Copyright © 2021 Victor Hugo et Gustave Simon (domaine public)

Édition : BoD – Books on Demand GmbH, 12/14 rond-point des Champs-Élysées, 75008 Paris.

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ISBN : 9782322382576

Dépôt légal : avril 2021

Tous droits réservés

I

POURQUOI N’A-T-ON PAS PUBLIÉ LES SÉANCES
DES TABLES TOURNANTES ?

Les tables tournantes de Jersey sont célèbres. Quelques très courts et très rares extraits des procès-verbaux des séances ont été publiés. Il n’en fallait pas davantage pour exciter la curiosité. On annonçait des révélations singulières et troublantes, de très beaux vers et des controverses originales et éloquentes. on ne se trompait pas.

Il n’en est pas moins vrai que les tables tournantes conservent encore leur secret.

« Pourquoi ? m’a-t-on dit. – Qu’attendez-vous pour faire paraître les procès-verbaux de ces séances ? Paul Meurice ne vous a-t-il pas donné l’exemple en communiquant à des journalistes quelques fragments de ces cahiers ? Vous n’empêcherez pas qu’un jour ou l’autre ils soient publiés intégralement. Il n’y a plus de secrets d’archives.

« Et quel sera l’éditeur ? Peut-être un fanatique qui exagérera le côté mystique, peut-être un incrédule entêté qui en dénaturera la signification ? »

Cette dernière phrase était sans réplique.

Étant de ceux qui ont assisté aux dernières et prodigieuses découvertes de la science, ayant été amené à tout observer sans parti pris et sans idées préconçues, il m’a semblé que je pourrais présenter ces procès-verbaux des tables avec une entière impartialité, sans esprit de caste ou d’école et sans trahir les intentions des hôtes de Jersey. Je les ai en effet beaucoup connus et j’étais fixé sur leurs désirs.

Auguste Vacquerie disait couramment que ces conversations devraient être livrées, un jour, au public, parce qu’elles posent un problème à toutes les intelligences soucieuses de connaître les vérités éternelles.

Victor Hugo a formulé plus catégoriquement encore ses intentions au sujet de ces séances des tables tournantes : « Ce livre-ci, qui sera certainement une des Bibles de l’avenir, ne sera, je pense, publié du vivant d’aucun d’entre nous, interlocuteurs actuels des êtres mystérieux, mais quand il paraîtra... » Cette note figure à la séance du 22 octobre 1854.

Or ces documents sont restés plus de trente ans dans les tiroirs de Victor Hugo vivant. Il y a trente-sept ans que Victor Hugo est mort, il y a près de soixante ans que les cahiers existent, il y a dix-sept ans que je les ai en ma possession.

Victor Hugo n’avait pas voulu fixer de délai de publication. C’est qu’il y avait pour lui comme pour nous une question d’opportunité.

Tout récemment, on s’est passionné pour ce qu’on appelle les problèmes métapsychiques, et on ne s’arrêtera pas dans cette voie. Ce sont des questions à l’ordre du jour.

Victor Hugo ne serait pas resté étranger à ce mouvement. Il aurait encouragé ceux qui étaient avides de connaître les mystères de l’inconnu, c’était sa mission de poète ; il ne se serait pas cru le droit de laisser dans l’ombre des documents qui lui paraissaient jeter quelque lumière, lui qui blâmait la science de reculer devant l’incompréhensible.

« La science s’est effarouchée devant l’étrange question des tables, devant Mesmer, devant l’hypnotisme, devant la vision à travers l’obstacle. La science, sous prétexte de merveillosité, s’est soustraite à son devoir scientifique qui est de tout examiner, de tout éclairer, de tout critiquer, de tout vérifier ; elle a balbutié des railleries ou aventuré des négations au lieu de faire des expériences ; elle a laissé, au grand profit des charlatans, la foule en proie à des visions mêlées de réalités1. »

D’ailleurs bien des mystères réputés inaccessibles qu’on percera peut-être un jour, qu’on essaie de contrôler aujourd’hui par des expériences, ne sont-ils pas un peu les parents de ceux qu’on accepte, sans contrôle, dans la religion, et, chose singulière, le spiritisme condamné par cette même religion, en est peut-être un des plus puissants auxiliaires.

La survie, la désincarnation, la réincarnation, l’Ame affranchie de la chair ne sont-elles pas les sœurs de la résurrection et de l’immortalité ?

Je ne fais pas ici un plaidoyer, n’étant ni de ceux qui nient systématiquement, ni de ceux qui croient à l’aveuglette ; j’accueille toutes les tentatives des chercheurs même de l’inaccessible, la science ayant déjà donné tant de démentis aux esprits forts, négateurs du progrès, incapables d’expliquer les miracles dont ils sont les té-moins, et dont ils ne peuvent cependant contrôler l’existence.

Les phénomènes les plus étranges de la veille deviennent parfois les vérités du lendemain. Nous en aurons des preuves. On les aurait assimilés à de la sorcellerie, il y a un demi-siècle. La télégraphie sans fil, la téléphonie, la radioactivité, pour ne citer que les découvertes les plus saisissantes, ne sont-elles pas le plus beau défi à l’incrédulité ?

Celui qui publie ces pages n’est qu’un greffier. Il a vu, dans sa vie déjà longue, trop de choses qui lui auraient paru jadis invraisem-blables, aujourd’hui réalisées, pour qu’il se permette de discuter.

Mieux vaut se ranger du côté de ceux qui croient aux progrès définis de la science.


1 Les Misérables. Préface philosophique. Édition de l’Imprimerie Nationale.

II

QU’EST-CE QUE CE LIVRE ?

Ce n’est pas un livre scientifique. Nous ne songeons pas à inter-préter, ni à discuter les controverses qui s’établissent entre les hôtes de Jersey et les esprits qui se désignent. Ils s’en chargent eux-mêmes. Nous n’apportons que des documents ; ce sont des procès-ver-baux recueillis par des hommes de bonne foi devant des témoins appartenant à toutes les opinions et à toutes les religions.

