Ernst Haeckel

Les énigmes de l'Univers

Publié par Good Press, 2020
goodpress@okpublishing.info
EAN 4064066081188

Table des matières


PRÉFACE
CHAPITRE PREMIER Comment se posent les énigmes de l'Univers.
CHAPITRE II Comment est construit notre corps.
CHAPITRE III Notre vie.
CHAPITRE IV Notre Embryologie
CHAPITRE V Notre généalogie.
CHAPITRE VI De la nature de l'âme
CHAPITRE VII Degrés dans la hiérarchie de l'âme.
CHAPITRE VIII Embryologie de l'âme.
CHAPITRE IX Phylogénie de l'Ame.
CHAPITRE X Conscience de l'âme.
CHAPITRE XI Immortalité de l'âme
CHAPITRE XII La loi de substance.
CHAPITRE XIII Histoire du développement de l'Univers.
CHAPITRE XIV Unité de la nature.
CHAPITRE XV Dieu et le Monde
CHAPITRE XVI Science et Croyance
CHAPITRE XVII Science et Christianisme
CHAPITRE XVIII Notre religion moniste.
CHAPITRE XIX Notre morale moniste
CHAPITRE XX Solution des énigmes de l'Univers.
Considérations finales
REMARQUES ET ÉCLAIRCISSEMENTS
TABLE DES MATIERES

PRÉFACE

Table des matières

Les Etudes de philosophie moniste qui vont suivre sont destinées aux personnes cultivées de toutes conditions qui pensent et cherchent sincèrement la vérité. Un des traits les plus saillants du XIXe siècle qui finit est l'effort croissant et vivace vers la connaissance de la vérité qui, de proche en proche, a gagné les cercles les plus étendus. Ce qui l'explique c'est, d'une part, les progrès inouïs de la connaissance réelle de la nature accomplis dans ce chapitre, merveilleux entre tous, de l'histoire de l'humanité; d'autre part, la contradiction manifeste où s'est trouvée cette connaissance de la nature par rapport à ce qu'enseigne la tradition comme étant «révélé»; c'est, enfin, le besoin sans cesse plus général et plus pressant de la raison qui lui fait désirer comprendre les innombrables faits récemment découverts et connaître clairement leurs causes.

A ces progrès énormes des connaissances empiriques dans notre siècle de la science, ne répondent guère ceux accomplis dans leur interprétation théorique et dans cette connaissance suprême de l'enchaînement causal de tous les phénomènes que nous appelons la philosophie. Nous voyons, au contraire, que la science abstraite et surtout métaphysique enseignée depuis des siècles dans nos Universités, sous le nom de philosophie, reste bien éloignée d'accueillir dans son sein les trésors que lui a récemment acquis la science expérimentale. Et nous devons, d'autre part, constater avec le même regret que les représentants de la «science exacte» se contentent, pour la plupart de travailler dans l'étroit domaine de leur champ d'observation, tenant pour superflue la connaissance plus profonde de l'enchaînement général des phénomènes observés, c'est-à-dire précisément la philosophie! Tandis que ces purs empiristes ne voient pas la forêt, empêchés qu'ils sont par les arbres qui la composent—les métaphysiciens dont nous parlions tout à l'heure se contentent du simple terme de forêt sans voir les arbres qui la constituent. Le mot de philosophie de la nature vers lequel convergent tout naturellement les deux voies de recherche de la vérité, la méthode empirique et la spéculative, est encore bien souvent aujourd'hui, de part et d'autre, repoussé avec effroi.

Cette opposition fâcheuse et anti-naturelle entre la science de la nature et la philosophie, entre les conquêtes de l'expérience et celles de la pensée est incontestablement ressentie, dans tous les milieux cultivés, d'une manière sans cesse plus vive et plus douloureuse. C'est ce dont témoigne déjà l'extension croissante de cette littérature populaire «philosophico-scientifique» qui est apparue dans la seconde moitié de ce siècle. C'est ce que prouve aussi ce fait consolant que, malgré l'aversion réciproque qu'ont les uns pour les autres les observateurs de la nature et les penseurs philosophes, cependant, des deux camps, des hommes illustres dans la science se tendent la main et s'unissent pour résoudre ce problème suprême de la science que nous avons désigné d'un mot: les Enigmes de l'Univers.

Les recherches relatives aux «énigmes de l'Univers», que je publie ici, ne peuvent raisonnablement pas prétendre à les résoudre tout entières; elles sont plutôt destinées à jeter sur ces énigmes les lumières de la critique, léguant la tâche aux savants à venir; et surtout elles s'efforcent de répondre à cette question: dans quelle mesure nous sommes-nous actuellement rapprochés de la solution des énigmes? A quel point sommes-nous réellement parvenus dans la connaissance de la vérité, à la fin du XIXe siècle? et quels progrès vers ce but indéfiniment éloigné avons-nous réellement accomplis au cours du siècle qui s'achève?

La réponse que je donne ici à ces graves questions ne peut naturellement être que subjective et partiellement exacte; car la connaissance que j'ai de la Nature et la raison avec laquelle je juge de son essence objective sont limitées comme celles de tous les autres hommes. La seule chose que je revendique et l'aveu que j'ai le droit d'exiger de mes adversaires même les plus acharnés, c'est que ma philosophie moniste est loyale d'un bout à l'autre, c'est-à-dire qu'elle est l'expression complète des convictions que m'ont acquises l'étude passionnée de la nature, poursuivie pendant de nombreuses années et une méditation continuelle sur le fondement véritable des phénomènes naturels. Ce travail de réflexion sur la philosophie de la nature s'étend maintenant à une durée d'un demi-siècle et il m'est bien permis de penser, dans ma soixante-sixième année, qu'il a acquis toute la maturité possible; je suis également certain que ce fruit mûr de l'arbre de la science ne subira plus de changement important ni de perfectionnement essentiel durant le peu d'années que j'ai encore à vivre.

