Chapitre 1

Lorsqu’il embarqua sur le Olfert Fisher à Copenhague, c’est avec la tête pleine de paysages fantastiques. Des dunes dont on ne pourrait percevoir ni leur limite, ni leur profondeur, s’étaleraient à perte de vue. Des millions de petits miroirs auraient été déversés sur les flancs de cette mer jaune et le soleil se confondrait en formant des vagues pétrifiées. Au-dessus, un ciel d’un bleu si profond et si pur, donnerait le vertige. La chaleur, comme venue de l’intérieur, envahirait tout et consumerait ou étoufferait la moindre parcelle de vie. Tel Lawrence d’Arabie, Niels se voyait déjà, ses cheveux blonds dans le vent, son keffieh de bédouin masquant à peine ses grands yeux bleus, au milieu de toute cette immensité. Malheureusement, la réalité était tout autre, sauf peut-être pour la chaleur. De toute façon, personne n’aurait envoyé un viking d’un mètre quatre-vingt, eût-il même le physique du beau gosse de la pub Levi Strauss, faire l’infirmier au fin fond de l’Irak à dos d’un chameau, à moins qu’il ne s’agisse d’un dromadaire – il n’avait jamais su faire la différence. À son arrivée, le seul paysage qu’il avait pu admirer était celui des quais de Yanbu dont les effluves d’huiles mêlées au gasoil marin avait eu raison de son odorat. Ensuite, en guise de voyage on le jeta au fond d’un camion et pendant trois interminables jours, il avait été bringuebalé d’une ridelle à l’autre. Rien, il n’avait rien vu ou presque rien, pas la moindre petite dune. La bâche du camion avait été tirée pour les protéger des fortes rafales de vent chargées de petits cristaux de sable aussi tranchants que les lames de rasoir. Parfois lors des courtes pauses, que les chauffeurs dans leur grande bonté leur accordaient à lui et aux autres soldats français, il avait pu prendre quelque minutes pour essayer de distinguer au delà de la route la présence des dunes. Mais il ne fallait pas traîner, la feuille de route était serrée, et il se retrouvait à nouveau au fond du camion sans avoir pu dire ouf.

De tous ses rêves, il ne lui restait maintenant que quelques courbatures qui auraient très bien pu survenir après un tel périple à dos de chameau. Mais le pire de tout, c’était ce bruit régulier et agaçant du moteur qui prenait un malin plaisir à séjourner dans sa tête, même dans le silence le plus absolu. Il était là, toujours là ! Et ce n’est pas le brouhaha assourdissant des jets et des hélicoptères qui n’en finissaient pas de partir et revenir qui lui avait permis d’oublier ce casse-pied de moteur. Non, il lui avait fallu une bonne journée pour s’en débarrasser et sa seule hantise était de reprendre ce maudit camion.

Il était enfin arrivé à destination, c’était le « PC Olive » ! Le paysage ne ressemblait pas à celui qu’il avait imaginé. Autour de lui l’immensité était bien là mais les dunes s’étaient enfuies et avaient laissé un sol de caillasses mélangées à du sable jaune orangé plus rustique. Le désert de carte postale avait cédé la place à une région plus apocalyptique et aux aspects martiens, le rouge en moins. Le vent si violent depuis son arrivée il y a trois jours, commençait tout juste à s’amoindrir, mais quelques rafales cinglantes s’acharnaient encore sur des pauvres plantes piquées ça et là. Au nord, vers la frontière iraquienne, on pouvait apercevoir de petites montagnes rocheuses et le début d’une plaine vallonnée dont le nom de code était Rochambeau. Plus loin au Sud, on pouvait rejoindre la ville de Rafha, seule trace de civilisation à des centaines de kilomètres. Au milieu de cette rudesse, derrière un merlon, s’alignaient des tentes, des véhicules, des grandes antennes et tout un tas d’objets hétéroclites totalement figées dans une discipline bien militaire. Pourtant, au milieu de tout ça, les gens et les véhicules grouillaient dans tous les sens. Il régnait une certaine effervescence dans le camp. On pouvait distinguer facilement les différentes nationalités grâce aux couleurs des treillis. Ceux des américains étaient assez clair ponctués de petites tâches discrètes dans des nuances de gris moyen. Ceux des français hésitaient entre deux déclinaisons : le kaki uni et celui dans des nuances de beige et marron clair à plus grandes tâches. Par contre, le treillis de Niels, le très réglementaire T99 de l’armée royale danoise ne pouvait pas passer inaperçu. C’était une sorte d’imitation à trois couleurs de celui de l’armée française mais à petites tâches. En plus, il était le seul représentant danois sur le site alors c’est dire s’il avait vite fait d’être repéré ! Un costume de clown aurait eu le même effet. D’ailleurs, Niels avait rejoint les militaires français de l’opération Daguet à cause de sa maladresse.