Il ne faut se faire aucune illusion : ce livre provoquera les railleries et les sarcasmes des ennemis nés et impénitents de tout ce qui peut dépasser leur entendement. Il intéressera ceux qui se sont adonnés à l’étude des sciences métapsychiques, des sciences occultes spiritisme, magnétisme, les mots importent peu. Il encouragera ceux qui s’obstinent à poursuivre des expériences sans se laisser émouvoir par les suggestions et les insinuations des défenseurs de la routine, en par les hostilités préconçues et systématiques des savants dont l’assurance, parfois ignorante, a été soumise à de si rudes épreuves et de si cruels démentis.

Ceux qui ne voudront y chercher ni preuves ni aliment à des sarcasmes le liront encore avec plaisir parce qu’ils y rencontreront çà et là de beaux vers, des jugements sur les écrivains du XIXe siècle et sur les hommes célèbres de tous les pays et de tous les temps, des discussions sur la littérature, le théâtre, la poésie, la religion et aussi sur les conditions de notre existence ici-bas. Enfin, ce livre n’aurait-il qu’une simple valeur littéraire et critique, sa publication serait justifiée.

III

LE RÔLE DE VICTOR HUGO

Le personnage important c’est Victor Hugo, c’est lui qui donne un si grand prestige à ces tables fameuses de Jersey. C’est lui qui leur assure une autorité. En dehors de ses travaux favoris, il se passionnait pour la science. Grand poète, il aurait peu être été un grand savant, grâce à son intuition, à sa prescience, à sa divination, si la vie des grands génies était encore plus longue.

Quelle merveilleuse preuve de cette divination, de cette prescience, que le document de 1843 publié dans le Temps du 10 décembre 1921.

Mon ami, le savant professeur Charles Richet, en le commentant, montrait que, dès 1843, Victor Hugo avait deviné le rayonnement des objets, la radioactivité, et il ajoutait : « Le profond penseur a deviné, pressenti en 1843 cette radiation des choses en apparence inactives, et sans doute l’avenir montrera que Victor Hugo a été beaucoup plus loin que notre science actuelle de 1922 n’a pu le faire. »

Et en effet les savants que j’ai vus et consultés ont été surpris, émerveillés par cette publication du document de 1843.

Retenez-en ceci : « Si cette loi du rayonnement parvenait à entrer dans la science et à se faire admettre un jour comme une vérité qu’elle est peut-être, beaucoup de résultats remarquables s’ensuivraient, et beaucoup de phénomènes seraient expliqués. »

Il va plus loin, il décompose cette loi du rayonnement en trois lois :

« Première loi : la production des images dites photogéniques sans le secours de la lumière, dans le boîtier d’une montre par exemple, ou dans une cave, la nuit.

« Deuxième loi : la vision magnétique.

« Troisième loi : à la vision magnétique se rattachent les phénomènes encore inexpliqués des songes, de la sympathie, de l’extase, des pressentiments, etc.., tout un monde ténébreux je souligne ces mots que pourrait seule éclairer cette grande loi, le rayonnement. »

Ah ! si Victor Hugo avait formulé ces lois pendant les séances des tables ou après, les croyants du spiritisme n’auraient pas manqué d’en attribuer le mérite aux « esprits », et les incroyants auraient découvert quelque trouble « d’esprit » de Victor Hugo.

Et pourtant, si on lisait attentivement son œuvre on constaterait sans peine que, bien avant 1843, il était attiré vers les problèmes de l’au-delà ; il le dit, il le proclame lorsque, au cours des séances, il cite des vers déjà anciens dont la table reproduit l’idée.

Depuis 1830, cette préoccupation, cette tendance s’affirment dans les Feuilles d’automne avec la Pente de la Rêverie ; en 1837 dans les Voix intérieures : Quelle est la fin de tout ? et en 1839 dans les Rayons et les Ombres avec Cæruleum mare.

Dans les procès-verbaux que nous allons donner, la question des « mondes punis » est souvent traitée ; cette question inquiétait Victor Hugo depuis longtemps déjà ; les Contemplations nous donnent une poésie écrite en 1839, Saturne, où il dépeint « ce globe horrible et solitaire », astre de châtiment, mais non de châtiment éternel, puisque cet astre maudit ne retiendra les méchants que « pour le temps où Dieu voudra punir ».

Il entrevoyait déjà que l’âme

A franchir l’infini passait l’éternité.

Pour lui la véritable existence commençait au tombeau :

Et qu’ainsi faits vivants par le sépulcre même,

Nous irions tous un jour, dans l’espace vermeil,

Lire l’œuvre infinie et l’éternel poème.

Cette œuvre, ce poème, il en aurait bien voulu déchiffrer quelques pages de son vivant ; son impérieux désir de pénétrer les secrets d’outre-tombe se transforme presque en obsession à dater de la mort de sa fille Léopoldine en 1843 ; ce n’est plus une poésie de temps en temps, ce sont des livres entiers qui viennent d’abondance, jusqu’à ces vers admirables : A celle qui est restée en France, 2 novembre 1855, et qui traduisent la pensée dont il était prisonnier depuis vingt-cinq ans. Non, le tombeau, d’herbe et de nuit vêtu, n’avait jamais été pour lui qu’un silence.

Aux problèmes obscurs du monde céleste, il rattachait les questions scientifiques de notre monde terrestre, nous l’avons vu par le document de 1843, nous le voyons encore en 1855, lorsqu’il pressentait l’avion :

C’est de la pesanteur délivrée et volant,

C’est la force alliée à l’homme étincelant,

Fière, arrachant l’argile à sa chaîne éternelle,

C’est la matière heureuse, altière, ayant en elle

De l’ouragan humain, et planant à travers

L’immense étonnement des cieux enfin ouverts !

