Malgré la diversité apparente des amusements qui semblent m'attirer, ma vie n'a qu'un objet. Elle est tendue tout entière vers l'accomplissement d'un grand dessein. J'écris l'histoire des Pingouins. J'y travaille assidument, sans me laisser rebuter par des difficultés fréquentes et qui, parfois, semblent insurmontables.
J'ai creusé la terre pour y découvrir les monuments ensevelis de ce peuple. Les premiers livres des hommes furent des pierres. J'ai étudié les pierres qu'on peut considérer comme les annales primitives des Pingouins. J'ai fouillé sur le rivage de l'océan un tumulus inviolé; j'y ai trouvé, selon la coutume, des haches de silex, des épées de bronze, des monnaies romaines et une pièce de vingt sous à l'effigie de Louis- Philippe 1er, roi des Français.
Pour les temps historiques, la chronique de Johannès Talpa, religieux du monastère de Beargarden, me fut d'un grand secours. Je m'y abreuvai d'autant plus abondamment qu'on ne découvre point d'autre source de l'histoire pingouine dans le haut moyen âge.
Nous sommes plus riches à partir du XIIIe siècle, plus riches et non plus heureux. Il est extrêmement difficile d'écrire l'histoire. On ne sait jamais au juste comment les choses se sont passées; et l'embarras de l'historien s'accroît avec l'abondance des documents. Quand un fait n'est connu que par un seul témoignage, on l'admet sans beaucoup d'hésitation. Les perplexités commencent lorsque les événements sont rapportés par deux ou plusieurs témoins; car leurs témoignages sont toujours contradictoires et toujours inconciliables.
Sans doute les raisons scientifiques de préférer un témoignage à un autre sont parfois très fortes. Elles ne le sont jamais assez pour l'emporter sur nos passions, nos préjugés, nos intérêts, ni pour vaincre cette légèreté d'esprit commune à tous les hommes graves. En sorte que nous présentons constamment les faits d'une manière intéressée ou frivole.
J'allai confier à plusieurs savants archéologues et paléographes de mon pays et des pays étrangers les difficultés que j'éprouvais à composer l'histoire des Pingouins. J'essuyai leurs mépris. Ils me regardèrent avec un sourire de pitié qui semblait dire: «Est-ce que nous écrivons l'histoire, nous? Est-ce que nous essayons d'extraire d'un texte, d'un document, la moindre parcelle de vie ou de vérité? Nous publions les textes purement et simplement. Nous nous en tenons à la lettre. La lettre est seule appréciable et définie. L'esprit ne l'est pas; les idées sont des fantaisies. Il faut être bien vain pour écrire l'histoire: il faut avoir de l'imagination.»
Tout cela était dans le regard et le sourire de nos maîtres en paléographie, et leur entretien me décourageait profondément. Un jour qu'après une conversation avec un sigillographe éminent, j'étais plus abattu encore que d'habitude, je fis soudain cette réflexion, je pensai:
«Pourtant, il est des historiens; la race n'en est point entièrement disparue. On en conserve cinq ou six à l'Académie des sciences morales. Ils ne publient pas de textes; ils écrivent l'histoire. Ils ne me diront pas, ceux-là, qu'il faut être vain pour se livrer à ce genre de travail.
Cette idée releva mon courage.
Le lendemain (comme on dit, ou l'en demain, comme on devrait dire), je me présentai chez l'un d'eux, vieillard subtil.
—Je viens, monsieur, lui dis-je, vous demander les conseils de votre expérience. Je me donne grand mal pour composer une histoire, et je n'arrive à rien.
Il me répondit en haussant les épaules:
—À quoi bon, mon pauvre monsieur, vous donner tant de peine, et pourquoi composer une histoire, quand vous n'avez qu'à copier les plus connues, comme c'est l'usage? Si vous avez une vue nouvelle, une idée originale, si vous présentez les hommes et les choses sous un aspect inattendu, vous surprendrez le lecteur. Et le lecteur n'aime pas à être surpris. Il ne cherche jamais dans une histoire que les sottises qu'il sait déjà. Si vous essayez de l'instruire, vous ne ferez que l'humilier et le fâcher. Ne tentez pas de l'éclairer, il criera que vous insultez à ses croyances.
»Les historiens se copient les uns les autres. Ils s'épargnent ainsi de la fatigue et évitent de paraître outrecuidants. Imitez-les et ne soyez pas original. Un historien original est l'objet de la défiance, du mépris et du dégoût universels.
»Croyez-vous, monsieur, ajouta-t-il, que je serais considéré, honoré comme je suis, si j'avais mis dans mes livres d'histoire des nouveautés? Et qu'est-ce que les nouveautés? Des impertinences.
Il se leva. Je le remerciai de son obligeance et gagnai la porte, il me rappela:
—Un mot encore. Si vous voulez que votre livre soit bien accueilli, ne négligez aucune occasion d'y exalter les vertus sur lesquelles reposent les sociétés: le dévouement à la richesse, les sentiments pieux, et spécialement la résignation du pauvre, qui est le fondement de l'ordre. Affirmez, monsieur, que les origines de la propriété, de la noblesse, de la gendarmerie seront traitées dans votre histoire avec tout le respect que méritent ces institutions. Faites savoir que vous admettez le surnaturel quand il se présente. À cette condition, vous réussirez dans la bonne compagnie.
J'ai médité ces judicieuses observations et j'en ai tenu le plus grand compte.
Je n'ai pas à considérer ici les pingouins avant leur métamorphose. Ils ne commencent à m'appartenir qu'au moment où ils sortent de la zoologie pour entrer dans l'histoire et dans la théologie. Ce sont bien des pingouins que le grand saint Maël changea en hommes, encore faut-il s'en expliquer, car aujourd'hui le terme pourrait prêter à la confusion.