J'ai déjà exposé toutes les idées essentielles et décisives de ma philosophie moniste et génétique, il y a de cela trente-trois ans, dans ma Morphologie générale des organismes, ouvrage prolixe, écrit dans un style lourd et qui n'a trouvé que très peu de lecteurs. C'était le premier essai en vue d'étendre la théorie de l'évolution, établie depuis peu, au domaine entier de la science des formes organiques. Afin d'assurer du moins le triomphe d'une partie des idées nouvelles, contenues dans ce premier ouvrage et afin, également, d'intéresser un plus grand nombre de personnes cultivées aux progrès les plus importants de la science en notre siècle, je publiai deux ans après (1868) mon Histoire naturelle de la création. Cet ouvrage, d'une forme plus aisée, ayant eu, malgré de grandes lacunes, la fortune de trouver neuf éditions et douze traductions en langues différentes, n'a pas peu contribué à répandre le système moniste. On en peut dire de même de l'anthropogénie (1874), moins lue, dans laquelle j'ai essayé de résoudre la tâche difficile de rendre accessibles et compréhensibles à un plus grand nombre de personnes instruites les faits essentiels de l'histoire de l'évolution humaine; la quatrième édition de cet ouvrage, remaniée, a paru en 1891. Quelques-uns des progrès importants et surtout précieux que cette partie essentielle de l'anthropologie a vu se réaliser en ces derniers temps, ont été mis en lumière dans la Conférence que j'ai faite en 1898, au quatrième Congrès international de Zoologie à Cambridge, «sur l'état actuel de nos connaissances en ce qui regarde l'origine de l'homme» (septième édition 1899). Quelques questions spéciales relatives à la philosophie de la nature dans son état actuel et qui offraient un intérêt particulier, ont été abordées dans mon «Recueil de Conférences populaires concernant la théorie de l'évolution» (1878). Enfin j'ai résumé les principes les plus généraux de ma philosophie moniste et ses rapports plus spéciaux avec les principales doctrines religieuses, dans ma «Profession de foi d'un naturaliste: le Monisme, trait d'union entre la religion et la science» (1892, huitième édition 1899).

Le livre que l'on va lire sur les Enigmes de l'Univers est un complément, une confirmation, un développement des convictions exposées dans les ouvrages ci-dessus, indiquées et défendues par moi depuis un nombre d'années qui représente déjà la durée d'une génération. Je me propose de terminer par là mes études de philosophie moniste. Un vieux projet nourri pendant bien des années, celui d'édifier tout un système de philosophie moniste sur la base de la doctrine évolutionniste, ne sera jamais mis à exécution. Mes forces ne suffisent plus à la tâche et bien des symptômes de la vieillesse qui s'approche me poussent à terminer mon œuvre. D'ailleurs je suis, sous tous les rapports, un enfant du XIXe siècle et je veux, le jour où il se terminera, apposer à mon travail le trait final.

L'incalculable étendue qu'a atteint en notre siècle la science humaine par suite de la division croissante du travail, nous laisse déjà pressentir l'impossibilité d'en posséder toutes les parties aussi à fond et d'en exposer la synthèse avec unité. Même un génie de premier ordre, (à supposer qu'il possédât à fond toutes les parties de la science et qu'il eût le don d'en faire l'exposé synthétique), ne serait cependant pas en état de fournir, dans les limites d'un volume de grosseur moyenne, un tableau total du «Cosmos». Quant à moi dont les connaissances, dans les diverses branches du savoir humain, sont très inégales et comportent beaucoup de lacunes, je ne pouvais songer à entreprendre qu'une tâche: esquisser le plan général de ce tableau de l'Univers et indiquer l'unité persistante à travers les parties, en dépit de la façon très inégale dont j'ai traité ces diverses parties. C'est pourquoi ce livre sur les énigmes de l'Univers n'offre guère que le caractère d'un «essai» dans lequel des études de valeurs très diverses ont été réunies en un tout. Quant à la rédaction, comme je l'ai commencée en partie il y a de cela bien des années, tandis que je ne l'ai terminée qu'en ces derniers temps, la forme en est malheureusement inégale; en outre, maintes répétitions ont été inévitables: je prie qu'on veuille bien m'en excuser.

Chacun des vingt chapitres qui composent ce livre est précédé d'une page dont le recto donne le titre tandis que le verso donne un court sommaire du chapitre. Les notes qui suivent relatives à la bibliographie n'ont pas la prétention d'épuiser la matière. Elles sont simplement destinées, d'une part, à mettre en relief, pour chaque question, les œuvres capitales s'y rapportant, d'autre part, à renvoyer le lecteur aux travaux récents qui semblent surtout propres à faciliter une étude plus approfondie de la question et à combler les lacunes de mon livre.

En prenant ainsi congé de mes lecteurs j'exprime un désir: puissé-je, par mon travail honnête et consciencieux et malgré toutes les lacunes dont j'ai conscience, avoir contribué par mon obole à la solution des énigmes de l'Univers!—et puissé-je avoir montré à quelques lecteurs consciencieux s'efforçant au milieu du conflit des systèmes vers la science rationnelle, ce chemin qui seul, d'après ma profonde conviction, conduit à la vérité, le chemin de l'étude empirique de la nature et de la philosophie dont elle est le fondement: la philosophie moniste.

Iéna, 2 avril 1899.

Ernest Haeckel.

CHAPITRE PREMIER
Comment se posent les énigmes de l'Univers.

Table des matières

Tableau général de la culture intellectuelle au XIXe siècle
Le conflit des systèmes.—Monisme et Dualisme

Joyeux depuis bien des années,
Et zélé, l'esprit s'efforçait
De scruter, de saisir,
Comment la Nature vit en créant.
C'est la même, c'est l'éternelle Unité,
Qui, diversement, se manifeste;
Le petit se confond avec le grand, le grand avec le petit,
Chacun conformément à sa propre nature.
Toujours changeant, se maintenant invariable.
Près comme loin, loin comme près;
Ainsi créant des formes, les déformant,
C'est pour éveiller l'étonnement que j'existe.
Gœthe.