Dans la Préface philosophique des Misérables2 qu’il qualifie ainsi : « Quasi ouvrage sur ma philosophie personnelle, pouvant servir soit de préface aux Misérables, soit de préface générale à mes œuvres, » dans cette préface il aborde tous les problèmes, la formation de la terre, l’évolution des astres, l’histoire des religions, les progrès de la science ; il revient sur cette question de l’avion, et on y trouve cette phrase curieuse qui fait pressentir la construction de l’avion actuel : La solution serait aussi dans l’imitation de l’oiseau. Or, l’imitation de l’oiseau, l’appareil pourvu d’ailes, personne n’y songeait ; on perfectionnait le ballon à nacelle, mais changer la forme de l’aérostat, l’idée n’en venait pas aux plus hardis.

C’est en 1860 que Victor Hugo avait émis cette idée ; quatre ans plus tard, en janvier 1864, dans une lettre adressée à Nadar et dont Jules Claretie donna des extraits 3 j’en publiai le manuscrit complet dans la Revue de Paris du 15 avril 1910, Victor Hugo écrivait l’Homme devient oiseau. Il prédisait là les merveilles de l’aviation : c’est aujourd’hui l’avion sans moteur.

Comment, avec ce don de divination, Victor Hugo n’aurait-il pas saisi tous les moyens qui s’offraient pour tenter de découvrir ou de connaître le mystère d’après la mort ? A l’époque où le spiritisme avait une bonne presse, en 1853, et où les tables tournantes faisaient tourner les esprits, Victor Hugo ne pouvait se dérober aux expériences auxquelles on l’invitait.

Certes, l’idée d’une table à trois pieds comme intermédiaire lui apparaissait assez étrange, plus étrange assurément que le songe, la vision, le pressentiment, toutes choses impalpables. Aussi, au début des séances, est-il d’abord spectateur un peu indifférent, il écoute, puis il s’intéresse aux expériences. Le phénomène l’attire.

A chaque séance, il prend un intérêt plus grand à ces manifestations, il écrit ce qui est dicté par la table. Il pose des questions parfois fort étendues, et sa curiosité le pousse à converser avec les esprits supérieurs, à entamer des discussions philosophiques, littéraires et historiques, et, même après la séance, à rédiger une note pour exprimer son désaccord avec son interlocuteur. – Et c’est là un des plus puissants attraits de ce volume. Des révélations singulières le passionnent et l’amènent à interroger la table sur des hypothèses qu’il a envisagées, tout préoccupé de savoir si ce ne sont pas seulement des rêves de poète. Bien des faits restent pour lui obscurs, il voudrait être renseigné ; c’est un juge d’instruction obstiné, qui cherche à s’éclairer, à se convaincre, à démasquer tous les fauxfuyants, à dénoncer les contradictions ou à signaler les réponses évasives ou équivoques. Il tient surtout à établir son entière bonne foi. Voici un fait à l’appui :

En 1906, j’ai fait paraître la Légende des Siècles dans l’édition de « l’Imprimerie Nationale. » Aux notes explicatives, j’ai reproduit la note suivante écrite par Victor Hugo au dernier feuillet du manuscrit du Lion d’Androclès, daté de 1854 :

« On trouvera dans les volumes dictés à mon fils Charles par la table, une réponse du Lion d’Androclès à cette pièce.

« Je mentionne ce fait ici en marge simple :

« Constatation d’un phénomène étrange auquel j’ai assisté plusieurs fois. C’est le phénomène du trépied antique. Une table à trois pieds dicte des vers par des frappements, et des strophes sortent de l’ombre. Il va sans dire que jamais de n’ai mêlé à mes vers un seul de ces vers venus du mystère, ni à mes idées une seule de ces idées. Je les ai toujours religieusement laissés à l’inconnu, qui en est l’unique auteur ; je n’en ai pas même admis le reflet ; j’en ai écarté jusqu’à l’influence.

« Le travail du cerveau humain doit rester à part et ne rien emprunter aux phénomènes. Les manifestations extérieures de l’invisible sont un fait, et les créations de la pensée en sont un autre. La muraille qui sépare ces deux faits doit être maintenue, dans l’intérêt de l’observation et de la science. On ne doit lui faire aucune brèche. A côté de la science qui le défend, on sent aussi la religion, la grande, la vraie, l’obscure, et la certaine, qui l’interdit. C’est donc, je le répète, autant par conscience religieuse que par conscience littéraire, c’est par respect pour ce phénomène même y que je m’en suis isolé, ayant pour loi de n’admettre aucun mélange dans mon inspiration, et voulant maintenir mon œuvre, telle qu’elle est, absolument mienne et personnelle. – V. H. »

Cette note curieuse constate le phénomène et son propre isolement. Victor Hugo l’a écrite parce qu’il savait bien que ces cahiers seraient de son vivant communiqués à des amis et publiés plus tard après sa mort.


2 Édition de l’Imprimerie Nationale.

3 Le Temps, 25 octobre 1907.

IV

DE L’INFLUENCE DES TABLES SUR VICTOR HUGO
OU DE
VICTOR HUGO SUR LES TABLES

C’est ici que nous sommes amenés à discuter cette affirmation audacieuse, soutenue par quelques polémistes : Victor Hugo serait l’auteur inconscient des questions et des réponses : l’esprit de la table serait celui de Victor Hugo. Oh ! certes, les plus violents adversaires du spiritisme ne suspectent pas une minute la bonne foi de Victor Hugo ; ils éloignent toute idée de supercherie ; ils incriminent tout au plus sa naïveté, sa crédulité. Certains critiques font cette découverte : Victor Hugo, inconsciemment, discutait, ripostait et répondait par l’intermédiaire du médium, le plus souvent son fils Charles, aux questions qu’il posait ; et ils donnent, comme une preuve sans réplique, cet argument : vers ou prose, émanant de quelque « esprit » que ce soit, quelle que soit son origine ou son identité, sont dictés par la table, et toujours dans la forme, la conception familières à Victor Hugo.