Nous appelons pingouin, en français, un oiseau des régions arctiques appartenant à la famille des alcidés; nous appelons manchot le type des sphéniscidés, habitant les mers antarctiques. Ainsi fait, par exemple, M. G. Lecointe, dans sa relation du voyage de la Belgica [Note: G. Lecointe, Au pays des manchots. Bruxelles, 1904, in-8°.]: «De tous les oiseaux qui peuplent le détroit de Gerlache, dit-il, les manchots sont certes les plus intéressants. Ils sont parfois désignés, mais improprement, sous le nom de pingouins du sud.» Le docteur J.-B. Charcot affirme au contraire que les vrais et les seuls pingouins sont ces oiseaux de l'antarctique, que nous appelons manchots, et il donne pour raison qu'ils reçurent des Hollandais, parvenus, en 1598, au cap Magellan, le nom de pinguinos, à cause sans doute de leur graisse. Mais si les manchots s'appellent pingouins, comment s'appelleront désormais les pingouins? Le docteur J.-B. Charcot ne nous le dit pas et il n'a pas l'air de s'en inquiéter le moins du monde [Note: J.-B. Charcot, Journal de l'expédition antarctique française 1903, 1905. Paris, in-8°.].
Eh bien! que ses manchots deviennent ou redeviennent pingouins, c'est à quoi il faut consentir.
En les faisant connaître il s'est acquis le droit de les nommer. Du moins qu'il permette aux pingouins septentrionaux de rester pingouins. Il y aura les pingouins du Sud et ceux du Nord, les antarctiques et les arctiques, les alcidés ou vieux pingouins et les sphéniscidés ou anciens manchots. Cela embarrassera peut-être les ornithologistes soucieux de décrire et de classer les palmipèdes; ils se demanderont, sans doute, si vraiment un même nom convient à deux familles qui sont aux deux pôles l'une de l'autre et diffèrent par plusieurs endroits, notamment le bec, les ailerons et les pattes. Pour ce qui est de moi, je m'accommode fort bien de cette confusion. Entre mes pingouins et ceux de M. J.-B. Charcot, quelles que soient les dissemblances, les ressemblances apparaissent plus nombreuses et plus profondes. Ceux-ci comme ceux-là se font remarquer par un air grave et placide, une dignité comique, une familiarité confiante, une bonhomie narquoise, des façons à la fois gauches et solennelles. Les uns et les autres sont pacifiques, abondants en discours, avides de spectacles, occupés des affaires publiques et, peut-être, un peu jaloux des supériorités.
Mes hyperboréens ont, à vrai dire, les ailerons, non point squameux, mais couverts de petites pennes; bien que leurs jambes soient plantées un peu moins en arrière que celles des méridionaux ils marchent de même, le buste levé la tête haute, en balançant le corps d'une aussi digne façon et leur bec sublime (os sublime) n'est pas la moindre cause de l'erreur où tomba l'apôtre, quand il les prit pour des hommes.
* * * * *
Le présent ouvrage appartient, je dois le reconnaître, au genre de la vieille histoire, de celle qui présente la suite des événements dont le souvenir s'est conservé, et qui indique, autant que possible, les causes et les effets; ce qui est un art plutôt qu'une science. On prétend que cette manière de faire ne contente plus les esprits exacts et que l'antique Clio passe aujourd'hui pour une diseuse de sornettes. Et il pourra bien y avoir, à l'avenir, une histoire plus sûre, une histoire des conditions de la vie, pour nous apprendre ce que tel peuple, à telle époque, produisit et consomma dans tous les modes de son activité. Cette histoire sera, non plus un art, mais une science, et elle affectera l'exactitude qui manque à l'ancienne. Mais, pour se constituer, elle a besoin d'une multitude de statistiques qui font défaut jusqu'ici chez tous les peuples et particulièrement chez les Pingouins. Il est possible que les nations modernes fournissent un jour les éléments d'une telle histoire. En ce qui concerne l'humanité révolue, il faudra toujours se contenter, je le crains, d'un récit à l'ancienne mode. L'intérêt d'un semblable récit dépend surtout de la perspicacité et de la bonne foi du narrateur.
Comme l'a dit un grand écrivain d'Alca, la vie d'un peuple est un tissu de crimes, de misères et de folies. Il n'en va pas autrement de la Pingouinie que des autres nations; pourtant son histoire offre des parties admirables, que j'espère avoir mises sous un bon jour.
Les Pingouins restèrent longtemps belliqueux. Un des leurs, Jacquot le Philosophe, a dépeint leur caractère dans un petit tableau de moeurs que je reproduis ici et que, sans doute, on ne verra pas sans plaisir:
«Le sage Gratien parcourait la Pingouinie au temps des derniers Draconides. Un jour qu'il traversait une fraîche vallée où les cloches des vaches tintaient dans l'air pur, il s'assit sur un banc au pied d'un chêne, près d'une chaumière. Sur le seuil une femme donnait le sein à un enfant; un jeune garçon jouait avec un gros chien; un vieillard aveugle, assis au soleil, les lèvres entr'ouvertes, buvait la lumière du jour.
»Le maître de la maison, homme jeune et robuste, offrit à Gratien du pain et du lait.
»Le philosophe marsouin ayant pris ce repas agreste:
»—Aimables habitants d'un pays aimable, je vous rends grâces, dit-il.
Tout respire ici la joie, la concorde et la paix.
»Comme il parlait ainsi, un berger passa en jouant une marche sur sa musette.
»—Quel est cet air si vif? demanda Gratien.
»—C'est l'hymne de la guerre contre les Marsouins, répondit le paysan. Tout le monde le chante ici. Les petits enfants le savent avant que de parler. Nous sommes tous de bons Pingouins.
»—Vous n'aimez pas les Marsouins?