SOMMAIRE DU CHAPITRE PREMIER

Etat des connaissances humaines et de la conception de l'Univers à la fin du XIXe siècle.—Progrès accomplis dans la connaissance de la nature, organique et inorganique.—La loi de la substance et la loi d'évolution.—Progrès accomplis dans la technique et la chimie appliquée.—Etat stationnaire des autres domaines de la civilisation: administration de la Justice, organisation de l'Etat, l'école, l'église.—Conflit entre la raison et le dogme.—Anthropisme.—Perspective cosmologique.—Principes cosmologiques.—Réfutation du délire anthropiste des grandeurs.—Nombre des énigmes de l'Univers.—Critique des sept énigmes de l'Univers.—Voie qui mène à leur solution.—Activité des sens et du cerveau.—Induction et déduction.—La raison, le sentiment et la révélation.—La philosophie et la science.—L'empirisme et la spéculation.—Dualisme et monisme.

LITTÉRATURE

Ch. Darwin.De l'origine des espèces par la sélection naturelle dans les règnes animal et végétal. Trad. E. Barbier.

G. Lamarck.Philosophie zoologique. 1809.

Ernest Haeckel.Die Entwickelungsgeschichte der Organismen in ihrer Bedeutung für die Anthropologie und Kosmologie. 1866, 7tes und 8ts Buch der Gener. Morphol.

C. G. Reuschle.Philosophie und Naturwissenschaft. 1874.

K. Dieterich.Philosophie und Naturwissenschaft, ihr neuestes Bündniss und die monistische Weltanschauung. 1875.

Herbert Spencer.Système de Philosophie Synthétique. 1875.

Fr. Ueberweg.Grundriss der Geschichte der Philosophie (8e édition revue et corrigée par Max Heinze). 1897.

Fr. Paulsen.Einleitung in die Philosophie (5e édition). 1892.

Ernest Haeckel.Histoire de la création naturelle. Conférences scientifiques populaires sur la doctrine de l'évolution. Trad. Letourneau.

A la fin du XIXe siècle, date à laquelle nous sommes arrivés, le spectacle qui s'offre à tout observateur réfléchi est des plus remarquables. Toutes les personnes instruites s'accordent à reconnaître que, sous bien des rapports, ce siècle a dépassé infiniment ceux qui l'avaient précédé et qu'il a résolu des problèmes qui, à son aurore, semblaient insolubles. Non seulement les progrès ont été étonnants dans la science théorique, dans la connaissance réelle de la nature, mais en outre, leur merveilleuse application pratique dans la technique, l'industrie, le commerce, etc.—si féconde en résultats admirables—a imprimé à notre vie intellectuelle moderne, tout entière, un caractère absolument nouveau. Mais, d'autre part, il est d'importants domaines de la vie morale et des relations sociales, sur lesquels nous ne pouvons revendiquer qu'un faible progrès par rapport aux siècles précédents—souvent, hélas! nous avons à constater un recul.

Ce conflit manifeste amène non seulement un sentiment de malaise, celui d'une scission interne, d'un mensonge, mais en outre il nous expose au danger de graves catastrophes sur le terrain politique et social.

C'est, dès lors, non seulement un droit strict mais aussi un devoir sacré pour tout chercheur consciencieux qu'anime l'amour de l'humanité, de contribuer en toute conscience à résoudre ce conflit et à éviter les dangers qui en résultent. Ce but ne peut être atteint, d'après notre conviction, que par un effort courageux vers la connaissance de la vérité et, solidement appuyée sur celle-ci, par l'acquisition d'une philosophie claire et naturelle.

Progrès dans la connaissance de la nature.—Si nous essayons de nous représenter l'état imparfait de la connaissance de la nature au début du XIXe siècle et si nous le comparons avec l'éclatante hauteur qu'il a atteinte à la fin de ce même siècle, le progrès accompli doit paraître, à tout homme capable d'en juger, merveilleusement grand. Chaque branche particulière de la science peut se vanter d'avoir réalisé en ce siècle—surtout pendant la seconde moitié—des conquêtes extensives et intensives, de la plus haute portée. Le microscope pour la science des infiniment petits, le télescope pour l'étude des infiniment grands, nous ont acquis des données inappréciables auxquelles, il y a cent ans, il aurait paru impossible de songer. Les méthodes perfectionnées de recherches microscopiques et biologiques nous ont non seulement révélé partout, dans le royaume des protistes unicellulaires, un «monde dévies invisibles», d'une infinie richesse de formes,—elles nous ont encore fait connaître, avec la plus minuscule des cellules, l'«organisme élémentaire» qui constitue, par ses associations de cellules, les tissus dont est composé le corps de toutes les plantes et de tous les animaux pluricellulaires, tout comme le corps de l'homme. Ces connaissances anatomiques sont de la plus grande importance; elles sont complétées par la preuve embryologique que tout organisme supérieur, pluricellulaire, se développe aux dépens d'une cellule simple, unique, l'«ovule fécondé». L'importante théorie cellulaire, fondée là-dessus, nous a enfin livré le vrai sens des processus physiques et chimiques, aussi bien que des phénomènes de la vie psychologique, phénomènes mystérieux pour l'explication desquels on invoquait auparavant une «force vitale» surnaturelle ou une «âme, essence immortelle». En même temps, la vraie nature des maladies, par la pathologie cellulaire qui se rattache étroitement à la théorie cellulaire, est devenue claire et compréhensible pour le médecin.

