Je tiens à ce que tu voies le commencement du premier acte. Je n'ai qu'une qualité, mais je l'ai ferme. Je compose. Une pièce ou un roman de moi, ça se tient, c'est serré, rien d'inutile. Et puis, le premier acte et le troisième, c'est ce qu'il y a de mieux dans la pièce. Mme de Bonnivet préfère le second et Camille le quatrième. Il y en a pour tous les goûts... Valet de pied, vite deux tasses de café et des cigares... Le temps de jeter un coup d'œil sur la Bourse d'aujourd'hui, et je suis à toi... Bon, l'Égypte unifiée est en hausse... Je gagne environ deux mille francs, sans copie. Entends-tu, sans copie? Et toi, comment places-tu ton argent?»

—«Je ne le place pas,» dis-je avec mélancolie, «il reste où il est, en actions de père de famille,—je les tiens du mien,—qui rapportent le trois et le deux et demi.»

—«Mais c'est absurde!» reprit Jacques, en allumant son cigare. «Je te conseillerai. J'ai de bons amis, un des Mosé entre autres, qui me renseignent. J'en sais aujourd'hui autant qu'eux... Si je n'étais homme de lettres, je voudrais être financier... C'est comme à la chasse, et un peu en tout, j'ai le coup d'œil... Dépêchons... La reine Anne est capable d'être revenue voir la pièce ce soir. Elle l'a déjà vue quatre fois... Si elle est là, ça te fera deux comédies au lieu d'une... C'est égal, je suis content de t'avoir retrouvé. En avons-nous dit, des bêtises, ce soir?... Les camarades sont comme le vin, il leur faut beaucoup d'années de bouteille, et puis, des marques comme toi, on n'en fait plus...»

II

Table des matières

Ce singulier éloge en était un dans sa bouche, car cet écrivain qui fut, à son heure et quand il l'a voulu, le peintre de toutes les subtilités, n'aurait aucun titre à présider une société de tempérance. Ce soir encore, tandis qu'au sortir de ce dîner nous gagnions en voiture le coquet théâtre où triomphait la Duchesse Bleue, il était un peu plus gai que ne le soupçonnaient les belles dames qui roulaient dans leurs coupés vers la même salle de spectacle, des divers coins du Paris fashionable. Quant à moi, je continuais d'éprouver, de subir plutôt, l'inexplicable attrait, si mélangé d'antipathie et d'admiration, dont j'ai déjà parlé. J'écoutais Jacques maintenant me raconter ses projets de nouveaux ouvrages, et j'oubliais ses horribles défauts de cœur et de caractère, pour admirer la richesse de cette imagination dont je voyais jaillir les idées, comme du sommet du Vésuve, penché sur le bord du cratère, j'ai vu bouillonner la masse sombre de la lave, tandis que des pierres de feu, de la grosseur d'un homme, sautaient en l'air avec un bruit de canon. C'est une atmosphère de puanteur et de suffocation. Le soufre fume sous vos pieds et les brûle. Vos yeux pleurent. L'haleine vous manque. C'est insupportable... Et ce déchaînement brutal d'une force de la nature vous tient là, malgré vous, hypnotisé. Jacques aussi est à sa manière une force de la nature, et sa vitalité d'artiste m'accablera toujours et m'accablait, ce soir-là, d'un hypnotisme pareil.—Toutes proportions gardées.—Car entre le formidable monstre exterminateur qui tord son panache de fumée au-dessus de Pompéi dévasté, et l'inoffensif volcan cérébral dont les fumeuses éruptions s'épanchent en des volumes jaunes à deux francs soixante et quinze centimes, ou bien se cristallisent en des trois, des quatre, des cinq actes de pièce, la différence est vraiment trop forte. Sans atténuation d'ironie, une telle comparaison serait un peu comique. Justifiée ou non, je m'abandonnais à cette sensation sans la discuter, et nous continuions, nous aussi de rouler vers le théâtre. C'était vrai, comme il l'avait dit dans son jargon de pseudo-clubman, qu'il portait la veine: fatigué jusqu'à la courbature par ma journée de lassitude morale, n'était-ce pas un bonheur inattendu, que cet emploi de ma soirée? La comédie avait la chance de m'intéresser. Il a tant de talent, ce fat égoïste. La comédienne avait la chance d'être jolie, quoique cette fatuité de Jacques eût sans doute transformé pour mon étonnement une simple grue du Conservatoire en un oiseau de paradis. J'ai trop souvent accompagné Claude Larcher dans la loge de Colette Rigaud pour n'être pas renseigné sur ces amoureuses de la rampe et leur fond de vulgarité. Il y a des exceptions partout, et Mme Pierre de Bonnivet, elle aussi, pouvait être une exception dans son espèce, quoiqu'une femme riche qui se pare d'un titre équivoque et collectionne des célébrités ne soit guère faite pour me plaire. En tout cas, il valait la peine d'accompagner Molan jusqu'au Vaudeville, rien que pour le plaisir de le voir entrer dans le théâtre.