»—Nous les haïssons.
»—Pour quelle raison les haïssez-vous?
»—Vous le demandez? Les Marsouins ne sont-ils pas les voisins des
Pingouins?
»—Sans doute.
»—Eh bien, c'est pour cela que les Pingouins haïssent les Marsouins.
»—Est-ce une raison?
»—Certainement. Qui dit voisins dit ennemis. Voyez le champ qui touche au mien. C'est celui de l'homme que je hais le plus au monde. Après lui mes pires ennemis sont les gens du village qui grimpe sur l'autre versant de la vallée, au pied de ce bois de bouleaux. Il n'y a dans cette étroite vallée, fermée de toutes parts, que ce village et le mien: ils sont ennemis. Chaque fois que nos gars rencontrent ceux d'en face, ils échangent des injures et des coups. Et vous voulez que les Pingouins ne soient pas les ennemis des Marsouins! Vous ne savez donc pas ce que c'est que le patriotisme? Pour moi, voici les deux cris qui s'échappent de ma poitrine: «Vivent les Pingouins! Mort aux Marsouins!»
Durant treize siècles, les Pingouins firent la guerre à tous les peuples du monde, avec une constante ardeur et des fortunes diverses. Puis en quelques années ils se dégoûtèrent de ce qu'ils avaient si longtemps aimé et montrèrent pour la paix une préférence très vive qu'ils exprimaient avec dignité, sans doute, mais de l'accent le plus sincère. Leurs généraux s'accommodèrent fort bien de cette nouvelle humeur; toute leur armée, officiers, sous-officiers et soldats, conscrits et vétérans, se firent un plaisir de s'y conformer; ce furent les gratte-papier, les rats de bibliothèque qui s'en plaignirent et les culs-de-jatte qui ne s'en consolèrent pas.
Ce même Jacquot le Philosophe composa une sorte de récit moral dans lequel il représentait d'une façon comique et forte les actions diverses des hommes; et il y mêla plusieurs traits de l'histoire de son propre pays. Quelques personnes lui demandèrent pourquoi il avait écrit cette histoire contrefaite et quel avantage, selon lui, en recueillerait sa patrie.
—Un très grand, répondit le philosophe. Lorsqu'ils verront leurs actions ainsi travesties et dépouillées de tout ce qui les flattait, les Pingouins en jugeront mieux et, peut-être, en deviendront-ils plus sages.
J'aurais voulu ne rien omettre dans cette histoire de tout ce qui peut intéresser les artistes. On y trouvera un chapitre sur la peinture pingouine au moyen âge, et, si ce chapitre est moins complet que je n'eusse souhaité, il n'y a point de ma faute, ainsi qu'on pourra s'en convaincre en lisant le terrible récit par lequel je termine cette préface.
L'idée me vint, au mois de juin de la précédente année, d'aller consulter sur les origines et les progrès de l'art pingouin le regretté M. Fulgence Tapir, le savant auteur des Annales universelles de la peinture, de la sculpture et de l'architecture.
Introduit dans son cabinet de travail, je trouvai, assis devant un bureau à cylindre, sous un amas épouvantable de papiers, un petit homme merveilleusement myope dont les paupières clignotaient derrière des lunettes d'or.
Pour suppléer au défaut de ses yeux, son nez allongé, mobile, doué d'un tact exquis, explorait le monde sensible. Par cet organe, Fulgence Tapir se mettait en contact avec l'art et la beauté. On observe qu'en France, le plus souvent, les critiques musicaux sont sourds et les critiques d'art aveugles. Cela leur permet le recueillement nécessaire aux idées esthétiques. Croyez-vous qu'avec des yeux habiles à percevoir les formes et les couleurs dont s'enveloppe la mystérieuse nature, Fulgence Tapir se serait élevé, sur une montagne de documents imprimés et manuscrits, jusqu'au faîte du spiritualisme doctrinal et aurait conçu cette puissante théorie qui fait converger les arts de tous les pays et de tous les temps à l'institut de France, leur fin suprême?
Les murs du cabinet de travail, le plancher, le plafond même portaient des liasses débordantes, des cartons démesurément gonflés, des boîtes où se pressait une multitude innombrable de fiches, et je contemplai avec une admiration mêlée de terreur les cataractes de l'érudition prêtes à se rompre.
—Maître, fis-je d'une voix émue, j'ai recours à votre bonté et à votre savoir, tous deux inépuisables. Ne consentiriez-vous pas à me guider dans mes recherches ardues sur les origines de l'art pingouin?
—Monsieur, me répondit le maître, je possède tout l'art, vous m'entendez, tout l'art sur fiches classées alphabétiquement et par ordre de matières. Je me fais un devoir de mettre à votre disposition ce qui s'y rapporte aux Pingouins. Montez à cette échelle et tirez cette boîte que vous voyez là-haut. Vous y trouverez tout ce dont vous avez besoin.
J'obéis en tremblant. Mais à peine avais-je ouvert la fatale boîte que des fiches bleues s'en échappèrent et, glissant entre mes doigts, commencèrent à pleuvoir. Presque aussitôt, par sympathie, les boîtes voisines s'ouvrirent et il en coula des ruisseaux de fiches roses, vertes et blanches, et de proche en proche, de toutes les boîtes les fiches diversement colorées se répandirent en murmurant comme, en avril, les cascades sur le flanc des montagnes. En une minute elles couvrirent le plancher d'une couche épaisse de papier. Jaillissant de leurs inépuisables réservoirs avec un mugissement sans cesse grossi, elles précipitaient de seconde en seconde leur chute torrentielle. Baigné jusqu'aux genoux, Fulgence Tapir, d'un nez attentif, observait le cataclysme; il en reconnut la cause et pâlit d'épouvante.
—Que d'art! s'écria-t-il.