Il ne suffit pas d’avoir lu quelques fragments des séances semés çà et là pour se créer une opinion aussi absolue. Il faut avoir approfondi tous les procès-verbaux des tables. Ils sont très explicites. Ils indiquent les noms des personnes présentes, les heures d’ouverture et de clôture des séances. Même les heures de suspension. Ils mentionnent le moment où Victor Hugo entre et le moment où il sort ; ils donnent le nom de la personne qui écrit le procès-verbal c’est souvent Victor Hugo et le nom du médium et de la personne qui assiste le médium. Il y a toujours au moins deux personnes à la table, mais jamais Victor Hugo n’y a posé les mains.

Puisque nous avons pris pour règle de conduite de signaler toutes les objections, de les discuter et de ne rien nier, admettons cette hypothèse : il y a un dédoublement de la personne, l’esprit de Victor Hugo répond aux questions posées par Victor Hugo ou refuse d’y répondre, comme on le verra souvent, réfute même, sans ménagement, les arguments qu’il développe ; raille parfois brutalement Victor Hugo, sans souci de le blesser dans son orgueil, et toujours dans le style et la forme de Victor Hugo. Voilà certes un détail que les augures ignorent et qui doit les dérouter.

Mais quand Victor Hugo est absent, les réponses des tables revêtent le même style et la même forme. Voilà les augures forcés sans doute dans leurs derniers retranchements ! Ah ! vous ne les connaissez pas. Ils ont dans leur arsenal un choix abondant d’hypothèses qu’ils décorent, eux les sceptiques, du nom d’articles de foi : écoutez et admirez les ressources de leur imagination. Les séances se tenaient, disent-ils, dans la maison de Victor Hugo ; c’est-à-dire dans les lieux où tous les objets étaient pour ainsi dire imprégnés de sa présence, où flottait une sorte d’émanation permanente de son esprit je me sers de leurs expressions, où se reflétait dès lors sur les réponses des tables la personnalité de Victor Hugo.

C’étaient donc des tables fort impressionnables, subissant une influence irrésistible et toute puissante.

Admettons encore le phénomène – car, là, le phénomène est incontestable –. Mais quand les réponses d’un même esprit remplissent parfois plusieurs séances, et, commencées chez Victor Hugo, lui présent ou absent, se poursuivent et se terminent, non plus chez Victor Hugo, mais chez un étranger, chez un proscrit ? Dans cette nouvelle demeure, il n’y a plus d’ambiance, plus d’émanation, plus de personnalité exerçant sa puissance de reflet, plus de Victor Hugo ; alors ?

Eh bien, objecte-t-on, ce n’est pas du Victor Hugo, soit ; c’est du Vacquerie.

Certes, je suis de ceux qui ont la plus grande estime pour les vers de Vacquerie, mais je ne le crois pas un improvisateur, et lorsqu’Eschyle, lorsque Molière viennent lui demander de formuler ses questions en vers, Vacquerie réclame quelques jours pour les écrire ; Molière, Eschyle, qui ne doivent pas connaître les questions, y répondent cependant immédiatement en vers. Ces vers sont assurément supérieurs à ceux de Vacquerie ; et Victor Hugo n’est pas présent ou il n’assiste qu’à une faible partie de la séance, simplement pour entendre quelques strophes. On pourrait dire : c’est Victor Hugo qui répond aux vers de Vacquerie. Or, ce sont des vers improvisés, et Victor Hugo, dans un des procès-verbaux, déclare qu’il ne saurait improviser sur-le-champ des vers, qu’il lui faut le temps de la réflexion, surtout quand il s’agit de plusieurs strophes.

A. Vacquerie qui, au début, ne croyait pas aux tables, est obligé plus tard de s’incliner devant la réalité des phénomènes. S’il y avait eu supercherie, lui, sceptique, aurait-il été dupe ou complice ? Serait-il devenu le plus assidu et le plus obstiné des assistants, le plus impitoyable poseur de questions, supportant parfois malaisément les contradictions qu’il rencontrait, s’irritant même contre les remontrances qu’il essuyait on le verra, produisant des critiques, manifestant des étonnements qu’il traduira dans des notes à la suite des procès-verbaux ?

Donc, diront toujours les incrédules, si l’auteur des réponses n’est pas Vacquerie, c’est Charles Hugo. C’est lui qui serait le remplaçant de Victor Hugo, c’est lui qui serait « l’esprit » de la table. Ah ! ici, c’est encore plus invraisemblable.

Charles Hugo n’est guère un improvisateur de vers. Ensuite il est médium, détenteur d’une grande puissance de fluide, suivant l’expression consacrée, on pourrait dire le médium favori des esprits. Il y a encore là un phénomène assez curieux dont je vous réserve la surprise. Or, cette fonction de médium est fort absorbante et assez épuisante. C’est le récepteur quotidien de toutes les séances. Et Charles Hugo, qui est cependant un homme solide, mais un esprit un peu nonchalant, demande parfois la suspension ou la clôture anticipée des séances parce qu’il se sent trop fatigué. Et on voudrait lui attribuer, en dehors de la fonction de médium, la fonction de poète, la fonction d’esprit de la table. Voilà bien des fonctions pour un rêveur un peu indolent. Cette supposition est inadmissible ; il n’est qu’un intermédiaire et je ne vois pas, parmi les assistants, un seul d’entre eux susceptible d’improviser sans ratures, sans hésitations, les vers dictés par l’Ombre du Sépulcre.

Alors, si ce n’est pas l’esprit de Victor Hugo absent ou présent, si ce n’est pas Vacquerie, si ce n’est pas Charles, ce sont donc vraiment des esprits ? Je ne conclurai pas.

Mais on me dira : qui veut trop prouver ne prouve rien. C’est trop juste.