Non moins remarquables sont les découvertes du XIXe siècle dans le domaine de la nature inorganique. Toutes les parties de la physique ont fait les progrès les plus étonnants: l'optique et l'acoustique, la théorie du magnétisme et de l'électricité, la mécanique et la théorie de la chaleur; et, ce qui est plus important, cette science a démontré l'unité des forces de la nature dans l'Univers tout entier. La théorie mécanique de la chaleur a montré les rapports étroits qui existent entre ces forces et comment, dans des conditions précises, elles peuvent se transformer l'une en l'autre. L'analyse spectrale nous a appris que les mêmes matériaux qui constituent notre corps et les êtres vivants qui l'habitent, sont aussi ceux qui constituent la masse des autres planètes, du soleil et des astres les plus lointains. La physique astrale a élargi, dans une grande mesure, notre conception de l'Univers, en nous montrant dans l'espace infini des millions de corps tourbillonnant, plus grands que notre terre et, comme elle, se transformant continuellement, alternant à jamais entre «devenir et disparaître». La chimie nous a fait connaître une quantité de substances autrefois inconnues, constituées toutes par un agrégat de quelques éléments irréductibles (environ soixante-dix) et dont certaines ont pris, dans tous les domaines de la vie, la plus grande importance pratique. Elle nous a montré dans l'un de ces éléments, le carbone, le corps merveilleux qui détermine la formation de l'infinie variété des agrégats organiques et qui, par suite, représente la «base chimique de la vie». Mais tous les progrès particuliers de la physique et de la chimie, quant à leur importance théorique, sont infiniment dépassés par la découverte de la grande loi où ils viennent converger comme en un foyer: la loi de substance.

Cette «loi cosmologique fondamentale», qui démontre la permanence de la force et celle de la matière dans l'Univers, est devenue le guide le plus sûr pour conduire notre philosophie moniste, à travers le labyrinthe compliqué de l'énigme de l'Univers, vers la solution de cette énigme.

Comme nous nous efforcerons, dans les chapitres suivants, d'atteindre à une vue d'ensemble sur l'état actuel de la science de la nature et sur ses progrès en notre siècle, nous ne nous arrêterons pas davantage ici sur chacune des branches particulières de cette science. Nous voulons seulement signaler un progrès immense, aussi important que la loi de substance et qui la complète: la théorie de l'évolution. Sans doute, quelques penseurs, chercheurs isolés, avaient parlé depuis des siècles de l'évolution des choses; mais l'idée que cette loi gouverne tout l'Univers et que le monde lui-même n'est rien autre qu'une éternelle «évolution de la substance», cette idée puissante est fille de notre XIXe siècle. Et c'est seulement dans la seconde moitié de ce siècle qu'elle a atteint une entière clarté et une universelle application. L'immortelle gloire d'avoir donné à cette haute idée philosophique un fondement empirique et une valeur générale, revient au grand naturaliste anglais Charles Darwin; il a donné, en 1859, une base solide à cette théorie de la descendance dont le génial Français Lamarck, philosophe et naturaliste, avait déjà posé en 1809 les traits principaux et que le plus grand de nos poètes et de nos penseurs allemands, Gœthe, avait déjà prophétiquement entrevue en 1799. Par là nous était donnée la clef qui devait nous aider à résoudre le «problème des problèmes», la grande énigme de l'Univers, à savoir la «place de l'homme dans la Nature» et la question de son origine naturelle.

Si, en cette année 1899, nous sommes à même de reconnaître clairement l'extension universelle de la loi d'évolution—et de la Genèse moniste!—et de l'appliquer conjointement à la loi de substance, à l'explication moniste des phénomènes de la Nature, nous en sommes redevables en première ligne aux trois philosophes naturalistes de génie dont nous avons parlé; aussi brillent-ils à nos yeux, parmi tous les autres grands hommes de notre siècle, pareils à trois étoiles de première grandeur[1].

A ces extraordinaires progrès de notre connaissance théorique de la nature correspondent leurs applications variées à tous les domaines de la vie civilisée. Si nous sommes aujourd'hui à «l'époque du commerce», si les échanges internationaux et les voyages ont pris une importance insoupçonnée jusqu'alors, si nous avons triomphé des limites de l'espace et du temps au moyen du télégraphe et du téléphone—nous devons tout cela en première ligne aux progrès techniques de la physique, en particulier à ceux accomplis dans l'application de la vapeur et de l'électricité. Et si, par la photographie, nous nous rendons maîtres de la lumière solaire avec la plus grande facilité, nous procurant, en un instant, des tableaux fidèles de tel objet qu'il nous plaît; si la médecine, par le chloroforme et la morphine, par l'antiseptie et l'emploi du sérum, a adouci infiniment les souffrances humaines, nous devons tout cela à la chimie appliquée. A quelle distance, par ces découvertes techniques et par tant d'autres, nous avons laissé derrière nous les siècles précédents, c'est un fait trop connu pour que nous ayons ici besoin de nous y étendre davantage.

Progrès des institutions sociales.—Tandis que nous contemplons avec un légitime orgueil les progrès immenses accomplis par le XIXe siècle dans la science et ses applications pratiques, un spectacle malheureusement tout autre et beaucoup moins réjouissant s'offre à nous si nous considérons maintenant d'autres aspects, non moins importants, de la vie moderne. A regret, il nous faut souscrire ici à cette phrase d'Alfred Wallace: «Comparés à nos étonnants progrès dans les sciences physiques et leurs applications pratiques, notre système de gouvernement, notre justice administrative, notre éducation nationale et toute notre organisation sociale et morale, sont restés à l'état de barbarie.» Pour nous convaincre de la justesse de ces graves reproches, nous n'avons qu'à jeter un regard impartial au milieu de notre vie publique, ou bien encore dans ce miroir que nous tend chaque jour notre journal, en tant qu'organe de l'opinion publique.

Administration de la justice.—Commençons notre revue par la justice, le fundamentum regnorum: Personne ne prétendra que son état actuel soit en harmonie avec notre connaissance avancée de l'homme et du monde. Pas une semaine ne s'écoule sans que nous ne lisions des jugements judiciaires qui provoquent de la part du «bon sens humain», un hochement de tête significatif; nombre de décisions émanées de nos tribunaux supérieurs ou ordinaires semblent presque incroyables. Nous faisons abstraction, en traitant des énigmes de l'Univers, du fait que dans beaucoup d'États modernes, en dépit de la constitution écrite sur papier, c'est encore l'absolutisme qui règne en réalité, et que beaucoup «d'hommes de droit» jugent, non d'après la conviction de leur conscience, mais conformément au «vœu plus essentiel d'un poste proportionné». Nous préférons admettre que la plupart des juges et des fonctionnaires jugent en toute conscience et ne se trompent qu'en qualité d'êtres humains. Alors la plupart des erreurs s'expliqueront par une insuffisante préparation. Sans doute, l'opinion courante est que les juristes sont précisément les hommes ayant la plus haute culture; et c'est même précisément pour cela qu'ils sont choisis pour occuper les plus hauts emplois. Mais cette «culture juridique» tant vantée est presque toute formelle, aucunement réelle. Nos juristes n'apprennent à connaître que superficiellement l'objet propre et essentiel de leur activité: l'organisme humain et sa fonction la plus importante, l'âme. C'est ce dont témoignent, par exemple, les idées surprenantes que nous rencontrons chaque jour sur le «libre arbitre, la responsabilité» etc. Comme j'assurais un jour à un jurisconsulte éminent que la minuscule cellule sphérique aux dépens de laquelle tout homme se développe était douée de vie tout comme l'embryon de deux, de sept et même de neuf mois, il ne me répondit que par un sourire d'incrédulité. La plupart de ceux qui étudient la jurisprudence ne songent pas à s'occuper d'anthropologie, de psychologie et d'embryologie, qui sont cependant les conditions préalables de toute juste conception sur la nature de l'homme. Il est vrai que pour ces études, il ne reste «pas de temps»; ce temps, malheureusement n'est que trop pris par l'étude approfondie de la bière et du vin ainsi que par l'«annoblissant» exercice qui consiste à «prendre ses mesures»[2]. Le reste de ce précieux temps d'étude est nécessaire pour apprendre les centaines de paragraphes des codes, science qui met aujourd'hui le juriste à même d'occuper toutes les situations.

Organisation de l'Etat.—Nous ne ferons ici qu'effleurer en passant le triste chapitre de la politique, car l'organisation déplorable de la vie sociale moderne est connue de tous et chacun peut chaque jour en ressentir les effets. Les imperfections s'expliquent en partie par ce fait que la plupart des fonctionnaires sont précisément des juristes, des hommes d'une culture toute de forme, mais dénués de cette connaissance approfondie de la nature humaine qu'on ne puise que dans l'anthropologie comparée et la psychologie moniste, dénués de cette connaissance des rapports sociaux, dont les modèles nous sont fournis par la zoologie et l'embryologie comparées, la théorie cellulaire et l'étude des protistes. Nous ne pouvons comprendre véritablement la «Structure et la Vie du corps social», c'est-à-dire de l'Etat, que lorsque nous possédons la connaissance scientifique de la «Structure et de la Vie» des individus dont l'ensemble constitue l'Etat et des cellules dont l'ensemble constitue l'individu[3]. Si nos «chefs d'Etat» et nos «représentants du peuple,» leurs collaborateurs, possédaient ces inappréciables connaissances préliminaires en biologie et anthropologie, nous ne trouverions pas chaque jour dans les journaux cette effrayante quantité d'erreurs sociologiques et de propos politiques de cabaret qui caractérisent, d'une façon regrettable, nos compte rendus parlementaires et plus d'un décret officiel. Le pis, c'est de voir l'Etat, dans un pays civilisé, se jeter dans les bras de l'Eglise, cette ennemie de la civilisation, et de voir aussi l'égoïsme mesquin des partis, l'aveuglement des chefs à la vue bornée, soutenir la hiérarchie. C'est alors que se produisent les tristes scènes que le Reichstag allemand nous met malheureusement sous les yeux, aujourd'hui, à la fin du XIXe siècle! les destinées de la nation allemande, nation civilisée, entre les mains du Centre ultramontain, dirigées par le papisme romain, qui est son plus acharné et son plus dangereux ennemi. Au lieu du droit et de la raison règnent la superstition et l'abêtissement. L'organisation de l'Etat ne pourra devenir meilleure que lorsqu'elle sera affranchie des chaînes de l'Eglise et lorsqu'elle aura amené à un niveau plus élevé, par une culture scientifique universellement répandue, les connaissances des citoyens, en ce qui touche au monde et à l'homme. D'ailleurs, la forme de gouvernement n'a ici aucune importance. Que la constitution soit monarchique ou républicaine, aristocratique ou démocratique, ce sont là des questions secondaires à côté de cette grande question capitale: L'Etat moderne, dans un pays civilisé, doit-il être ecclésiastique ou laïque? doit-il être théocratique, régi par des articles de foi anti-rationnels, par l'arbitraire cléricalisme, ou bien doit-il être nomocratique, régi par une loi raisonnable et un droit civil? Notre devoir essentiel est de former la jeunesse à la raison, d'élever des citoyens affranchis de la superstition et cela n'est possible que par une réforme opportune de l'Ecole.

L'Ecole.—Ainsi que nous venons de le voir pour l'administration de la Justice et l'organisation de l'Etat, l'éducation de la jeunesse est bien loin de répondre aux exigences que les progrès scientifiques du XIXe siècle imposent à la culture moderne. Les sciences naturelles qui l'emportent tellement sur toutes les autres sciences et qui, à y regarder de près, ont absorbé en elles toutes les branches de la culture intellectuelle, ne sont encore considérées dans nos écoles que comme une étude secondaire ou reléguées dans un coin comme Cendrillon. Par contre, la plupart de nos professeurs regardent encore comme leur premier devoir d'acquérir une érudition surannée, empruntée aux cloîtres du moyen âge; au premier plan figurent le sport grammatical et cette «connaissance approfondie» des langues classiques qui absorbe tant de temps, enfin l'histoire extérieure des peuples. La morale, l'objet le plus important de la philosophie pratique, est négligée et remplacée par la confession de l'Eglise. La foi doit avoir le pas sur la science; non pas cette foi scientifique qui nous conduit à une religion moniste, mais cette superstition antirationnelle qui fait le fond d'un christianisme défiguré. Tandis que, dans nos écoles supérieures, les grandes conquêtes de la cosmologie et de l'anthropologie modernes, de la biologie et de l'embryologie contemporaines, ne sont que peu ou pas exposées, la mémoire des élèves est surchargée d'une masse de faits philologiques et historiques qui n'ont d'utilité ni pour la culture théorique, ni pour la vie pratique. Mais, d'autre part, les institutions vieillies et l'organisation des facultés, dans nos universités, répondent aussi peu que le mode d'enseignement dans les gymnases et les écoles primaires au degré d'évolution où est parvenue aujourd'hui la philosophie moniste.

L'Eglise.—L'Eglise nous offre, sans contredit, le summum du contraste avec la culture moderne et ce qui en fait la base, c'est-à-dire la connaissance approfondie de la nature. Nous ne parlerons pas ici du papisme ultramontain ou des sectes évangéliques orthodoxes qui ne le cèdent en rien au premier pour l'ignorance de la réalité et renseignement de la plus inique superstition. Considérons plutôt le sermon d'un pasteur libéral, lequel possèderait une bonne culture moyenne et ferait à la raison sa place à côté de la foi.

Nous y relèverons, à côté d'excellentes maximes morales parfaitement en harmonie avec notre Ethique moniste (voy. notre chap. XIX) et à côté de vues humanitaires—auxquelles nous souscrivons pleinement,—des vues sur la nature de Dieu et du monde, de l'homme et de la vie, qui sont en contradiction absolue avec les expériences des naturalistes. Rien d'étonnant à ce que les techniciens et les chimistes, les médecins et les philosophes qui ont étudié à fond la nature et réfléchi profondément sur ce qu'ils avaient observé, refusent absolument d'aller entendre de pareils sermons. Il manque à nos Théologiens comme à nos philologues, à nos politiciens comme à nos juristes, cette connaissance indispensable de la Nature, fondée sur la doctrine moniste de l'évolution et qui a déjà pris possession de notre science moderne.

Conflit entre la raison et le dogme.—De ces conflits regrettables, trop sommairement indiqués ici, il résulte, dans notre vie intellectuelle moderne, de graves problèmes qui, par le danger qu'ils présentent, demandent à être écartés sans retard. Notre culture moderne, résultat des progrès immenses de la science, revendique ses droits dans tous les domaines de la vie publique et privée; elle veut voir l'humanité, grâce à la raison, parvenue à ce haut degré de science et, par suite, d'approximation du bonheur, dont nous sommes redevables au grand développement des sciences naturelles. Mais contre elle se dressent tout puissants, ces partis influents qui veulent maintenir notre culture intellectuelle, en ce qui concerne les problêmes les plus importants, au stade représenté par le moyen âge et de si loin dépassé; ces partis s'entêtent à demeurer sous le joug des dogmes traditionnels et demandent à la raison de se courber devant cette «révélation plus haute». C'est le cas dans le monde des théologiens, des philologues, des sociologues et des juristes. Les mobiles de ceux-ci reposent, en grande partie, non pas sur un complet égoïsme ou sur des tendances intéressées, mais tant sur l'ignorance des faits réels que sur l'habitude commode de la tradition. Des trois grandes ennemies de la raison et de la science, la plus dangereuse n'est pas la méchanceté mais l'ignorance et peut-être plus encore la paresse. Contre ces deux dernières puissances les dieux eux-mêmes luttent en vain, après qu'ils ont heureusement combattu la première.

Anthropisme.—Cette philosophie arriérée puise sa plus grande force dans l'anthropisme ou anthropomorphisme. Par ce terme, j'entends ce «puissant et vaste complexus de notions erronées qui tendent à mettre l'organisme humain en opposition avec tout le reste de la nature, en font la fin assignée d'avance à la création organique, le tiennent pour radicalement différent de celle-ci et d'essence divine.» Une critique plus approfondie de cet ensemble de notions nous montre qu'elles reposent, en réalité, sur trois dogmes que nous distinguerons sous les noms d'erreurs anthropocentrique, anthropomorphique et anthropolatrique[4].

I.—Le dogme anthropocentrique a pour point culminant cette assertion que l'homme est le centre, le but final préalablement assigné à toute la vie terrestre, ou, en élargissant cette conception, à tout l'Univers. Comme cette erreur sert à souhait l'égoïsme humain et comme elle est intimement mêlée aux mythes des trois grandes religions méditerranéennes relatives à la Création: aux dogmes des doctrines mosaïque, chrétienne et mahométane, elle domine encore aujourd'hui dans la plus grande partie du monde civilisé.

II.—Le dogme anthropomorphique se rattache de même aux mythes relatifs à la Création et qu'on trouve non seulement dans les trois religions déjà nommées, mais dans beaucoup d'autres encore. Il compare la création de l'Univers et le gouvernement du monde par Dieu aux créations artistiques d'un technicien habile ou d'un «ingénieur machiniste» et à l'administration d'un sage chef d'Etat. «Dieu le Seigneur», créateur, conservateur et administrateur de l'Univers est ainsi conçu, de tous points dans son mode de penser et d'agir, sur le modèle humain. D'où il résulte, réciproquement, que l'homme est conçu semblable à Dieu. «Dieu créa l'homme à son image.» La naïve mythologie primitive est un pur homothéisme et confère à ses dieux la forme humaine, leur donne de la chair et du sang. La récente théosophie mystique est plus difficile à imaginer lorsqu'elle adore le dieu personnel comme «invisible»—en réalité sous la forme gazeuse!—et le fait, cependant, en même temps penser, parler et agir à la façon humaine; elle aboutit ainsi au concept paradoxal de «vertébré gazeux».