Je l'appelai, je me penchai pour l'aider à gravir l'échelle qui pliait sous l'averse. Il était trop tard. Maintenant, accablé, désespéré, lamentable, ayant perdu sa calotte de velours et ses lunettes d'or, il opposait en vain ses bras courts au flot qui lui montait jusqu'aux aisselles. Soudain une trombe effroyable de fiches s'éleva, l'enveloppant d'un tourbillon gigantesque. Je vis durant l'espace d'une seconde dans le gouffre le crâne poli du savant et ses petites mains grasses, puis l'abîme se referma, et le déluge se répandit sur le silence et l'immobilité. Menacé moi-même d'être englouti avec mon échelle, je m'enfuis à travers le plus haut carreau de la croisée.
Quiberon, 1er septembre 1907.
Maël, issu d'une famille royale de Cambrie, fut envoyé dès sa neuvième année dans l'abbaye d'Yvern, pour y étudier les lettres sacrées et profanes. À l'âge de quatorze ans, il renonça à son héritage et fit voeu de servir le Seigneur. Il partageait ses heures, selon la règle, entre le chant des hymnes, l'étude de la grammaire et la méditation des vérités éternelles.
Un parfum céleste trahit bientôt dans le cloître les vertus de ce religieux. Et lorsque le bien heureux Gal, abbé d'Yvern, trépassa de ce monde en l'autre, le jeune Maël lui succéda dans le gouvernement du monastère. Il y établit une école, une infirmerie, une maison des hôtes, une forge, des ateliers de toutes sortes et des chantiers pour la construction des navires, et il obligea les religieux à défricher les terres alentour. Il cultivait de ses mains le jardin de l'abbaye, travaillait les métaux, instruisait les novices, et sa vie s'écoulait doucement comme une rivière qui reflète le ciel et féconde les campagnes.
Au tomber du jour, ce serviteur de Dieu avait coutume de s'asseoir sur la falaise, à l'endroit qu'on appelle encore aujourd'hui la chaise de saint Maël. À ses pieds, les rochers, semblables à des dragons noirs, tout velus d'algues vertes et de goémons fauves, opposaient à l'écume des lames leurs poitrails monstrueux. Il regardait le soleil descendre dans l'océan comme une rouge hostie qui de son sang glorieux empourprait les nuages du ciel et la cime des vagues. Et le saint homme y voyait l'image du mystère de la Croix, par lequel le sang divin a revêtu la terre d'une pourpre royale. Au large, une ligne d'un bleu sombre marquait les rivages de l'île de Gad, où sainte Brigide, qui avait reçu le voile de saint Malo, gouvernait un monastère de femmes.
Or, Brigide, instruite des mérites du vénérable Maël, lui fit demander, comme un riche présent, quelque ouvrage de ses mains. Maël fondit pour elle une clochette d'airain et, quand elle fut achevée, il la bénit et la jeta dans la mer. Et la clochette alla sonnant vers le rivage de Gad, où sainte Brigide, avertie par le son de l'airain sur les flots, la recueillit pieusement, et, suivie de ses filles, la porta en procession solennelle, au chant des psaumes, dans la chapelle du moustier.
Ainsi le saint homme Maël marchait de vertus en vertus. Il avait déjà parcouru les deux tiers du chemin de la vie, et il espérait atteindre doucement sa fin terrestre au milieu de ses frères spirituels, lorsqu'il connut à un signe certain que la sagesse divine en avait décidé autrement et que le Seigneur l'appelait à des travaux moins paisibles mais non moindres en mérite.
Un jour qu'il allait, méditant, au fond d'une anse tranquille à laquelle des rochers allongés dans la mer faisaient une digue sauvage, il vit une auge de pierre qui nageait comme une barque sur les eaux.
C'était dans une cuve semblable que saint Guirec, le grand saint Colomban et tant de religieux d'Ecosse et d'Irlande étaient allés évangéliser l'Armorique. Naguère encore, sainte Avoye, venue d'Angleterre, remontait la rivière d'Auray dans un mortier de granit rose où l'on mettra plus tard les enfants pour les rendre forts; saint Vouga passait d'Hibernie en Cornouailles sur un rocher dont les éclats, conservés à Penmarch, guériront de la fièvre les pèlerins qui y poseront la tête; saint Samson abordait la baie du mont Saint-Michel dans une cuve de granit qu'on appellera un jour l'écuelle de saint Samson. C'est pourquoi, à la vue de cette auge de pierre, le saint homme Maël comprit que le Seigneur le destinait à l'apostolat des païens qui peuplaient encore le rivage et les îles des Bretons.
Il remit son bâton de frêne au saint homme Budoc, l'investissant ainsi du gouvernement de l'abbaye. Puis, muni d'un pain, d'un baril d'eau douce et du livre des Saints Évangiles, il entra dans l'auge de pierre, qui le porta doucement à l'île d'Hoedic.
Elle est perpétuellement battue des vents. Des hommes pauvres y pèchent le poisson entre les fentes des rochers et cultivent péniblement des légumes dans des jardins pleins de sable et de cailloux, abrités par des murs de pierres sèches et des haies de tamaris. Un beau figuier s'élevait dans un creux de l'île et poussait au loin ses branches. Les habitants de l'île l'adoraient.
Et le saint homme Maël leur dit:
—Vous adorez cet arbre parce qu'il est beau. C'est donc que vous êtes sensibles à la beauté. Or, je viens vous révéler la beauté cachée.
Et il leur enseigna l'Évangile. Et, après les avoir instruits, il les baptisa par le sel et par l'eau.