Il serait donc puéril de prétendre que Victor Hugo n’a pas été vivement impressionné par les séances des tables. Il ne s’en cache pas. Rappelez-vous la note écrite par lui sur son manuscrit : Au Lion d’Androclès. En revanche, on ne l’a jamais soupçonné d’avoir utilisé des vers dictés par les tables.

Et d’ailleurs pourquoi aurait-il emprunté quelques centaines de vers aux tables, lui qui en a écrit des milliers sur le même sujet ? Dieu, la Fin de Satan datent en partie de cette époque.

Les tables, dira-t-on, ont pu inspirer à Victor Hugo la pitié pour les plantes et les animaux, car plusieurs séances sont consacrées à ce sujet, mais Victor Hugo ne manifestait-il pas cette pitié dès 1842 dans une poésie, confondant la plante et l’animal :

J’aime l’araignée et j’aime l’ortie,

et dans bien d’autres encore.

Il faut reconnaître que l’étrangeté de ces phénomènes ouvre un champ assez vaste à toutes les hypothèses ; et on peut d’autant plus aisément le cultiver qu’on ne risque guère la contradiction, en raison de notre inaptitude actuelle à pénétrer les énigmes dont notre planète est encombrée, puisque nous ne pouvons pas plus expliquer le mécanisme des découvertes scientifiques palpables, que nous ne pouvons comprendre comment s’opère la formation de notre être.

Expliquer n’est pas plus possible que nier, écrit Victor Hugo lui-même.

« Il y a là, comme l’a écrit Camille Flammarion, tout un monde à découvrir...

« Nous ne devons pas nous attendre à entrer en relations avec les morts dans les mêmes conditions qu’avec les vivants. Ils n’ont pas de corps matériels doués de sens, de perceptions physiques ; autres êtres, autre monde. »

On a souvent regretté que les esprits supérieurs, philosophes, savants, écrivains, artistes, ne fussent pas revenus nous instruire. Ce ne sont pas les esprits supérieurs qui se sont dérobés aux tables de Jersey ; Molière, Eschyle, Shakespeare, Cervantès, Platon, Galilée, André Chénier, se sont manifestés dans ces séances ; ils ne sont pas les seuls.

On présentera peut-être cette objection : que ne demandez-vous, hôtes de Jersey, à des êtres chers, de vous dire s’il y a une autre vie, ce qui s’y passe, sous quelle forme ils revivent ; de vous renseigner sur le ciel, sur les étoiles, sur le paradis, sur l’enfer, sur Dieu ?

Des questions ont été posées ; des réponses ont été assez impressionnantes. C’est même ce qui a ému Victor Hugo et Mme Victor Hugo et jeté le trouble dans des esprits incrédules comme ceux de Vacquerie et de Kesler. C’est ce qui les a encouragés à poursuivre leurs expériences, acheminement peut-être vers des découvertes futures et plus précises.

Il y a cependant des interventions inattendues, propres à entretenir l’incrédulité des adversaires. Comment une abstraction peut-elle se présenter ? C’est ce qui se produit à Jersey lorsqu’un esprit répond, sur demande : Je suis le Roman, je suis la Tragédie, je suis le Drame, je suis la Mort ; les tables tentent d’expliquer cet anonymat ; nous trouvons, en effet, dans une séance, cette phrase : « Je ne suis pas Puccini, je suis l’idée musicale de Puccini. » On lira et on appréciera.

Camille Flammarion dit, il est vrai : « Les communications entre les vivants et les morts présentent les caractères les plus variés et les plus énigmatiques, » et on vous répondra que des entités peuvent se manifester, que des esprits ne veulent pas se découvrir et prennent un masque, et c’est là le mystère qui s’ajoute au mystère. Le champ des hypothèses peut être d’autant plus immense que les connaissances des spirites sont plus incertaines. Il n’en est pas moins vrai que ceux qui seraient rebelles à toute intervention sur-naturelle liront tous ces dialogues avec intérêt comme ils liraient ceux de Fontenelle et de Fénelon, avec cette différence que ce sont des dialogues entre des vivants et des morts. Quant aux croyants, ils trouveront peut-être un stimulant, une exhortation à poursuivre leurs recherches.

V

LES SÉANCES DES TABLES
LES ASSISTANTS

Qui a déterminé les hôtes de Jersey à consulter les tables ? C’est Mme Émile de Girardin. C’était une croyante fervente ; nous en avons des preuves par sa correspondance à Victor Hugo ; mais on propage mieux sa foi par la parole et l’action que par les écrits. Elle se rendit donc à Jersey en 1853. Comment aurait-on pu résister à Mme de Girardin, un des esprits les plus avisés, les plus déliés, les plus séduisants de l’époque ?

C’était une apôtre des tables, et Victor Hugo avait des faiblesses naturelles pour tous les apostolats. N’était-il pas lui-même un grand apôtre ? N’était-on pas là dans un cercle d’amis, tous désireux de s’instruire, curieux de connaître ; ils ne mettaient aucun amourpropre dans leurs essais ; ils avaient plutôt une certaine défiance. Sans doute on leur avait dit qu’il fallait apporter dans ces consultations, sinon une croyance, tout au moins une neutralité.

J’ai déjà parlé, dans le cours de ces notes, des principaux personnages : Victor Hugo, Charles Hugo. Auguste Vacquerie, tous trois incapables de fraudes, se tenant d’abord sur la défensive, mais finalement impressionnés par la production des phénomènes.

François-Victor Hugo, lui, était un méditatif, un silencieux, un auditeur peu assidu, avouons-le : un incrédule.