III.—Le dogme anthropolâtrique résulte tout naturellement de cette comparaison des activités humaine et divine, il aboutit au culte religieux de l'organisme humain, au «délire anthropiste des grandeurs» d'où résulte, cette fois encore, la si précieuse «croyance à l'immortalité personnelle de l'âme», ainsi que le dogme dualiste de la double nature de l'homme, dont l'âme immortelle n'habite que temporairement le corps. Ces trois dogmes anthropistes, développés diversement et adaptés aux formes variables des différentes religions, ont pris, au cours des ans, une importance extraordinaire et sont devenus la source des plus dangereuses erreurs. La philosophie anthropiste qui en est issue est irréconciliablement en opposition avec notre connaissance moniste de la nature: celle-ci, par sa perspective cosmologique, en fournit la réfutation.

Perspective cosmologique.—Non seulement les trois dogmes anthropistes, mais encore bien d'autres thèses de la philosophie dualiste et de la religion orthodoxe deviennent inadmissibles, sitôt qu'on les considère du point de vue critique de notre perspective cosmologique moniste. Nous entendons par là l'observation si compréhensive de l'Univers telle que nous la pouvons faire en nous élevant au point le plus haut où soit parvenue notre connaissance moniste de la nature. Là nous pouvons nous convaincre des principes cosmologiques suivants, principes importants et, à notre avis, démontrés aujourd'hui pour la plus grande partie:

I. Le monde (Univers ou Cosmos) est éternel, infini et illimité.—II. La substance qui le compose avec ses deux attributs (matière et énergie) remplit l'espace infini et se trouve en état de mouvement perpétuel.—III. Ce mouvement se produit dans un temps infini sous la forme d'une évolution continue, avec des alternances périodiques de développements et de disparitions, de progressions et de régressions.—IV. Les innombrables corps célestes dispersés dans l'éther qui remplit l'espace sont tous soumis à la loi de la substance; tandis que dans une partie de l'Univers, les corps en rotation vont lentement au devant de leur régression et de leur disparition, des progressions et des néoformations ont lieu dans une autre partie de l'espace cosmique.—V. Notre soleil est un de ces innombrables corps célestes passagers et notre terre est une des innombrables planètes passagères qui l'entourent.—VI. Notre planète a traversé une longue période de refroidissement avant que l'eau n'ait pu s'y former en gouttes liquides et qu'ainsi n'ait été réalisée la condition première de toute vie organique.—VII. Le processus biogénétique qui a suivi la lente formation et décomposition d'innombrables formes organiques a exigé plusieurs millions d'années (plus de cent millions!)[5].—VIII. Parmi les différents groupes d'animaux qui se sont développés sur notre terre au cours du processus biogénétique, le groupe des Vertébrés a finalement, dans la lutte pour l'évolution, dépassé de beaucoup tous les autres.—IX. Au sein du groupe des Vertébrés et à une époque tardive seulement (pendant la période triasique), descendant des Reptiles primitifs et des Amphibies, la classe des Mammifères a pris le premier rang en importance.—X. Au sein de cette classe, le groupe le plus parfait, parvenu au degré le plus élevé de développement, est l'ordre des Primates, apparu seulement au début de la période tertiaire (il y a au moins trois millions d'années) et issu par transformation des Placentariens inférieurs (Prochoriatidés).—XI. Au sein du groupe des Primates, l'espèce la dernière venue et la plus parfaite est représentée par l'homme, apparu seulement vers la fin de l'époque tertiaire et issu d'une série de singes anthropoïdes.—XII. D'où l'on voit que la soi-disant «histoire du monde»—c'est-à-dire le court espace de quelques milliers d'années à travers lesquelles se reflète l'histoire de la civilisation humaine,—n'est qu'un court épisode éphémère, au milieu du long processus de l'histoire organique de la terre, de même que celle-ci n'est qu'une petite partie de l'histoire de notre système planétaire. Et de même que notre mère, la terre, n'est qu'une passagère poussière du soleil, ainsi tout homme considéré individuellement n'est qu'un minuscule grain de plasma, au sein de la nature organique passagère.

Rien ne me semble plus propre que cette grandiose perspective cosmologique à nous fournir, dès le début, la juste mesure et le point de vue le plus large que nous devons toujours garder lorsque nous essayons de résoudre la grande énigme de l'Univers qui nous entoure. Car par là il est non seulement démontré clairement quelle est l'exacte place de l'homme dans la nature, mais, en outre, le délire anthropiste des grandeurs, si puissant, se trouve réfuté; par là il est fait justice de la prétention avec laquelle l'homme s'oppose à l'Univers infini et se rend hommage comme à l'élément le plus important du Cosmos. Ce grossissement illimité de sa propre signification a conduit l'homme, dans sa vanité, à se considérer comme l'«image de Dieu», à revendiquer pour sa passagère personne une «vie éternelle» et à s'imaginer qu'il possédait un entier «libre arbitre». Le «ridicule délire de César», dont Caligula était atteint, n'est qu'une forme spéciale de cette orgueilleuse déification de l'homme par lui-même. C'est seulement lorsque nous aurons renoncé à cet inadmissible délire des grandeurs et lorsque nous aurons adopté la perspective cosmologique naturelle, que nous pourrons parvenir à résoudre les énigmes de l'Univers.