Les îles du Morbihan étaient plus nombreuses en ce temps-là qu'aujourd'hui. Car, depuis lors, beaucoup se sont abîmées dans la mer. Saint Maël en évangélisa soixante. Puis, dans son auge de granit, il remonta la rivière d'Auray. Et après trois heures de navigation il mit pied à terre devant une maison romaine. Du toit s'élevait une fumée légère. Le saint homme franchit le seuil sur lequel une mosaïque représentait un chien, les jarrets tendus et les babines retroussées. Il fut accueilli par deux vieux époux, Marcus Combabus et Valeria Moerens, qui vivaient là du produit de leurs terres. Autour de la cour intérieure régnait un portique dont les colonnes étaient peintes en rouge depuis la base jusqu'à mi-hauteur. Une fontaine de coquillages s'adossait au mur et sous le portique s'élevait un autel, avec une niche où le maître de cette maison avait déposé de petites idoles de terre cuite, blanchies au lait de chaux. Les unes représentaient des enfants ailés, les autres Apollon ou Mercure, et plusieurs étaient en forme d'une femme nue qui se tordait les cheveux. Mais le saint homme Maël, observant ces figures, découvrit parmi elles l'image d'une jeune mère tenant un enfant sur ses genoux.
Aussitôt il dit, montrant cette image:
—Celle-ci est la Vierge, mère de Dieu. Le poète Virgile l'annonça en carmes sibyllins avant qu'elle ne fût née, et, d'une voix angélique, il chanta Jam redit et virgo. Et l'on fit d'elle dans la gentilité des figures prophétiques telles que celle-ci, que tu as placée, ô Marcus, sur cet autel. Et sans doute elle a protégé tes lares modiques. C'est ainsi que ceux qui observent exactement la loi naturelle se préparent à la connaissance des vérités révélées.
Marcus Combabus et Valeria Moerens, instruits par ce discours, se convertirent à la foi chrétienne. Ils reçurent le baptême avec leur jeune affranchie, Caelia Avitella, qui leur était plus chère que la lumière de leurs yeux. Tous leurs colons renoncèrent au paganisme et furent baptisés le même jour.
Marcus Combabus, Valeria Moerens et Caelia Avitella menèrent depuis lors une vie pleine de mérites. Ils trépassèrent dans le Seigneur et furent admis au canon des saints.
Durant trente-sept années encore, le bienheureux Maël évangélisa les païens de l'intérieur des terres. Il éleva deux cent dix-huit chapelles et soixante-quatorze abbayes.
Or, un certain jour, en la cité de Vannes, où il annonçait l'Évangile, il apprit que les moines d'Yvern s'étaient relâchés en son absence de la règle de saint Gal. Aussitôt, avec le zèle de la poule qui rassemble ses poussins, il se rendit auprès de ses enfants égarés. Il accomplissait alors sa quatre-vingt-dix-septième année; sa taille s'était courbée, mais ses bras restaient encore robustes et sa parole se répandait abondamment comme la neige en hiver au fond des vallées.
L'abbé Budoc remit à saint Maël le bâton de frêne et l'instruisit de l'état malheureux où se trouvait l'abbaye. Les religieux s'étaient querellés sur la date à laquelle il convenait de célébrer la fête de Pâques. Les uns tenaient pour le calendrier romain, les autres pour le calendrier grec, et les horreurs d'un schisme chronologique déchiraient le monastère.
Il régnait encore une autre cause de désordres. Les religieuses de l'île de Gad, tristement tombées de leur vertu première, venaient à tout moment en barque sur la côte d'Yvern. Les religieux les recevaient dans le bâtiment des hôtes et il en résultait des scandales qui remplissaient de désolation les âmes pieuses.
Ayant terminé ce fidèle rapport, l'abbé Budoc conclut en ces termes:
—Depuis la venue de ces nonnes, c'en est fait de l'innocence et du repos de nos moines.
—Je le crois volontiers, répondit le bienheureux Maël. Car la femme est un piège adroitement construit: on y est pris dès qu'on l'a flairé. Hélas! l'attrait délicieux de ces créatures s'exerce de loin plus puissamment encore que de près. Elles inspirent d'autant plus le désir qu'elles le contentent moins. De là ce vers d'un poète à l'une d'elles:
Présente je vous fuis, absente je vous trouve.
Aussi voyons-nous, mon fils, que les blandices de l'amour charnel sont plus puissantes sur les solitaires et les religieux que sur les hommes qui vivent dans le siècle. Le démon de la luxure m'a tenté toute ma vie de diverses manières, et les plus rudes tentations ne me vinrent pas de la rencontre d'une femme, même belle et parfumée. Elles me vinrent de l'image d'une femme absente. Maintenant encore, plein de jours et touchant à ma quatre-vingt-dix-huitième année, je suis souvent induit par l'Ennemi à pécher contre la chasteté, du moins en pensée. La nuit, quand j'ai froid dans mon lit et que se choquent avec un bruit sourd mes vieux os glacés, j'entends des voix qui récitent le deuxième verset du troisième livre des Rois: Dixerunt ergo et servi sui: Quaeramus domino nostro regi adolescentulam virginem, et stet coram rege et foveat eum, dormiatque in sinu suo, et calefaciat dominum nostrum regem. Et le Diable me montre une enfant dans sa première fleur qui me dit:—Je suis ton Abilag; je suis ta Sunamite. O mon seigneur, fais-moi une place dans la couche.
»Croyez-moi, ajouta le vieillard, ce n'est pas sans un secours particulier du Ciel qu'un religieux peut garder sa chasteté de fait et d'intention.
S'appliquant aussitôt à rétablir l'innocence et la paix dans le monastère, il corrigea le calendrier d'après les calculs de la chronologie et de l'astronomie et le fit accepter par tous les religieux; il renvoya les filles déchues de sainte Brigide dans leur monastère; mais loin de les chasser brutalement, il les fit conduire à leur navire avec des chants de psaumes et de litanies.