—«Nous allons passer par la porte des artistes,» m'avait-il dit, «rue de la Chaussée d'Antin. Il y a quelque chose de charmant ici, les deux petites baignoires d'avant-scène, et sur la scène même, au delà du rideau. On y accède par la coulisse. Pourvu qu'une des deux soit libre...»

Il était descendu de voiture le premier, en m'annonçant ce détour; il avait salué le concierge, et il s'était engagé d'abord sous une voûte, puis dans un escalier de service, avec cette démarche, unique au monde, celle de l'auteur en vogue qui entre dans son journal, chez son éditeur, dans son théâtre. «C'est moi la maison...» semble-t-il dire avec tous ses gestes, et le pied se fait plus léger, la canne tressaille dans la main, les épaules roulent involontairement. Ce sont des riens: une manière de dire bonjour aux employés, un pli de bouche protecteur, une pose crâne du chapeau, un clignement d'yeux indulgent. Nous autres peintres et qui avons étudié l'art du portrait, c'est notre métier de saisir ces riens... Et ces employés, depuis le plus humble jusqu'au plus haut, depuis l'habilleuse jusqu'au régisseur, toute leur personne traduit un inexprimable et inconscient respect à voir passer «leur auteur», quelque chose comme l'émotion d'un rentier qui verrait marcher un de ses coupons. Chez quel marchand de tableaux connaîtrai-je jamais la joie d'inspirer un respect de cette sorte? Quand aurai-je, pour introduire un ami dans une exposition de mes toiles, l'orgueil, paisible et innocemment puéril, que Jacques déploya pour me faire ouvrir la porte de la petite loge, heureusement inoccupée, où nous nous assîmes, tandis qu'il me disait à voix basse:

—«Le premier acte a commencé depuis cinq minutes. Tu comprendras tout de suite... C'est une ancienne maîtresse du duc qui essaie de rendre jalouse la duchesse... T'avais-je menti en te disant que la petite Favier est jolie, jolie?... Tiens, elle m'a vu... Par bonheur, c'est à un moment où l'autre lui débite un petit discours un peu long. Je lui aurais fait manquer sa réplique... Elle te regarde. Tu l'intrigues. Elle connaît les trois ou quatre camarades avec lesquels j'ai l'habitude de venir. Maintenant, écoute-la parler. Rien que le timbre, que la musique de sa voix, n'est-ce pas exquis? Écoute... Écoute aussi un peu ce qu'elle dit. C'est du Jacques Molan de derrière les fagots...»