En effet, alors qu’il descendait la passerelle du Olfert Fisher avec toute l’équipe médicale danoise, il s’était pris les pieds dans les sangles de son sac et avait dégringolé sur le quai entraînant avec lui, son sac, son barda et un sergent français qui avait eu la malencontreuse idée de se trouver là, pour servir de matelas. D’ailleurs, ils n’en finissait plus de rigoler tant la gamelle avait été spectaculaire. Bon, il y avait eu plus de peur que de mal mais Niels avait juré de tous les gros mots français qu’il connaissait, et il en connaissait un sacré nombre, un vrai charretier, à la grande surprise du sergent Léonetti, Charly de son prénom ! Sur le moment « ça lui avait coupé la chique ! » à ce sergent. Du coup, ils avaient entamé une conversation au milieu des va-et-vient qu’on aurait cru deux vieilles connaissances. Niels parlait un français impeccable bien que tinté par moment de quelques accents nordiques qui se mêlaient à la conversation sans qu’on ne les y invite. Cet échange prenait des airs curieux à qui voulait bien prêter l’oreille ou regarder : Léonetti était petit, brun et trapu d’origine italienne mais il parlait avec un fort accent provençal et agitait sans arrêt les bras, un peu comme les ailes d’un moulin. On avait l’impression par moment de se trouver au milieu d’un film de Marcel Pagnol joué par des acteurs étrangers. En outre le caractère latin de ce Léonetti tranchait radicalement avec celui plus réservé et plus posé du grand Niels, filiforme, d’une blondeur typiquement nordique et plutôt du genre impassible.

Le sergent Léonetti expliquait qu’il était à la recherche d’un nouvel infirmier pour son unité car le précédent avait été rapatrié à cause d’une forte fièvre, certainement une saloperie tropicale. Le médecin-commandant n’avait pas voulu prendre de risque et du coup Charly devait se débrouiller en attendant l’arrivée du prochain infirmier avec le nouveau contingent. Or Léonetti savait parfaitement que les prochaines troupes n’arriveraient pas avant plusieurs mois et qu’en vieux baroudeur il connaissait que trop bien l’importance d’un infirmier sur une zone de combat.

Cette rencontre inopinée lui avait fait germer l’idée, que Niels avait toutes les qualités requises pour les rejoindre. Il parlait un français mieux que lui-même, il était étudiant en médecine, en cinquième année même, et que pour payer ses études il travaillait à l’hôpital comme infirmier. Cela faisait même de lui un infirmier de luxe. Quoi demander de mieux ? pensait-il. En plus, Niels, sous ses allures de beau gosse nordique un peu coincé et fort sympathique, lui semblait être un garçon très capable. Il devait sans aucun doute être terriblement motivé pour s’être engagé afin de parfaire ses « techniques d’urgences sur zones sinistrées » comme il disait ! La seule chose qui ne le lui avait pas sauté aux yeux c’était que Niels était danois ! Mais Léonetti venait de le réaliser subitement en entendant Niels répondre à un de ses compatriotes dans sa langue natale ! Son visage se décomposa alors au fur et à mesure que ses espérances s’évaporaient.

Niels avait de suite remarqué le malaise de Léonetti, sans vraiment en comprendre la raison.

— J’ai dit quelque chose de mal ? se risqua Niels, en français.

— Non, Non, balbutia Léonetti, c’est juste que je viens de me rendre compte que je t’ai proposé quelque chose d’impossible.

— Tu as peur de la crise diplomatique ?

— C’est presque ça. Je vois que tu ne connais pas le sens français du mot « administration ». À moins d’un miracle, autant te dire tout de suite que la demande de transfert n’arrivera jamais avant six mois sur le bureau du général et que d’ici là, la guerre sera terminée, surtout au rythme où on va.

— Attends, bouge pas

Léonetti n’avait pas eu le temps de lui répondre que Niels s’était déjà engouffré sur la passerelle.

— Mais où vas-tu, Niels ?

— Faire des miracles ! rétorqua Niels à son camarade français.

Au bout d’un bon quart d’heure, Léonetti aperçut la mine réjouie de Niels.

— Tout est réglé ! Enfin presque… dit Niels.

— Qu’est-ce que tu veux dire, par là ? sourcilla Léonetti.

— Et, bien en fait j’ai fait jouer ma double nationalité. Tu sais que le gouvernement danois ne souhaite pas que son unité aille au front et qu’elle doit demeurer en soutien. Le fait que je possède une double nationalité les embête car si le gouvernement français décrète une mobilisation alors je devrais faire un choix…

Charly faisait semblant de l’écouter, mais il avait décroché rapidement tant les imbroglios politiques ou administratifs l’ennuyaient, et son histoire ressemblait à un vrai sac de nœuds diplomatiques, le cauchemar du militaire de base.

— Je te fais marcher ! ricana Niels. Mon commandant m’a signé une autorisation de transfert au titre de la collaboration franco-danoise. En fait ce bout de papier dit que si quelqu’un de chez vous veut bien de moi, la Reine du Danemark donne sa bénédiction !

— Arrête de me faire marcher veux-tu !

— Non je ne blague pas, la seule chose à faire est que ton commandant note ici mon unité d’affectation et qu’il envoie un double à mon commandant. C’est tout !

Même s’il ne comprenait pas le danois, le formulaire qu’agitait Niels, semblait bien être authentique. L’efficacité administrative danoise l’avait laissé tout pantois ; à moins qu’il ne s’agisse d’un vrai coup de pot ! Peu importe, Léonetti avait déjà poussé Niels dans un camion. Quant aux sacs, ils avaient atterri en deux temps trois mouvements à l’arrière de l’engin tout terrain.

* * *

— Eh ! Le viking ! Arrête de rêver !

Niels sursauta et sorti brutalement de ses pensées. Il se retourna immédiatement pour identifier celui qui lui aboyait dessus.

— Ah… c’est toi Charly ! fit Niels rassuré en voyant le large sourire qu’arborait le sergent tellement heureux de l’avoir surpris.

— J’ai une mission pour toi, de la plus haute importance… mais pas en camion !

Niels ne se sentit pas trop rassuré. Généralement les plans « made in » Charly avaient plutôt tendance à être « foireux », et puis celui-ci ne décollait pas son sourire idiot du visage. Tout lui laissait donc penser que le sergent allait l’embarquer encore une fois dans un truc pas très clair dont lui seul avait le secret. Mais ce qui lui faisait le plus peur c’est le mot « camion » !

— Euh… Non merci, sans façon ! se risqua Niels.

Léonetti comprit que la plaisanterie n’allait pas durer longtemps et que ce n’était pas la peine de faire marcher son ami un pas de plus :

— Bon ok… J’arrête ! C’est vraiment un truc sérieux mais ne t’inquiète pas, il s’agit seulement de faire une promenade en hélico.

— Vas-y précise… dit Niels avec la méfiance de la souris devant un chat.

— Le service météo a noté une anomalie à quelques kilomètres de là au Nord-Est, poursuivit le sergent plus sérieusement. Le but est qu’une équipe aille faire un tour de reconnaissance « discrétos » pour vérifier le terrain. Comme le vent est en train de faiblir un peu et qu’il a changé de direction, le big boss voudrait s’assurer que nos amis irakiens ne sont pas en train de profiter de l’occasion pour nous concocter une de leur saloperie chimique.

— C’est quoi l’anomalie météo ? Interrogea Niels encore un peu méfiant.

— Ah ça… en fait ils ne savent pas. D’après ce que j’ai compris il y a des alternances de hautes pressions et de basses pressions et des trucs d’électricité statique. Je crois qu’ils se demandent si ce n’est pas leur équipement qui est détraqué. En tout cas le big boss ne veut rien laisser au hasard comme à son habitude... C’est pour demain, c’est sûr !

Niels regarda son ami. La grande offensive interalliée serait pour demain ? L’idée d’un combat ne le réjouissait pas car il savait que l’issue était toujours la même pour les hommes mais c’était aussi pour ça qu’il était venu, en sauver le maximum.

— C’est pour quand l’O.P. ? dit Niels, très fier d’avoir adopté un de ces acronymes militaires. Son allure s’était d’ailleurs redressée dans son treillis comme pour endosser une attitude plus militaire propre à la circonstance.

— 20.00 répondit tout aussi militairement Charly. On embarque sur le tarmac numéro deux à bord d’une gazelle de chez nous avec Léonard, tu sais le géant. On sera donc trois, quatre si tu comptes le pilote. Tu as deux heures devant toi. Mange un peu, repose-toi et prépare une trousse, on ne sait jamais.

— OK, je vais traîner du côté de la cantine, je n’ai pas encore dîné.

Le géant ! Sacré Charly ! Tout le monde se demandait comment Charly se souvenait de tous les surnoms qu’il donnait aux uns et aux autres. Pour lui c’était le « viking », bon, c’était facile mais le « géant » pour Léonard, qui avait une taille tout à fait ordinaire, là il ne comprenait pas. Ce devait être encore une raison alambiquée à la Léonetti. En attendant il ne devait quand même pas lambiner, ce serait un comble d’arriver en retard pour sa première mission, même s’il s’agit d’une petite balade en hélicoptère.

Sommaire

Chapitre 2

Pas très rassuré, Niels serrait son harnais tout en essayant de se caler dans la toile qui lui servait de banquette à bord de l’hélicoptère. Ses yeux, vainement, recherchaient dans la pénombre de l’habitacle de quoi s’agripper. En fait, il avait toujours détesté les hauteurs et de toute façon cela ne lui réussissait pas, non plus. Déjà il sentait son estomac se nouer et se tordre. Le bruit continu et perçant de la turbine de l’hélicoptère était néanmoins relativement supportable avec le casque sur les oreilles. Ils volaient déjà depuis un petit quart d’heure lorsque le pilote, Jean-Louis, leur signala des lueurs à l’avant. Les trois passagers essayèrent alors tant bien que mal de voir quelque chose au sol à travers les vitres des portes latérales. En fait, le spectacle ne se trouvait pas au sol mais dans le ciel. À environ deux kilomètres des lueurs apparaissaient tantôt à droite et tantôt à gauche. En guise de lueurs, il s’agissait plutôt de halots lumineux assez diffus. Autour de ces lueurs, le ciel était rougeoyant et clignotant de manière discontinue. Niels pensa tout de suite aux orages d’été qu’il avait vu lorsqu’il séjournait chez sa tante en Charente. Sauf qu’ici le ciel était franchement plus rouge au lieu du gris-jaune qu’il connaissait. Soudain l’hélicoptère se mit à trembler, le bruit de la turbine s’arrêta et une multitude de sirènes et d’alarmes envahirent l’habitacle. L’appareil était en mauvaise posture. Le pilote hurla dans son micro que le choc allait être violent et qu’il fallait s’agripper à tout ce qu’on trouverait. La gazelle se mit à tournoyer et à perdre brutalement de l’altitude. Léonetti n’avait rien dit, ni lui, ni le géant. Sans doute ils en avaient vu d’autres ou tous les deux étaient tout aussi morts de trouille que lui. Niels se mit alors à penser très fort à sa sœur Mia qui habitait dans la famille de sa tante en Charente. De toutes ses forces il essaya de matérialiser dans sa tête le visage de sa sœur et de toutes les personnes qu’il avait aimées. Son casque avait valdingué dans l’habitacle, Niels serrait de tout son corps son harnais, il se raidit et se cramponnait en serrant les dents. C’était la même sensation désagréable qu’il avait ressenti la première fois – et la dernière – lorsqu’il était monté sur les montagnes russes. L’appareil n’en finissait pas de tomber en tournoyant et les secondes s’égrainaient une à une dans une lenteur incroyable, c’en était fini. Soudain, un bruit strident le sortit de sa torpeur, ses oreilles sifflèrent violemment, et il se sentit remonter comme dans un ascenseur. La turbine de l’hélicoptère s’était remise en marche. C’était la première fois que Niels était heureux d’entendre quelque chose qui habituellement lui cassait les oreilles. Le pilote avait réussit à la remettre en marche et l’appareil, même s’il continuait encore à chuter, descendait cette fois nettement plus lentement. Il ne tournait plus sur lui-même et semblait même reprendre un vol normal. Le pilote se retourna et leur dit plus calmement :

— Accrochez vous encore, on va se poser mais c’est cool…

— Cool ? s’écria Niels, cool c’est ce que tu appelles cool ? On a faillit y rester et c’est pas franchement cool. Niels s’était alors approché de la cabine aussitôt rejoint par Charly.

— C’est pas normal ça, Jean-Louis ? dit très calmement Charly qui jusqu’à présent était resté d’un calme olympien.

— Non, tous les instruments se sont déréglés ou arrêtés en même temps, il y a rien de normal là dedans, répondit le pilote.

— Ça a un rapport avec l’orage là-bas ? demanda Niels qui commençait à se calmer un peu.

— Ça se pourrait, ça m’a l’air d’être un orage magnétique, mais en 10 ans de vol, je n’ai jamais vu ça, poursuivit Jean-Louis.

— Ah bon ? L’orage magnétique aurait pu quand même dérégler les instruments, questionna Charly.

Jean-Louis hochât la tête tout en faisant un « hum » qui indiquait qu’il n’en dirait pas plus. Il se concentrait pour essayer d’atterrir le plus doucement possible dans la nuit noire du désert et sans instrument.

— Pour moi, c’est une E.M.P. !

Niels et Charly se retournèrent aussitôt, c’était Léonard qui tranquillement vérifiait son arme.

— Une E.M.P., c’est quoi ça ? fit Niels

— Arrête un peu, Léonard, tu sais bien que ce sont des fadaises, c’est encore expérimental ! reprit Charly sur un ton un peu agacé.

— N’empêche que ça ressemble à une E.M.P. ! dit Léonard sans lever les yeux, trop occupé à mettre des cartouches dans un chargeur supplémentaire.

— Enfin, vous allez me dire ce que c’est votre E.M.P. ! hurla Niels.

Jean-Louis venait de poser l’appareil et Niels ne s’était même pas rendu compte que le moteur était coupé. Cependant on pouvait encore entendre les pales tourner.

Electromagnetic Pulse !

Niels se retourna à nouveau vers Jean-Louis qui avait ôté son casque et s’épongeait abondamment le front et la nuque avec un chiffon crasseux imbibé d’eau et dont la couleur beige faisait peine à voir.

— Tu peux être plus explicite, s’il te plait, Jean-Louis ?

Niels reprenait son calme et venait seulement de s’apercevoir qu’ils avaient atterri.

— Ce sont des impulsions électromagnétiques qui, utilisées sous forme d’arme peuvent détruire tous les appareils électriques et brouiller toutes les formes de communication électriques ou électroniques, répondit Jean-Louis.

— Les irakiens ont ça ? demanda Niels en s’adressant à Charly.

— Non… et puis ce ne peut pas être ça !

— Pourquoi ?

— Tout simplement parce qu’il n’existe que deux manières d’en obtenir, la première c’est avec une bombe H et on sait qu’ils n’en ont pas. La deuxième façon est de nous faire rentrer dans un gigantesque four à micro-ondes et ça ne passerait pas inaperçu.

Léonetti avait esquissé un sourire en pensant faire un bon mot avec son four à micro-ondes géant.

— Sérieux ? ou c’est encore une de tes blagues, reprit Niels sur ses gardes.

— Non il est sérieux ! dit Jean-Louis dont le front était à présent tout maculé de graisse.

— De toute manière, reprit-il, les irakiens n’ont pas cette technologie. Pour l’instant, seuls les américains et les russes ont fait des avancées sur le sujet depuis les années soixante. Si une EMP nous avait frappé, les instruments n’auraient pas survécus, mais là, tout semble fonctionner normalement.

— Ben si ce n’est pas une EMP, c’est quoi alors ?

Jean-Louis leva le doigt vers le ciel plusieurs fois.

— Alors vous venez ?

C’était Léonard qui s’impatientait. Personne ne l’avait entendu sortir de l’hélicoptère. Il s’était chargé d’un sac à munitions qu’il portait en travers sur le côté gauche et à droite, une bande de cartouches pour son fusil anti-émeute. Il s’était équipé comme un « Rambo », mais avec un peu moins de muscles quand même. Ses lunettes à vision nocturne était bien en place et lui donnaient un air plus mécanique.

— Moi je ne vais nulle part, je vous attends ici, dit Jean-Louis, c’est trop risqué pour l’appareil.

— Oui, de toute façon faut aller voir ça de plus près, les opérations de demain ne doivent pas être compromises, dit alors Léonetti, qui commençait lui aussi à garnir un chargeur supplémentaire à la lumière du plafonnier de l’appareil.

Niels avait déjà rassemblé ses affaires et semblait lui aussi bien décidé à aller voir de ses yeux l’origine du problème. En regardant à nouveau le ciel il s’aperçut que les lueurs s’étaient déplacées et plus curieusement, elles semblaient sauter d’un endroit à l’autre du ciel. Jamais il n’avait vu un orage d’été se comporter comme ça. Mais au Moyen-Orient, le pays des milles et une nuits, c’était peut-être plus ordinaire ? Il rabaissa ses lunettes à vision nocturne et se mit en marche.

Les trois hommes avaient commencé à s’éloigner de l’appareil. Plus ils avançaient en direction des lueurs, plus le ciel s’éclairait comme pour leur montrer le chemin. On aurait dit que la nuit était aussi claire qu’une nuit de pleine lune. Niels commençait à regretter de ne pas porter d’arme. À chaque fois que les lueurs disparaissaient avant de réapparaître ailleurs, Niels se sentait aspiré par la noirceur de la nuit et l’angoisse commençait à monter. Léonetti avait bien essayé de lui donner son pistolet Beretta, mais il lui avait répondu qu’il était là pour sauver des gens et non pour les achever. En tant que futur médecin, il aurait rompu son serment d’Hippocrate avant de l’avoir prêté, un comble ! Mais maintenant tout seul dans la nuit à des kilomètres de la base, en plein milieu du désert, le pistolet l’aurait rassuré.

— Ne sois pas inquiet, viking ! Léonetti lui avait entouré le cou de son bras et parlait tout bas à l’oreille. On va se glisser comme trois petites souris, en silence et discrètement, on jette un œil puis on repart… rien d’autre !

Léonetti devait avoir lu dans ses pensées. Mais non ! C’est absurde, en vieil habitué des conflits, il connaissait ses équipiers et savait pertinemment que Niels n’étant pas militaire, il ne réagirait pas comme eux.

Les trois hommes continuèrent à s’enfoncer dans le désert. Au bout de vingt minutes de marche contre le vent, Léonetti s’arrêta net, comme s’il avait pressenti quelque chose. Il retira ses lunettes et resta immobile comme un chien d’arrêt pendant un long moment sans quitter le ciel des yeux. À deux mètres sur sa droite, Léonard avait mis un genou à terre et se tenait tout aussi immobile. Niels cru bon de les imiter et se posta comme Léonard à la gauche de Charly. Il retira lui aussi ses lunettes et attendit, tout en essayant de distinguer quelque chose dans ce ciel tout rouge.

Cette fois, ils étaient pile poil au-dessous des lueurs… et celles-ci devenaient de plus en plus intenses. Soudain, une énorme boule de lumière sortit du ciel rougeoyant et passa à près de 3 mètres de leurs têtes. Brusquement, elle fit un virage à 90 degrés et remonta à la verticale pour disparaître à nouveau dans le ciel. Les trois hommes plongèrent simultanément au sol dans un réflexe de survie.

— C’est quoi ça ? murmura Niels qui reprenait ses esprits. Un scud ?

— Je ne sais pas mais ce n’est pas un missile ! Aucun missile n’est capable de changer de direction comme ça et surtout aussi vite ! dit Léonetti sur le même ton.

— Eh ! Regardez ! souffla Léonard qui avait conservé ses lunettes.

Une nouvelle lueur semblait se rapprocher de plus en plus vite, mais cette fois elle leur fonçait dessus. Les trois hommes essayèrent tant bien que mal de se protéger la tête lorsqu’ils sentirent un souffle chaud passer juste au-dessus d’eux. Niels leva la tête et vit que la chose fonçait droit sur la petite colline en face à environ 300 mètres. Niels pensa alors que cette chose allait filer d’un seul coup vers le ciel comme la boule de lumière de tout à l’heure. Mais non, dans un vacarme assourdissant, la lueur heurta la colline.

— Vite allons voir ! chuchota Niels.

Ni Charly, ni Léonard n’eurent le temps de lui répondre que Niels se trouva déjà à 100 mètres de la lueur tant il courait vite.

En arrivant à environ 10 mètres, Niels ralentit. Il pouvait maintenant distinguer nettement les contours d’un tube sombre. La lueur qui entourait l’objet avait beaucoup diminué et laissait apparaître ses formes. L’objet était maintenant entouré d’un halot lumineux légèrement bleuté et qui s’intensifiait par alternance. Le tube en lui-même devait bien mesurer 10-12 mètres pour un diamètre d’un mètre, peut-être même un mètre cinquante. Ce devait être certainement une sorte de missile secret américain ou irakien. À ce moment une sorte de laser bleu jaillit du milieu de l’engin. Le faisceau parcourra alors le sol comme pour rechercher quelque chose. La lumière se promenait hystériquement sur tout le long du fuselage. Niels ne bougeait plus. La lumière bleue était maintenant sur lui. Il n’osait pas respirer. Le faisceau lui parcourait le corps et Niels avait l’impression de passer un scanner. Puis une fois arrivée au front, la lumière bleue s’éteignit. Maintenant, Niels ne pouvait plus bouger, tous ses membres semblaient figés et durs comme le marbre. Il voulu avertir ses compagnons qui arrivaient mais aucun son ne pu sortir de sa bouche. Puis il se mit à être lumineux lui aussi. Une lueur bleue enveloppait maintenant tout son corps. Léonetti avança la main vers lui mais le laser bleu se ralluma et Charly se retrouva lui aussi pétrifié. Niels entendit le claquement d’une culasse. Léonard avait armé son fusil et s’apprêtait à faire feu sur le laser lorsque celui-ci le pétrifia à son tour.

Cette fois ils étaient piégés ! La sensation était très curieuse, ils pouvaient voir et entendre ce qu’il se passait tout autour d’eux mais ils ne ressentaient rien. Aucune chaleur, aucun froid, ni même les rafales de vent, rien n’avait de prise sur leurs sens. À ce moment, la lueur bleutée qui entourait l’engin s’intensifia à tel point qu’on se serait cru au beau milieu de l’après-midi. Soudain toute la lumière se concentra en un point central, à l’endroit exact d’où avait jailli le laser. D’un coup, le tube explosa et des morceaux furent projetés dans tous les sens. Niels et ses deux autres compagnons virent les morceaux de métal voler autour d’eux et certains même leur traversaient le corps sans les blesser, comme s’ils avaient été des spectres et que tout passaient au travers d’eux. Avaient-ils été tués finalement ? C’était ça la mort ? Le sol était en fusion et se liquéfiait pour se dérober sous leurs pieds, mais les trois corps flottaient comme en état d’apesanteur. Nul doute, ils étaient morts ! Pourtant ils ressentirent à ce moment une si forte douleur à la tête qu’ils perdirent connaissance tous les trois.

Chapitre 3

Des pans de fumées plus noires que la nuit s’élevaient de l’intérieur du cratère. Cette fumée était si dense que les bourrasques de vent avaient du mal à les disperser. Une étrange poussière grise flottait un peu partout et semblait insensible au vent. Les trois corps étaient étendus sur le sol, à quelques mètres du bord, inertes et à demi enfouis dans cette poussière qui avait pris possession de toute la zone, sur une centaine de mètres. Au bout de quelques minutes, quelque chose se mit à bouger dans la poussière. C’était Niels qui commençait à reprendre conscience. Il bougea un doigt puis deux puis tous les doigts de la main et la main tout entière. Enfin il ouvrit les yeux et se frotta machinalement la figure pour évacuer cette poussière qui le gênait. Curieusement, il ne sentait rien de particulier, plus exactement, il ne ressentait aucune blessure. Il se releva lentement et regarda autour de lui. La nuit était redevenue totalement noire et le ciel d’orage avait disparu. Il tira la lampe torche de sa poche de pantalon et éclaira les environs. Il n’y avait absolument plus rien ! Rien de rien, rien sauf un énorme cratère et des nuages de poussière. Il fit quelques pas pour examiner les lieux. Le sol avait changé. Il avait maintenant l’impression de marcher sur un lit de verre qui craquait sous ses pieds en dessous de cette sciure grise. En dirigeant le faisceau de la lampe plus près vers le sol, il prit un peu de terre dans la main et réalisa qu’il tenait effectivement des morceaux de verre. Un verre noirci certainement par l’explosion. Tout le cratère était noir et remplit de verre pilé. Tout le sol avait fondu. C’était incroyable. Comment l’explosion d’un missile avait-elle pu dégager une chaleur pareille ? Un peu plus loin, il repéra les corps inertes de ses deux camarades. Niels se précipita alors sur le premier, plus petit, qui ne pouvait être que celui de Léonetti. Il dégagea rapidement l’envahissante poussière du visage et du corps du sergent et lui prit le pouls. Il était vivant ! Il l’examina alors avec plus d’attention et palpa son corps. Comme lui, il ne portait aucune marque de blessure ou de choc. Il était tout simplement endormi. Incroyable ! Niels se jeta alors sur le corps de Léonard. Il n’eut pas besoin de lui prendre le pouls, il entendait sa respiration. Lui aussi était endormi. En se relevant il sentit sous ses pieds une aspérité. À nouveau il dirigeât la lampe vers le sol et identifia ce qui lui paru être un bout de métal calciné. Il se baissa et tendit la main pour le ramasser mais il se ravisa subitement. Le morceau de métal venait de briller discrètement d’une lueur bleue. Niels cessa immédiatement d’éclairer le fragment. Il vit alors que rien ne brillait dans le noir. Ce devait être son imagination. Il poursuivit alors son geste et le saisit. Le morceau de métal était entièrement noir tant il était brûlé et ses doigts pouvaient sentir des aspérités régulières et une certaine fraîcheur.

Niels se releva et glissa l’objet dans sa poche de treillis. Léonetti et le « géant » avaient remué et restaient bêtement assis au milieu de la poussière et des morceaux de verre pilé. Léonetti aperçut Niels et lui dit :

— Que s’est-il passé ?

— Je n’en sais rien, mais il n’y a pas à tortiller, le missile a bien explosé et nous avons été protégés de cette explosion ! répondit Niels en se frottant la joue comme pour éprouver sa barbe de 3 jours.

— Oui, ou épargné… je crois qu’on peut dire ça ! fit Léonard en scrutant les environs avec le faisceau de sa lampe.

— Qu’est-ce qu’on fait, Charly ? reprit Niels.

Léonard était déjà en train de trafiquer la radio et essayait de capter une fréquence pour appeler Jean-Louis.

— Rien ! Pas un mot ! Sinon on va nous prendre pour des fous.

— Enfin comment veux-tu cacher ça. L’explosion a du se voir à des kilomètres, ton histoire ne tiendra pas la route, dit-il en écarquillant les yeux pour mieux exprimer l’absurdité des propos de Léonetti.

— Oui, peut-être… bon, on retourne à l’hélico et on avisera. On aura bien le temps de fignoler quelque chose pendant le trajet.

Niels était septique. Qu’est-ce que pourrait bien inventer Léonetti pour dissimuler ou justifier une telle explosion ? Les radars de toute la région avaient du tous s’affoler au même moment !

Les trois hommes avaient ramassé leurs affaires qui n’avaient subi aucun dégât, elles aussi. Après s’être secoué copieusement pour se débarrasser tant bien que mal de la poussière grise, ils remirent leurs lunettes à vision nocturne et commencèrent à marcher en direction de l’hélicoptère. Au bout de vingt minutes, ils atteignirent l’appareil qui n’avait pas bougé d’un centimètre. Jean-Louis fumait tranquillement une de ses Stuyvesant en prenant soin de masquer le bout incandescent à cause des snipers.

— Déjà ? fit le pilote.

— Comment ça déjà ? répondit Charly

— Ben, vous êtes partis il y a à peine une demi-heure ! C’est qu’il n’y avait rien à voir là bas ? continua le pilote.

Dans la petite équipe personne n’osa répondre. Ils s’échangèrent des regards interrogateurs et se posèrent les mêmes questions. Comment avaient-ils pu être absents qu’une demi-heure ? Rien que l’aller-retour faisait quarante minutes bien tassées. Ajouté à ça, un bon quart d’heure d’observation et leur absence avait duré facilement plus d’une heure, sans problème ! Niels regarda discrètement sa montre pour vérifier ses calculs mais l’heure indiquée corroborait les dires de Jean-Louis. Il manquait une demi-heure ! Comment était-ce possible ? Il se décida alors à lui répondre.

— Et toi tu n’as rien remarqué dans les parages ?

— Moi ? Non… rien… enfin si ! L’orage a disparu d’un seul coup !

Effectivement, ici aussi, tout était redevenu calme. Le ciel semblait paisible et au delà des nuages qu’ils avaient aperçus tout à l’heure, ils pouvaient par moment distinguer quelques étoiles. Le vent soufflait toujours par bourrasques et ne semblait pas avoir changé.

— Bon, si on allait manger un morceau ? L’estomac de Charly faisait de curieux bruits et indiquait son impatience.

— Je croyais que tu étais passé par la cantine ? dit Niels en souriant.

— Oui je l’ai fait… mais je me réservais pour le dessert.

— Moi aussi j’irai bien chercher un dessert fit Jean-Louis qui s’était déjà réinstallé aux commandes et procédait à l’examen de la check-list pour le décollage.

Jean-Louis actionna quelques boutons sur le pupitre et on entendit un grondement de moteur. La turbine se mit à hurler mieux que jamais et le sifflement du vent dans les pales s’accélérait de plus en plus en se faisant plus discret.

— Alors qu’est-ce vous faites ? Vous montez ou vous attendez le déluge ?

Léonetti venait de lui parler de dessert et Jean-Louis savait que le cuistot mettait toujours de côté un petit quelque chose à l’intention des gars qui partaient en opération. C’en était presqu’un rituel, et puis c’était sa manière à lui de les aider un peu. Cette nuit, à la cantine il y avait eu des babas au rhum et Jean-Louis s’était déjà empiffré tout à l’heure. Quoi de plus sacré pour Jean-Louis qu’un baba au rhum ? Nul doute que le voyage de retour serait plus rapide.

Les trois hommes sautèrent dans la carlingue mais ils n’eurent pas le temps de se sangler que le pilote avait déjà pris de l’altitude. « Le baba au rhum n’attends pas » avait lancé Jean-Louis à la cantonade. Niels prit son casque d’écoute et fit signe à ses camarades d’utiliser le canal 3 afin que le pilote ne les entende pas. Les deux hommes s’exécutèrent et ajustèrent les écouteurs des casques sur leurs oreilles.

— Tu as entendu, Charly, Jean-Louis n’a rien vu, ni rien entendu.

— Oui, et le plus curieux c’est qu’il nous manque trente minutes minimum dans le timing !

— Il ne faut absolument rien dire à l’état major, se risqua Léonard, sinon tu peux être sûr qu’on va nous mettre sur la touche… dans un asile ou pire encore.

— Tu n’as pas tort, Léonard, de toute façon, je ne vois pas bien ce qu’on pourrait consigner d’autant que le pilote ne pourra rien corroborer puisqu’il n’a rien vu !

— Pour ma part, indiqua Niels, je suis d’avis, même si je suis persuadé du contraire, que si on nous demande, il faut répondre que les aberrations météo proviennent de ces fichus orages magnétiques, et… qu’il n’y avait pas l’ombre d’un irakien !

— Hum… Si on est tous d’accord, ça me paraît correct de s’en tenir à la version de Niels, reprit Léonetti. On se donne rendez-vous à la cantine une demi-heure après l’atterrissage, OK ?

Tous les trois acquiescèrent d’un signe de la tête et Niels fit signe à nouveau de passer sur le canal du pilote. Il ne fallait pas éveiller les soupçons de Jean-Louis en l’isolant de leurs conversations.

L’hélicoptère était à présent en approche du PC Olive et amorçait sa descente. Niels resserra son harnais et se cramponna à nouveau pour se préparer à l’atterrissage. Décidemment, il n’était à l’aise que sur le plancher des vaches.

L’avantage en opération c’est que la cantine est toujours ouverte. De jour comme de nuit. Un vrai luxe. Il y a toujours quelqu’un de permanence au cas où ! Comme ils disent. Avec un peu de chance ils pourraient manger quelque chose mais de toute façon ils savaient qu’ils pouvaient compter sur leur baba au rhum.