—Respectons en elles, disait-il, les filles de Brigide et les fiancées du Seigneur. Gardons-nous d'imiter les pharisiens qui affectent de mépriser les pécheresses. Il faut humilier ces femmes dans leur péché et non dans leur personne et leur faire honte de ce qu'elles ont fait et non de ce qu'elles sont: car elles sont des créatures de Dieu.
Et le saint homme exhorta ses religieux à fidèlement observer la règle de leur ordre:
—Quand il n'obéit pas au gouvernail, leur dit-il, le navire obéit à l'écueil.
Le bienheureux Maël avait à peine rétabli l'ordre dans l'abbaye d'Yvern quand il apprit que les habitants de l'île d'Hoedic, ses premiers catéchumènes, et de tous les plus chers à son coeur, étaient retournés au paganisme et qu'ils suspendaient des couronnes de fleurs et des bandelettes de laine aux branches du figuier sacré.
Le batelier qui portait ces douloureuses nouvelles exprima la crainte que bientôt ces hommes égarés ne détruisissent par le fer et par le feu la chapelle élevée sur le rivage de leur île.
Le saint homme résolut de visiter sans retard ses enfants infidèles afin de les ramener à la foi et d'empêcher qu'ils ne se livrassent à des violences sacrilèges. Comme il se rendait à la baie sauvage où son auge de pierre était mouillée, il tourna ses regards sur les chantiers qu'il avait établis trente ans auparavant, au fond de cette baie, pour la construction des navires, et qui retentissaient, à cette heure, du bruit des scies et des marteaux.
À ce moment, le Diable qui ne se lasse jamais, sortit des chantiers, s'approcha du saint homme, sous la figure d'un religieux nommé Samson et le tenta en ces termes:
—Mon père, les habitants de l'île d'Hoedic commettent incessamment des péchés. Chaque instant qui s'écoule les éloigne de Dieu. Ils vont bientôt porter le fer et le feu dans la chapelle que vous avez élevée de vos mains vénérables sur le rivage de l'île. Le temps presse. Ne pensez- vous point que votre auge de pierre vous conduirait plus vite vers eux, si elle était gréée comme une barque, et munie d'un gouvernail, d'un mât et d'une voile; car alors vous seriez poussé par le vent. Vos bras sont robustes encore et propres à gouverner une embarcation. On ferait bien aussi de mettre une étrave tranchante à l'avant de votre auge apostolique. Vous êtes trop sage pour n'en avoir pas eu déjà l'idée.
—Certes, le temps presse, répondit le saint homme. Mais agir comme vous dites, mon fils Samson, ne serait-ce pas me rendre semblable à ces hommes de peu de foi, qui ne se fient point au Seigneur? Ne serait-ce point mépriser les dons de Celui qui m'a envoyé la cuve de pierre sans agrès ni voilure?
À cette question, le Diable, qui est grand théologien, répondit par cette autre question:
—Mon père, est-il louable d'attendre, les bras croisés, que vienne le secours d'en haut, et de tout demander à Celui qui peut tout, au lieu d'agir par prudence humaine et de s'aider soi-même?
—Non certes, répondit le saint vieillard Maël, et c'est tenter Dieu que de négliger d'agir par prudence humaine.
—Or, poussa le Diable, la prudence n'est-elle point, en ce cas-ci, de gréer la cuve?
—Ce serait prudence si l'on ne pouvait d'autre manière arriver à point.
—Eh! eh! votre cuve est-elle donc bien rapide?
—Elle l'est autant qu'il plaît à Dieu.
—Qu'en savez-vous? Elle va comme la mule de l'abbé Budoc. C'est un vrai sabot. Vous est-il défendu de la rendre plus vite?
—Mon fils, la clarté orne vos discours, mais ils sont tranchants à l'excès. Considérez que cette cuve est miraculeuse.
—Elle l'est, mon père. Une auge de granit qui flotte sur l'eau comme un bouchon de liège est une auge miraculeuse. Il n'y a point de doute. Qu'en concluez-vous?
—Mon embarras est grand. Convient-il de perfectionner par des moyens humains et naturels une si miraculeuse machine?
—Mon père, si vous perdiez le pied droit et que Dieu vous le rendît, ce pied serait-il miraculeux?
—Sans doute, mon fils.
—Le chausseriez-vous?
—Assurément.
—Eh bien! si vous croyez qu'on peut chausser d'un soulier naturel un pied miraculeux, vous devez croire aussi qu'on peut mettre des agrès naturels à une embarcation miraculeuse. Cela est limpide. Hélas! pourquoi faut-il que les plus saints personnages aient leurs heures de langueur et de ténèbres? On est le plus illustre des apôtres de la Bretagne, on pourrait accomplir des oeuvres dignes d'une louange éternelle…. Mais l'esprit est lent et la main paresseuse! Adieu donc, mon père! Voyagez à petites journées, et quand enfin vous approcherez des côtes d'Hoedic, vous regarderez fumer les ruines de la chapelle élevée et consacrée par vos mains. Les païens l'auront brûlée avec le petit diacre que vous y avez mis et qui sera grillé comme un boudin.
—Mon trouble est extrême, dit le serviteur de Dieu, en essuyant de sa manche son front mouillé de sueur. Mais, dis-moi, mon fils Samson, ce n'est point une petite tâche que de gréer cette auge de pierre. Et ne nous arrivera-t-il pas, si nous entreprenons une telle oeuvre, de perdre du temps loin d'en gagner.
—Ah! mon père, s'écria le Diable, en un tour de sablier la chose sera faite. Nous trouverons les agrès nécessaires dans ce chantier que vous avez jadis établi sur cette côte et dans ces magasins abondamment garnis par vos soins. J'ajusterai moi même toutes les pièces navales. Avant d'être moine, j'ai été matelot et charpentier; et j'ai fait bien d'autres métiers encore. À l'ouvrage!