Nombre des énigmes de l'Univers.—L'homme moderne, sans culture, tout comme l'homme primitif et grossier, se heurte à chaque pas à un nombre incalculable d'énigmes de l'Univers. A mesure que la culture augmente et que la science progresse, ce nombre se réduit. La philosophie moniste ne reconnaît, finalement, qu'une seule énigme, comprenant tout: le problème de la substance. Cependant il peut paraître utile de désigner encore de ce nom un certain nombre des problèmes les plus difficiles. Dans le discours célèbre, prononcé par lui en 1880 à l'Académie des sciences de Berlin, au cours d'une séance en l'honneur de Leibnitz, Emile du Bois-Reymond distinguait sept énigmes de l'Univers et les énumérait dans l'ordre suivant: 1o Nature de la matière et de la force; 2o Origine du mouvement; 3o Première apparition de la vie; 4o Finalité (en apparence préconçue) de la nature; 5o Apparition de la simple sensation et de la conscience; 6o La raison et la pensée avec l'origine du langage, qui s'y rattache étroitement; 7o La question du libre arbitre. De ces sept énigmes, le président de l'Académie de Berlin en tient trois pour tout à fait transcendantes et insolubles (la 1re, la 2e et la 5e); il en considère trois autres comme difficiles, sans doute, mais comme pouvant être résolues (la 3e, la 4e et la 6e); au sujet de la septième et dernière énigme de l'Univers, pratiquement la plus importante (à savoir le libre arbitre), l'auteur semble incertain.

Comme mon Monisme diffère essentiellement de celui du président berlinois, comme, d'autre part, la façon dont celui-ci conçoit les «sept énigmes de l'Univers» a trouvé le plus grand succès et s'est propagée dans tous les milieux, je considère comme opportun de prendre de suite et nettement position vis-à-vis de mon adversaire.

A mon avis, les trois énigmes «transcendantes» (1, 2, 5) sont supprimées par notre conception de la substance (chapitre XII); les trois autres problèmes, difficiles mais solubles (3, 4, 6) sont définitivement résolus par notre moderne théorie de l'évolution; quant à la septième et dernière énigme, le libre arbitre, elle n'est pas l'objet d'une explication critique et scientifique car, en tant que dogme pur, elle ne repose que sur une illusion et, en vérité, n'existe pas du tout.

Solution des énigmes de l'Univers.—Les moyens qui nous sont offerts, les voies que nous avons à suivre pour résoudre la grande énigme de l'Univers ne sont point autres que ceux dont se sert la science pure, en général, c'est-à-dire l'expérience d'abord, le raisonnement ensuite. L'expérience scientifique s'acquiert par l'observation et l'expérimentation, dans lesquelles interviennent en première ligne l'activité de nos organes des sens, en second lieu, celle des «foyers internes des sens» situés dans l'écorce cérébrale. Les organes élémentaires microscopiques sont, pour les premiers, les cellules sensorielles, pour les seconds des groupes de cellules ganglionnaires. Les expériences que nous avons faites du monde extérieur, grâce à ces inappréciables organes de notre vie intellectuelle, sont ensuite transformées par d'autres parties du cerveau en représentations et celles-ci, à leur tour, associées pour former des raisonnements. La formation de ces raisonnements a lieu par deux voies différentes, qui ont, selon moi, une égale valeur et sont au même degré indispensables: l'induction et la déduction. Les autres opérations cérébrales, plus compliquées: enchaînement d'une suite de raisonnements; abstraction et formation des concepts; le complément fourni à l'entendement, faculté de connaître, par l'activité plastique de la fantaisie; enfin la conscience, la pensée et le pouvoir de philosopher—tout cela ce sont encore autant de fonctions des cellules ganglionnaires corticales, ni plus ni moins que les fonctions précédentes, plus élémentaires. Nous les réunissons toutes sous le terme supérieur de raison[6].

Raison, sentiment et révélation.—Nous pouvons, par la seule raison, parvenir à la véritable connaissance de la nature et à la solution des énigmes de l'Univers. La raison est le bien suprême de l'homme et la seule prérogative qui le distingue essentiellement des animaux. Il est vrai, il n'a acquis cette haute valeur que grâce aux progrès de la culture intellectuelle, au développement de la science. L'homme civilisé avant d'être instruit et l'homme primitif, grossier, sont aussi peu (ou tout autant) «raisonnables» que les Mammifères les plus voisins de l'homme (les singes, les chiens, les éléphants, etc.) Cependant, c'est une opinion encore très répandue, qu'en dehors de la divine raison il y a en outre deux autres modes de connaissance (plus importants même, va-t-on jusqu'à dire!): le sentiment et la révélation. Nous devons, dès le début, réfuter énergiquement cette dangereuse erreur. Le sentiment n'a rien à démêler avec la connaissance de la vérité. Ce que nous appelons «sentiment» et dont nous faisons si grand cas, est une activité compliquée du cerveau, constituée par des émotions de plaisir et de peine, par des représentations d'attraction et de répulsion, par des aspirations du désir passager. A cela peuvent s'adjoindre les activités les plus diverses de l'organisme: besoins des sens et des muscles, de l'estomac et des organes génitaux, etc. La connaissance de la vérité n'est en aucune manière ce que réclament ces complexus qui constituent la statique et la dynamique sentimentales; au contraire, ils troublent souvent la raison, seule capable d'y atteindre et ils lui nuisent à un degré souvent sensible. Aucune des «énigmes de l'Univers» n'a encore été résolue ni même sa solution réclamée, par la fonction cérébrale du sentiment. Nous en pouvons dire autant de la soi-disant révélation et des prétendues vérités de la foi qu'elle nous fait connaître; tout cela repose sur une illusion, consciente on inconsciente, ainsi que nous le montrerons au chapitre XVI.

Philosophie et Sciences Naturelles.—Nous devons nous réjouir comme d'un des plus grands pas accomplis vers la solution des énigmes de l'Univers, de constater qu'en ces derniers temps on a de plus en plus reconnu pour les deux uniques routes conduisant à cette solution: l'expérience et la pensée—ou l'empirisme et la spéculation—enfin considérés comme ayant des droits égaux et comme des méthodes scientifiques se complétant réciproquement. Les philosophes ont graduellement reconnu que la spéculation pure, telle, par exemple, que Platon et Hegel l'employaient à la construction idéaliste de l'Univers, ne suffit pas à la connaissance véritable. Et de même, les naturalistes se sont convaincus, d'autre part, que la seule expérience, telle, par exemple, que Bacon et Millréalistedeux fonctions différentes du cerveau[7]faits philosophiquesspéculationexpérience