J'ai entendu, bien des fois depuis, la Duchesse Bleue, jusqu'à en savoir par cœur chaque phrase. J'en marquerais chaque temps,—ces temps que prennent les acteurs pour mieux souligner leurs effets. C'est une pièce très délicate et très fine, malgré la préciosité du titre. Elle enferme l'étude, infiniment ténue et trop juste, d'une jalousie rare, mais pourtant très humaine. C'est l'histoire d'un ami amoureux de la femme de son ami et qui reste fidèle à cette amitié dans cet amour. Jamais il n'a dit son sentiment à cette femme. Il ne se l'est jamais avoué à lui-même, et il ne peut pas supporter qu'un autre fasse la cour à cette jeune femme. Il finit par la sauver d'une chute irréparable, sans qu'elle sache que c'est lui, ni pourquoi. Et cette première scène où l'enfantine duchesse se confie à l'ancienne maîtresse de son mari, sans soupçonner quels souvenirs elle atteint dans ce cœur par l'évocation de ses propres joies, quelle merveille d'analyse émue, vibrante, tendrement cruelle, si l'on peut dire! Enfin, cette pièce est un petit chef-d'œuvre, du Marivaux à la date d'aujourd'hui,—un Marivaux à qui son esprit ferait mal et dont la gaieté légère serait de la dentelle sur une blessure. Mais la haute valeur de cette comédie, je ne l'aperçus pas dès ce premier soir, quoique Molan fût là pour m'en commenter les moindres détails. Le peintre en moi fut trop vivement saisi par l'extraordinaire apparition de cette Camille Favier dont mon ami m'avait dit avec tant de légèreté qu'elle était sa maîtresse. La baignoire, située presque à même la scène, me permettait de suivre les moindres mouvements de sa physionomie, ses plus furtifs clignements d'yeux, ses plus rapides froncements de sourcils. Je distinguais jusqu'aux couches de crème et de fard inégalement posées sur ses joues, jusqu'aux traînées de kohl sous ses paupières, jusqu'au prolongement de ses sourcils par le crayon noir, et de ses lèvres par le crayon rouge. Et, maquillée ainsi, jouant la comédie à deux pas, avec des acteurs dont les faces grimées ricanaient auprès de la sienne, elle réalisait d'une manière saisissante le type idéal retrouvé par les plus raffinés des artistes Anglais: Rossetti, Burne Jones, Morris, à travers les panneaux ronds des Florentins d'avant Raphaël. Ses traits fins étaient presque trop menus pour l'optique de la scène. Son front large, un peu bombé, semblait chargé de rêves. L'ovale allongé de son visage faisait flotter son sourire dans ses joues. Son nez droit, coupé un peu court, ennoblissait son profil. Ses lèvres renflées, abaissées aux coins, étaient tristes à la fois et sensuelles, voluptueuses et amères. Même ce maquillage donnait à cette beauté un charme particulier, et pour moi étrangement attendrissant, par le mélange du naturel et du factice. On devinait le rose de la joue sous le rose du fard, la frange des longs cils épais sous le crayon, la pourpre fraîche des lèvres sous le carmin, comme dans sa manière de jouer le personnage qu'elle représentait, une femme vraie, sincère et tendre transparaissait,—ou semblait transparaître. Enfin, mon impression fut si vive que Jacques s'en aperçut, et se mettant à rire:

—«C'est le coup de foudre,» dit-il, «tu viens de recevoir le coup de foudre! Vous pouvez vous entendre, d'ailleurs,» continua-t-il, «elle a aussi peu de jugeotte que toi... Vos sublimes s'amalgameront, comme disait Saint-Simon de je ne sais plus qui, de Fénélon, je crois, et de Mme Guyon. Et maintenant, retourne-toi, et regarde,—sans regarder,—avec ta lorgnette, dans la quatrième loge du premier rang, à gauche... Tu vois une femme tout en blanc qui s'évente avec un éventail garni de volants de mousseline de soie, blanche aussi, une invention à elle?... C'est Mme Pierre de Bonnivet. Comment la trouves-tu? C'est amusant, n'est-ce pas, de jouer au jeu de l'amour et du hasard avec ces deux jolies créatures pour partenaires?...»