Aussitôt il entraîne le saint homme dans un hangar tout rempli des choses nécessaires à la navigation.
—À vous cela, mon père!
Et il lui jette sur les épaules la toile, le mât, la corne et le gui.
Puis, se chargeant lui-même d'une étrave et d'un gouvernail avec la mèche et la barre et saisissant un sac de charpentier plein d'outils, il court au rivage, tirant après lui par sa robe le saint homme plié, suant et soufflant, sous le faix de la toile et des bois.
Le Diable, s'étant troussé jusqu'aux aisselles, traîna l'auge sur le sable et la gréa en moins d'une heure.
Dès que le saint homme Maël se fut embarqué, cette cuve, toutes voiles déployées, fendit les eaux avec une telle vitesse que la côte fut aussitôt hors de vue. Le vieillard gouvernait au sud pour doubler le cap Land's End. Mais un courant irrésistible le portait au sud-ouest. Il longea la côte méridionale de l'Irlande et tourna brusquement vers le septentrion. Le soir, le vent fraîchit. En vain Maël essaya de replier la toile. La cuve fuyait éperdument vers les mers fabuleuses.
À la clarté de la lune, les sirènes grasses du Nord, aux cheveux de chanvre, vinrent soulever autour de lui leurs gorges blanches et leurs croupes roses; et, battant de leurs queues d'émeraude la vague écumeuse, elles chantèrent en cadence:
Où cours-tu, doux Maël,
Dans ton auge éperdue?
Ta voile est gonflée
Comme le sein de Junon
Quand il en jaillit la Voie lactée.
Un moment elles le poursuivirent, sous les étoiles, de leurs rires harmonieux. Mais la cuve fuyait plus rapide cent fois que le navire rouge d'un Viking. Et les pétrels, surpris dans leur vol, se prenaient les pattes aux cheveux du saint homme.
Bientôt une tempête s'éleva, pleine d'ombre et de gémissements, et l'auge, poussée par un vent furieux, vola comme une mouette dans la brume et la houle.
Après une nuit de trois fois vingt-quatre heures, les ténèbres se déchirèront soudain. Et le saint homme découvrit à l'horizon un rivage plus étincelant que le diamant. Ce rivage grandit rapidement, et bientôt, à la clarté glaciale d'un soleil inerte et bas, Maël vit monter au-dessus des flots une ville blanche, aux rues muettes, qui, plus vaste que Thèbes aux cent portes, étendait à perte de vue les ruines de son forum de neige, de ses palais de givre, de ses arcs de cristal et de ses obélisques irisés.
L'océan était couvert de glaces flottantes, autour desquelles nageaient des hommes marins au regard sauvage et doux. Et Léviathan passa, lançant une colonne d'eau jusqu'aux nuées.
Cependant, sur un bloc de glace qui nageait de conserve avec l'auge de pierre, une ourse blanche était assise, tenant son petit entre ses bras, et Maël l'entendit qui murmurait doucement ce vers de Virgile: Incipe parve puer.
Et le vieillard, plein de tristesse et de trouble, pleura.
L'eau douce avait, en se gelant, fait éclater le baril qui la contenait. Et pour étancher sa soif, Maël suçait des glaçons. Et il mangeait son pain trempé d'eau salée. Sa barbe et ses cheveux se brisaient comme du verre. Sa robe recouverte d'une couche de glace lui coupait à chaque mouvement les articulations des membres. Les vagues monstrueuses se soulevaient et leurs mâchoires écumantes s'ouvraient toutes grandes sur le vieillard. Vingt fois des paquets de mer emplirent l'embarcation. Et le livre des saints Évangiles, que l'apôtre gardait précieusement sous une couverture de pourpre, marquée d'une croix d'or, l'océan l'engloutit.
Or, le trentième jour, la mer se calma. Et voici qu'avec une effroyable clameur du ciel et des eaux une montagne d'une blancheur éblouissante, haute de trois cents pieds, s'avance vers la cuve de pierre. Maël gouverne pour l'éviter; la barre se brise dans ses mains. Pour ralentir sa marche à l'écueil, il essaye encore de prendre des ris. Mais, quand il veut nouer les garcettes, le vent les lui arrache, et le filin, en s'échappant, lui brûle les mains. Et il voit trois démons aux ailes de peau noire, garnies de crochets, qui, pendus aux agrès, soufflent dans la toile.
Comprenant à cette vue que l'Ennemi l'a gouverné en toutes ces choses, il s'arme du signe de la Croix. Aussitôt un coup de vent furieux, plein de sanglots et de hurlements, soulève l'auge de pierre, emporte la mâture avec toute la toile, arrache le gouvernail et l'étrave.
Et l'auge s'en fut à la dérive sur la mer apaisée. Le saint homme, s'agenouillant, rendit grâces au Seigneur, qui l'avait délivré des pièges du démon. Alors il reconnut, assise sur un bloc de glace, l'ourse mère, qui avait parlé dans la tempête. Elle pressait sur son sein son enfant bien-aimé, et tenait à la main un livre de pourpre marqué d'une croix d'or. Ayant accosté l'auge de granit, elle salua le saint homme par ces mots:
—Pax tibi, Maël.
Et elle lui tendit le livre.
Le saint homme reconnut son évangéliaire, et, plein d'étonnement, il chanta dans l'air tiédi une hymne au Créateur et à la création.
Après être allé une heure à la dérive, le saint homme aborda une plage étroite, fermée par des montagnes à pic. Il marcha le long du rivage, tout un jour et une nuit, contournant les rochers qui formaient une muraille infranchissable. Et il s'assura ainsi que c'était une île ronde, au milieu de laquelle s'élevait une montagne couronnée de nuages. Il respirait avec joie la fraîche haleine de l'air humide. La pluie tombait, et cette pluie était si douce que le saint homme dit au Seigneur:
—Seigneur, voici l'île des larmes, l'île de la contrition.