Mme Victor Hugo croyait en Dieu et en l’immortalité de l’âme ; elle souhaitait certes que les tables lui apportassent des clartés sur l’au-delà, mais elle avait un esprit pratique et positif, et lorsqu’elle surprenait des contradictions dans les réponses des esprits, elle les relevait : si elle n’était pas indifférente aux dissertations philosophiques et aux controverses littéraires, elle recherchait surtout la communication avec les êtres aimés, abordant nettement toutes les difficultés du problème, s’inquiétant de savoir ce que pouvait être l’autre monde, ce que devenaient les âmes, sous quelle forme on retrouvait les disparus, quelle était leur existence. Ah ! elle ne facilitait guère la tâche des esprits ; et on l’aurait prise difficilement pour une complice des tables, car elle ne se contentait pas de leurs réponses obscures ou nuageuses, et c’est à elle qu’on doit quelques clartés.

Il y avait au nombre des assistants : Téléki, le grand révolutionnaire hongrois, le général Le Flô, royaliste et catholique, - ils venaient plus rarement –, il y avait aussi les Allix, spectateurs sans opinions, des proscrits comme Kesler systématiquement rebelle aux tables, Leguevel, Guérin, Bénézit et les pèlerins de passage.

On comprend que Victor Hugo, sans être le plus assidu puisqu’il était parfois absent, était le plus intéressé, étant résolu à tout expérimenter pour établir une communication avec les morts.

Il n’a jamais désespéré de ravir son secret à l’invisible et à l’inconnu : il n’avait jamais consenti à abandonner son idée. C’était une garantie de sa sincérité dans les recherches et l’expérimentation.

On sait que les séances se tenaient dans un salon ; qu’il y avait plusieurs tables, que les assistants les plus assidus étaient Victor Hugo, Mme Victor Hugo, Charles Hugo, Auguste Vacquerie, Guérin.

Il y eut au début des flottements. La table s’agitait, et même parfois violemment. On lui posait des questions et les réponses étaient assez brèves ou parfois assez confuses. Les questions étaient trop développées, les réponses nécessairement laconiques : oui ou non, et les oui et les non se succédaient sans relâche. On ne possédait pas le maniement des tables. On ne pouvait contester les mouvements. Les curiosités s’étaient éveillées. C’est alors que les interlocuteurs plus expérimentés trouvèrent le moyen par des questions plus spécieuses d’éviter le simple oui ou le simple non et de provoquer des réponses plus développées et même des controverses. On s’aperçut qu’il y avait une question de fluide – j’emploie ici le terme des spirites – et que le médium jouait le grand rôle. On ne savait pas tout d’abord que Charles Hugo possédait à un pareil degré le fluide.

L’étude des manuscrits est attachante et amusante, car elle prouve fort nettement et graphiquement la réalité du phénomène. C’est tantôt Victor Hugo, tantôt Auguste Vacquerie, tantôt Mme Victor Hugo ou tout autre assistant qui tient la plume et inscrit les lettres successivement dictées. Ces lettres doivent former des mots. Mais celui qui inscrit les lettres dictées, au fur et à mesure qu’elles se présentent, ignore tout d’abord le sens du mot.

Prenons un exemple : Dans la séance du 19 septembre 1854, à propos d’un poète, la table dicte luilelu. On ne comprend pas, la table dicte alors accent aigu sur l’e ce qui donne : lui l’élu.

Quelques lignes plus loin, voici comment les lettres sont assemblées sur le manuscrit :

la nuit pendant les ilence universel il seveille ôte rreur

Traduisez ainsi :

Pendant le silence universel, il s’éveille, ô terreur.

Mieux encore. Un esprit dicte des mots ; on les écrit à la suite les uns des autres. On s’aperçoit au bout de deux ou trois lignes remplies que ces mots forment des vers. Aucune ponctuation, bien entendu. Nous avons dû ponctuer pour faciliter la lecture. Il semble que des esprits complices des opérateurs auraient dû marquer un temps entre chaque mot. Seul l’un d’eux formule ce désir :

Pour qu’on s’intéresse à ce que je dirai, Victor Hugo lira haut chaque phrase, je reprendrai en m’arrêtant à chaque point.

Comment de pareilles surprises n’auraient-elles pas produit une vive impression sur les assistants et ne les auraient-elles pas encouragés à poursuivre leurs expériences ?

Ces expériences ont donc quelque valeur, elles prouvent tout au moins que la science n’a jamais dit son dernier mot puisque nous voyons que des savants incontestés se sont tout d’abord passionnés pour le spiritisme, l’ont ensuite renié et se refusent maintenant à le condamner.

Le problème, après la mort, n’est pas résolu. Camille Flammarion, avec une ardeur toute juvénile a apporté une contribution puissante à l’enquête sur le mystère. Il a cité nombre d’exemples : visions, apparitions, révélations de ces âmes obscures, qui se sont manifestées, il a joint à ces exemples des certificats et des contrôles. Il a certainement procuré de grands espoirs et répondu à ce besoin vivace de se rapprocher de ceux qu’on aime, qu’on a perdus et qu’on espère retrouver. C’est la force des religions, c’est au moins une aspiration à laquelle se sont rattachés ceux qui veulent se consoler de la séparation momentanée d’un être cher.

A l’enterrement de François-Victor Hugo, après que Louis Blanc eut prononcé quelques paroles au cimetière, Victor Hugo lui écrivait : « Je vous remercie au nom de l’âme qui vous écoutait. Le cercueil est une oreille ouverte. On y entend déjà le ciel et on y entend encore la terre : votre voix arrivait jusqu’à lui gisant comme corps et planant comme esprit. »

C’est de la poésie sans doute ; on trouvera aussi de la poésie dans les tables tournantes de Jersey.

Quelles que soient l’importance et la valeur qu’on attache à ce volume, il intéressera vraisemblablement diverses catégories de lecteurs : les poètes, les littérateurs, les savants, les théologiens, les historiens, parce qu’on y lira de beaux vers, des discussions littéraires, des controverses religieuses, des critiques ardentes, des aperçus sur la vie future ; et si, dans un pareil sujet, je ne craignais pas d’user d’un mot trop moderne, des interviews avec les personnages les plus illustres. Ces pages variées peuvent avoir un vif attrait pour les croyants comme pour les incroyants et méritent de n’être pas vouées à l’oubli.

Pour nous qui avons connu les assistants des tables de Jersey, nous étions assurés de ne pas les trahir en écrivant cet exposé respectueux de leurs désirs, de leurs aspirations, de leurs expériences et en publiant, comme ils en avaient exprimé formellement la volonté, les procès-verbaux de ces séances de Jersey, à l’heure où la science multiplie les découvertes, et où les problèmes de l’inconnu et de l’invisible provoquent l’attention et les recherches de ceux qui essaient de pénétrer les mystères d’une autre vie.

J’ai exposé le but de ce livre : apporter des documents sur lesquels pourront s’exercer les commentaires des savants, les passions des spirites, les railleries des adversaires systématiques du spiritisme et les curiosités de ceux qui attendent, pour avoir une opinion, que les progrès de la science leur aient démontré l’évidence de faits jugés invraisemblables. En parlant de la terre, Galilée avait dit : Et pourtant, elle tourne ! Il a su ce que lui a coûté ce prétendu blasphème.

J’ai été le camarade, à l’École de Médecine, de jeunes gens qui sont devenus de grands savants ; même ceux-là avouent leur ignorance. Ainsi toi, mon cher Charles Richet, je t’aurais demandé de cautionner les mystères de l’au-delà que, toi qui es de très bonne foi, qui t’es égaré à maintes reprises dans les sentiers du spiritisme, tu m’aurais répondu que cette science est encore dans les langes, mais qu’il ne faut jamais désespérer des progrès de la science ; et vous, mon cher Camille Flammarion, que j’ai connu lorsque nous étions jadis ensemble au Journal officiel, vous confessez, dans votre dernier livre, Après la mort, cette vérité : « Nous ne savons rien, nous ne pouvons pénétrer le mystère ; ce qui n’est pas une raison pour le nier ; » et, en dépit des sarcasmes, vous apportez des documents comme j’en apporte moi-même, sans les expliquer, avec l’espoir que la science, qui marche à pas lents, les éclairera peut-être plus tard comme elle a éclairé d’autres problèmes après plusieurs siècles. Votre modestie de grand savant ne se complaît pas dans des hypothèses qui ne sont que la bien fragile armature de notre ignorance. Vous bravez les esprits forts. Ils ont, ceux-là, des ancêtres parmi ceux qui, après avoir tout ridiculisé, ont dû plus tard s’incliner devant les découvertes de savants illustres qualifiés tout d’abord de rêveurs ou de fous.

Et quand on vient dire : « Les Tables de Jersey, c’est du Victor Hugo ! et la preuve c’est qu’elles s’expriment presque toujours dans un langage biblique ! » qui vous dit que le langage des âmes - s’il existe - est, forcément, le langage de notre humanité ? Qui vous dit qu’il ne s’est pas transformé, épuré dans l’au-delà ? Puisque vous ne pouvez rien certifier ni pour ni contre, taisez-vous.

Oui, le langage de Victor Hugo était souvent biblique ; oui, le langage des Tables est souvent biblique. C’est même cette parenté d’expressions, de sentiments qui a passionné Victor Hugo, sans lui inspirer un mouvement d’orgueil auquel il aurait été assurément sensible s’il avait pu concevoir une minute que la voix d’outre-tombe était sa propre voix. Mais l’idée ne lui en est pas venue une minute ; on s’en convaincra aisément en lisant ce livre.

Nous rappelons, avec Camille Flammarion, ces vers des Contemplations :

Je dis que le tombeau qui sur les morts se ferme,

Ouvre le firmament,

Et que ce qu’ici-bas nous prenons pour le terme

Est le commencement.

et empruntons pour terminer, cette phrase de Victor Hugo, conclusion du document de 1843 :

« Attendons et continuons de penser. »

Gustave Simon.

I

NOTE D’AUGUSTE VACQUERIE – SON INCRÉDULITÉ
HÉSITATIONS DE LA TABLE – INSISTANCE DE
MADAME DE GIRARDIN – LE PREMIER « ESPRIT »
QUI SE PRÉSENTE EST CELUI DE LÉOPOLDINE, LA
FILLE DE VICTOR HUGO

NOTE D’AUGUSTE VACQUERIE

Quand on parlait des tables tournantes, nous doutions. Nous avions essayé de les faire tourner, mais sans succès certain. Nous voyions surtout dans l’attention donnée de toutes parts à ce phénomène une impulsion de la police française qui voulait distraire l’esprit public des hontes du gouvernement. Nous en étions là quand Mme de Girardin vint visiter Victor Hugo à Jersey. Elle arriva le mardi 6 septembre 1853.

Elle nous parla des tables. Les tables ne tournaient pas seulement : elles parlaient. On convenait avec elles que les coups qu’elles frapperaient seraient les lettres de l’alphabet et qu’on écrirait la lettre à laquelle elles s’arrêteraient. On obtenait ainsi, lettre à lettre et mot à mot, des phrases et des pages entières. Nous vîmes là un paradoxe de ce charmant esprit. Tellement que, le mercredi, pendant qu’elle essayait de faire parler une table avec Victor Hugo dans la salle à manger, nous restâmes dans le salon. La table ne parla pas. Mme de Girardin dit que c’était parce que la table était carrée, qu’il en faudrait une ronde. Nous n’en avions pas. Le jeudi elle apporta une petite table ronde à trois pieds qu’elle avait achetée à Saint-Hélier dans un magasin de jouets d’enfant. Le lendemain elle essaya encore sans succès. Moi en particulier je croyais si peu aux tables parlantes que j’étais allé me coucher dès qu’on s’était mis à la table. Le samedi, Victor Hugo et Mme de Girardin dînaient chez un Jersiais, M. Godfray. Mme de Girardin essaya encore inutilement. Le dimanche soir voici ce qui arriva :

PROCÈS-VERBAL4

Jersey, 11 septembre 1853

Présents : Madame De Girardin, Madame Victor Hugo, Victor Hugo, Charles Hugo, Francois-Victor Hugo, Mademoiselle Hugo, le général Le Flo, M. De Tréveneuc, Auguste Vacquerie.

Madame de Girardin et Auguste Vacquerie se mettent à la table, la petite table ronde posée sur une grande table carrée. Au bout de quel-ques minutes, la table tressaille.

MME DE GIRARDIN

– Qui es-tu ?

La table lève un pied et ne le baisse plus.

MME DE GIRARDIN

– Y a-t-il quelque chose qui te gêne ? Si c’est oui, frappe un coup ; sinon, deux coups.

La table frappe un coup.

MME DE GIRARDIN

– Quoi ?

– Losange.

En effet, nous étions en losange, nous étions aux deux côtés d’un angle de la grande table. Je n’étais nullement convaincu. Je ne me disais pas précisément que Mme de Girardin nous raillait et frappait volontairement les coups. Mais je me disais qu’à force de volonté et de tension d’esprit, elle pouvait donner à sa main une pression involontaire. On va chercher une autre table sur laquelle on met la petite, Mme de Girardin et Charles Hugo se placent de façon à couper la table-support à angle droit. La table s’agite.

LE GÉNÉRAL LE F

– Dis-moi à quoi je pense.

– Fidélité.

Le général Le Flô pensait à sa femme. J’étais un peu moins con-vaincu. Je trouvais cela si spirituel et si ingénieux de répondre fidélité à un mari qui pense à sa femme, que j’attribuais la réponse à Mme de Girardin. Victor Hugo écrit un mot sur un papier et met le papier fermé sur la table.

AUGUSTE VACQUERIE

– Peux-tu me dire le nom écrit là-dedans ?

– Non.

VICTOR HUGO

– Pourquoi ?

– Papier.

Toutes ces réponses commençaient à m’étonner un peu. Pour être sûr que ce n’était pas Mme de Girardin qui agissait, je demande à tenir la table avec Charles Hugo. Je m’y mets avec lui. La table remue. Je pense un nom et je dis :

AUGUSTE VACQUERIE

– Quel est le nom que je pense ?

– Hugo.

C’était le nom en effet.

C’est à ce moment que j’ai commencé à croire.

Depuis quelques moments Mme de Girardin se sentait émue et nous disait de ne pas perdre de temps à des questions puériles. Elle pressentait une grande apparition, mais nous, qui doutions nous nous obstinions à défier la table de répondre à des mots écrits ou pensés. La table se met à écrire des lettres incohérentes.

MME DE GIRARDIN

– Te moques-tu de nous ?

– Oui.

MME DE GIRARDIN

– Pourquoi ?

Absurde.

MME DE GIRARDIN

– Eh bien, parle de toi-même.

– Gêne.

MME DE GIRARDIN

– Qu’est-ce qui te gêne ?

– Incrédule.

MME DE GIRARDIN

– Un ou plusieurs ?

– Un seul.

MME DE GIRARDIN

– Nomme-le.

– Blond.

En effet, M. de Tréveneuc, très blond, était le plus incrédule de nous.

MME DE GIRARDIN

– Veux-tu qu’il sorte ?

– Non.

La table s’agite, va et vient, refuse de répondre. Je quitte la table. Le général Le Flô me remplace. A la table, Charles Hugo et le général Le Flô.

LE GÉNÉRAL LE F

– Dis-moi le nom que je pense.

MME DE GIRARDIN, en même temps.

Qui es-tu ?

– Fille.

Le général Le Flô ne pensait pas à sa fille. Moi. je pense à mon ne-veu Ernest et je demande :

– A qui est-ce que je pense ?

Morte.

MME DE GIRARDIN, très émue

Fille morte ?

Je recommence :

– A qui est-ce que je pense ?

– Morte.

Tout le monde pense à la fille que Victor Hugo a perdue.

MME DE GIRARDIN

– Qui es-tu ?

– Ame soror.

Mme de Girardin avait perdu une sœur. La table a-t-elle dit soror en latin pour dire qu’elle était sœur d’un homme ?

LE GÉNÉRAL LE F

– Charles Hugo et moi qui tenons la table, nous avons perdu chacun une sœur. De qui es-tu la sœur ?

– Doute.

LE GÉNÉRAL LE F

– Ton pays ?

– France.

LE GÉNÉRAL LE F

– Ta ville ?

Pas de réponse. Nous sentons tous la présence de la morte. Tout le monde pleure.

VICTOR HUGO

– Es-tu heureuse ?

– Oui.

VICTOR HUGO

– Où es-tu ?

– Lumière.

VICTOR HUGO

– Que faut-il faire pour aller à toi ?

– Aimer.

A partir de ce moment où on est ému, la table, comme se sentant comprise, n’hésite plus. Dès qu’on l’interroge, elle répond immédiatement. Quand on tarde à lui faire une question elle s’agite, va à droite et à gauche.

MME DE GIRARDIN

– Qui t’envoie ?

– Bon Dieu.

MME DE GIRARDIN, très émue

Parle de toi-même. As-tu quelque chose à nous dire ?

– Oui.

MME DE GIRARDIN

– Quoi ?

– Souffrez pour l’autre monde.

VICTOR HUGO

– Vois-tu la souffrance de ceux qui t’aiment ?

– Oui.

MME DE GIRARDIN

– Souffriront-ils longtemps ?

– Non.

MME DE GIRARDIN

– Rentreront-ils bientôt en France ?

Elle ne répond pas.

VICTOR HUGO

– Es-tu contente quand ils mêlent ton nom à leur prière ?

– Oui.

VICTOR HUGO

– Es-tu toujours auprès d’eux ? Veilles-tu sur eux ?

Oui.

VICTOR HUGO

– Dépend-il d’eux de te faire revenir ?

– Non.

VICTOR HUGO

– Mais reviendras-tu ?

– Oui.

VICTOR HUGO

– Bientôt ?