Je regardai du côté que m'indiquait Jacques avec les précautions requises, et j'eus bientôt dans le champ de ma jumelle cette rivale mondaine de la bohémienne Camille Favier. L'insolence de fatuité où se carrait mon camarade me parut alors justifiée, et au delà, par la beauté de cette élégante femme qui coquetait avec lui, comme il me l'avait raconté, davantage sans doute. Je le connaissais trop hardi compagnon pour qu'il ne fût pas allé très vite de privauté en privauté. Si Camille rappelait, même sous son rouge et ses mouches, les Psychés et les Galatées des plus suaves d'entre les P. R. B.—Preraphaelite Brothers,—Mme Pierre de Bonnivet, elle, avec son nez un peu busqué, son menton volontaire, la ligne mince de sa joue, la finesse de sa bouche hautaine, avait une beauté à justifier des prétentions plus aristocratiques encore que l'hérédité du célèbre connétable. Comment, issue d'une famille bourgeoise,—j'ai su depuis qu'elle était, de son chef, une Taraval,—évoquait-elle inévitablement le souvenir d'une des princesses chères à Van Dyck, ce maître incomplet, qu'aucun autre n'a pourtant égalé, dans l'art de noter la race, les atavismes d'indomptable orgueil et d'héroïque énergie cachés sous les fragilités de la grâce féminine? L'habitude de la richesse pendant deux ou trois générations produit de ces mirages. Il est certain que le peintre de la divine marquise Paola Brignole du palais Rouge, à Gênes, n'a jamais trouvé de modèle plus conforme à son génie. Seul, son pinceau aurait bien reproduit l'éclat particulier de ce teint dont la blancheur mate n'était pas de l'anémie,—les lèvres rouges le disaient assez,—avec la nuance des cheveux, très blonds, qui pâlissaient aux lumières. Rien qu'à voir saillir les épais rouleaux de ces cheveux d'or cendré au-dessus de sa nuque, quand elle se tournait de profil, on reconnaissait la vitalité physiologique d'une de ces fausses maigres qui cachent sous des sveltesses de sirène des estomacs de capitaine de dragons. Les brides du chapeau mauve qui la coiffait n'empêchaient pas de deviner le cou mince, un peu long, mais bien musclé, de même que les gants révélaient une main nerveuse, aux doigts un peu longs aussi; et le buste se dessinait à chaque mouvement, dans les blancheurs souples du corsage en crêpe de Chine, si jeune, si élégant, si plein. Mais ce que cette créature de luxe eut aussitôt pour moi de significatif jusqu'à l'obsession, ce furent ses yeux, des yeux bleus comme ceux de l'autre, avec cette différence que le bleu des prunelles chez Camille Favier rappelait invinciblement le bleu des pétales d'une fleur, de quelque délicate et vivante pervenche, au lieu que les prunelles de Mme de Bonnivet avaient dans leur azur l'éclat du métal ou de la pierre précieuse. Ils donnaient dès leur premier regard l'idée de quelque chose d'implacable malgré le charme, de dur et de froidement dangereux dans le magnétisme. C'étaient des yeux comme on en imagine aux nixes et aux ondines, en lisant les légendes du Nord, des yeux à ne pas croire possible que de vraies, de douloureuses et chaudes larmes les eussent jamais mouillés. Et pour achever cette sensation singulière de cruauté dans la grâce, quand la jeune femme riait, ses lèvres se relevaient un peu trop dans les coins, découvrant des dents aiguës, serrées, très blanches, presque trop petites, comme celles d'une bête de chasse et de morsure.

En essayant aujourd'hui de retrouver exactement les impressions qui me saisirent devant les deux complices de Jacques Molan dans son jeu favori de l'amour sans cœur, je me rends compte que ma connaissance actuelle de leurs caractères influe sur mon souvenir de cette première rencontre. Je ne crois cependant pas donner à ce souvenir une retouche trop forte. Je m'entends encore, tandis que des applaudissements montaient de l'orchestre, sombre d'habits noirs, et descendaient des loges rayonnantes de toilettes, vers la petite Favier, oui, je m'entends disant à Jacques:

—«Tu choisis bien, quand tu t'y mets.»

—«On fait ce qu'on peut,» dit-il en hochant la tête.

—«Je me demande,» continuai-je, «avec des maîtresses de cette beauté-là...»

—«Une maîtresse,» rectifia-t-il. «Mme de Bonnivet n'est pas ma maîtresse.»

—«Pour ce que je veux dire,» repris-je, «cela revient au même. Je me demande donc comment tu t'arranges pour échapper à la chronique, au roman à clef, enfin à tous les jolis procédés de polémique habituels à tes confrères?...»

—«Je suis comme Proudhon,» répondit-il en riant, «de qui Hugo prétendait qu'il avait de la peau de crapaud dans sa poche. Il paraît que ce talisman sauve de tous les dangers...»

—«Et tu crois que cette chance-là durera toujours?... Et puis, il n'y a pas que les confrères, il y a ces femmes elles-mêmes...»

—«Elles?» fit-il; «axiome, comme eût dit ce badaud de Larcher: une femme est le meilleur antidote contre une autre femme. C'est pour cela...»

Et le pommeau d'or de sa canne de jonc me montra la salle d'abord, puis la scène.

—«Et les vengeances de dépit? Et le vitriol et le revolver? Et le reste?... A ta place, il y a une de ces deux créatures à laquelle je ne me fierais pas.»

J'avais moi-même imperceptiblement tourné la pomme de ma canne du côté de la salle en disant ces mots, pour lui expliquer que je voulais parler de Mme de Bonnivet.

—«Vraiment! la belle reine Anne te donne l'impression, à toi aussi, d'un coquet oiseau de proie, d'un petit faucon rageur avec lequel il ne faudrait pas trop badiner... Hé bien! si tu veux,» continua-t-il en se levant, «l'acte est fini, je vais te présenter à l'une et à l'autre. C'est très drôle. Croirais-tu que, dans mes histoires, j'ai toujours plus ou moins besoin d'un regardeur. Quand on pense qu'il y a eu des sots pour blâmer, dans les tragédies classiques, l'emploi des confidents. A mon avis, il n'est pas de personnage plus naturel...»

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