La plage était déserte. Exténué de fatigue et de faim, il s'assit sur une pierre, dans les creux de laquelle reposaient des oeufs jaunes, marqués de taches noires et gros comme des oeufs de cygne. Mais il n'y toucha point, disant:
—Les oiseaux sont les louanges vivantes de Dieu. Je ne veux pas que par moi manque une seule de ces louanges.
Et il mâcha des lichens arrachés au creux des pierres.
Le saint homme avait accompli presque entièrement le tour de l'île sans rencontrer d'habitants, quand il parvint à un vaste cirque formé par des rochers fauves et rouges, pleins de cascades sonores, et dont les pointes bleuissaient dans les nuées.
La réverbération des glaces polaires avait brûlé les yeux du vieillard. Pourtant, une faible lumière se glissait encore entre ses paupières gonflées. Il distingua des formes animées qui se pressaient en étages sur ces rochers, comme une foule d'hommes sur les gradins d'un amphithéâtre. Et en même temps ses oreilles, assourdies par les longs bruits de la mer, entendirent faiblement des voix. Pensant que c'était là des hommes vivant selon la loi naturelle, et que le Seigneur l'avait envoyé à eux pour leur enseigner la loi divine, il les évangélisa.
Monté sur une haute pierre au milieu du cirque sauvage:
—Habitants de cette île, leur dit-il, quoique vous soyez de petite taille, vous semblez moins une troupe de pêcheurs et de mariniers que le sénat d'une sage république. Par votre gravité, votre silence, votre tranquille maintien, vous composez sur ce rocher sauvage une assemblée comparable aux Pères-Conscrits de Rome délibérant dans le temple de la Victoire, ou plutôt aux philosophes d'Athènes disputant sur les bancs de l'Aréopage. Sans doute, vous ne possédez ni leur science ni leur génie; mais peut-être, au regard de Dieu, l'emportez vous sur eux. Je devine que vous êtes simples et bons. En parcourant les bords de votre île, je n'y ai découvert aucune image de meurtre, aucun signe de carnage, ni têtes ni chevelures d'ennemis suspendues à une haute perche ou clouées aux portes des villages. Il me semble que vous n'avez point d'arts, et que vous ne travaillez point les métaux. Mais vos coeurs sont purs et vos mains innocentes. Et la vérité entrera facilement dans vos âmes.
Or, ce qu'il avait pris pour des hommes de petite taille, mais d'une allure grave, c'étaient des pingouins que réunissait le printemps, et qui se tenaient rangés par couples sur les degrés naturels de la roche, debout dans la majesté de leurs gros ventres blancs. Par moments ils agitaient comme des bras leurs ailerons et poussaient des cris pacifiques. Ils ne craignaient point les hommes, parce qu'ils ne les connaissaient pas et n'en avaient jamais reçu d'offense; et il y avait en ce religieux une douceur qui rassurait les animaux les plus craintifs, et qui plaisait extrêmement à ces pingouins. Ils tournaient vers lui, avec une curiosité amie, leur petit oeil rond prolongé en avant par une tache blanche ovale, qui donnait à leur regard quelque chose de bizarre et d'humain.
Touché de leur recueillement, le saint homme leur enseignait l'Évangile.
—Habitants de cette île, le jour terrestre qui vient de se lever sur vos rochers est l'image du jour spirituel qui se lève dans vos âmes. Car je vous apporte la lumière intérieure; je vous apporte la lumière et la chaleur de l'âme. De même que le soleil fait fondre les glaces de vos montagnes, Jésus-Christ fera fondre les glaces de vos coeurs.
Ainsi parla le vieillard. Comme partout dans la nature la voix appelle la voix, comme tout ce qui respire à la lumière du jour aime les chants alternés, les pingouins répondirent au vieillard par les sons de leur gosier. Et leur voix se faisait douce, car ils étaient dans la saison de l'amour.
Et le saint homme, persuadé qu'ils appartenaient à quelque peuplade idolâtre et faisaient en leur langage adhésion à la foi chrétienne, les invita à recevoir le baptême.
—Je pense, leur dit-il, que vous vous baignez souvent. Car tous les creux de ces roches sont pleins d'une eau pure, et j'ai vu tantôt, en me rendant à votre assemblée, plusieurs d'entre vous plongés dans ces baignoires naturelles. Or, la pureté du corps est l'image de la pureté spirituelle.
Et il leur enseigna l'origine, la nature et les effets du baptême.
—Le baptême, leur dit-il, est Adoption, Renaissance, Régénération,
Illumination.
Et il leur expliqua successivement chacun de ces points.
Puis, ayant béni préalablement l'eau qui tombait des cascades et récité les exorcismes, il baptisa ceux qu'il venait d'enseigner, en versant sur la tête de chacun d'eux une goutte d'eau pure et en prononçant les paroles consacrées.
Et il baptisa ainsi les oiseaux pendant trois jours et trois nuits.
Quand le baptême des pingouins fut connu dans le Paradis, il n'y causa ni joie ni tristesse, mais une extrême surprise. Le Seigneur lui-même était embarrassé. Il réunit une assemblée de clercs et de docteurs et leur demanda s'ils estimaient que ce baptême fût valable.
—Il est nul, dit saint Patrick.
—Pourquoi est-il nul? demanda saint Gal, qui avait évangélisé les
Cornouailles et formé le saint homme Maël aux travaux apostoliques.
—Le sacrement du baptême, répondit saint Patrick, est nul quand il est donné à des oiseaux, comme le sacrement du mariage est nul quand il est donné à un eunuque.
Mais saint Gal: