Agnes Grey

Anne Brontë


CHAPITRE PREMIER – Le presbytère.

Toutes les histoires vraies portent avec elles une instruction, bien que dans quelques­unes le trésor soit difficile à trouver, et si mince en quantité, que le noyau sec et ridé ne vaut souvent pas la peine que l’on a eue de casser la noix. Qu’il en soit ainsi ou non de mon histoire, c’est ce dont je ne puis juger avec compétence. Je pense pourtant qu’elle peut être utile à quelques­uns, et intéressante pour d’autres ; mais le public jugera par lui­même. Protégée par ma propre obscurité, par le laps des ans et par des noms supposés, je ne crains point d’entreprendre ce récit, et de livrer au public ce que je ne découvrirais pas au plus intime ami.

Mon père, membre du clergé dans le nord de l’Angleterre, était justement   respecté   par   tous   ceux   qui   le   connaissaient.   Dans   sa jeunesse, il vivait assez confortablement avec les revenus d’un petit bénéfice et d’une propriété à lui. Ma mère, qui l’épousa contre la volonté de ses amis, était la fille d’un squire et une femme de cœur. En vain on lui représenta que, si elle devenait la femme d’un pauvre ministre, il lui faudrait renoncer à sa voiture, à sa femme de chambre, au luxe et à l’élégance de la richesse, toutes choses qui pour elle n’étaient   guère   moins   que   les   nécessités   de   la   vie.   Elle   répondit qu’une voiture et une femme de chambre étaient, à la vérité, fort commodes ; mais que, grâce au ciel, elle avait des pieds pour la porter   et   des   mains   pour   se   servir.   Une   élégante   maison   et   un spacieux domaine n’étaient point, selon elle, à mépriser ; mais elle eût mieux aimé vivre dans une chaumière avec Richard Grey, que dans un palais avec tout autre.

À   bout   d’arguments,   le   père,   à   la   fin,   dit   aux   amants   qu’ils pouvaient se marier si tel était leur plaisir, mais que sa fille n’aurait pas la plus mince fraction de sa fortune. Il espérait ainsi refroidir leur ardeur, mais il se trompait. Mon père connaissait trop bien la valeur de   ma   mère   pour   ne   pas   penser   qu’elle   était   par   elle­même   une précieuse fortune,  et que,  si elle  voulait consentir   à embellir son humble foyer, il serait heureux de la prendre, à quelques conditions que ce fût ; tandis que ma mère, de son côté, eût plutôt labouré la terre de ses propres mains que d’être séparée de l’homme qu’elle aimait, dont toute sa joie serait de faire le bonheur, et qui de cœur et d’âme ne faisait déjà qu’un avec elle. Ainsi, sa fortune alla grossir la bourse d’une sœur plus sage, qui avait épousé un riche nabab ; et elle, à l’étonnement et aux regrets de tous ceux qui la connaissaient, alla   s’enterrer   dans   le   presbytère   d’un   pauvre   village,   dans   les montagnes de… Et pourtant, malgré tout cela, malgré la fierté de ma mère et les bizarreries de mon père, je crois que vous n’auriez pas trouvé dans toute l’Angleterre un plus heureux couple.

De   six   enfants,   ma   sœur   Mary   et   moi   furent   les   seuls   qui survécurent aux périls du premier âge. Étant la plus jeune de cinq ou six ans, j’étais toujours regardée comme l’enfant, et j’étais l’idole de la famille : père, mère et sœurs, tous s’accordaient pour me gâter ; non   pas   que   leur   folle   indulgence   me   rendît   méchante   et ingouvernable ;   mais,   habituée   à   leurs   soins   incessants,   je   restais dépendante, incapable de me suffire, et peu propre à lutter contre les soucis et les troubles de la vie.

Mary et moi fûmes élevées dans la plus stricte retraite. Ma mère, à la fois fort instruite et aimant à s’occuper, prit sur elle tout le fardeau de notre éducation, à l’exception du latin, que mon père entreprit de nous enseigner, de sorte que nous n’allâmes jamais à l’école ; et, comme   il   n’y   avait   aucune   société   dans   le   voisinage,   nos   seuls rapports   avec   le   monde   se   bornaient   à   prendre   le   thé   avec   les principaux fermiers et marchands des environs (afin que l’on ne nous accusât pas d’être trop fiers pour frayer avec nos voisins), et à faire une visite annuelle à notre grand­père paternel, chez lequel notre bonne grand’mère, une tante et deux ou trois ladies et gentlemen âgés,   étaient  les  seules   personnes  que   nous  vissions.  Quelquefois notre mère nous racontait des histoires et des anecdotes de ses jeunes années, qui, en nous amusant étonnamment, éveillaient souvent, chez moi du moins, un secret désir de voir un peu plus de monde.

Je pensais que ma mère avait dû alors être fort heureuse ; mais elle ne paraissait jamais regretter le temps passé. Mon père, cependant, dont le caractère n’était ni tranquille ni gai par nature, souvent se chagrinait mal à propos en pensant aux sacrifices que sa chère femme avait faits à cause de lui, et se troublait la tête avec toutes sortes de plans destinés à augmenter sa petite fortune pour notre mère et pour nous.   En   vain   ma   mère   lui   donnait   l’assurance   qu’elle   était entièrement satisfaite et que, s’il voulait épargner un peu pour les enfants, nous aurions toujours assez, tant pour le présent que pour l’avenir. Mais l’économie n’était pas son fort. Il ne se fût pas endetté (du   moins   ma   mère   prenait   bon   soin   qu’il   ne   le   fît   pas) ;   mais pendant qu’il avait de l’argent, il le dépensait ; il aimait à voir sa maison confortable, sa femme et ses filles bien vêtues et bien servies, et, en outre, il était fort charitable et aimait à donner aux pauvres suivant ses moyens, ou plutôt, comme pensaient quelques­uns, au­ delà de ses moyens.

Un jour, un de ses amis lui suggéra l’idée de doubler sa fortune personnelle d’un coup. Cet ami était un marchand, un homme d’un esprit entreprenant et d’un talent incontestable, qui était quelque peu gêné   dans   son   négoce   et   avait   besoin   d’argent.   Il   proposa généreusement à mon père de lui donner une belle part de ses profits, s’il   voulait   lui   confier   seulement   ce   qu’il   pourrait   économiser.  Il pensait pouvoir promettre avec certitude que toute somme que mon père placerait entre ses mains lui rapporterait cent pour cent. Le petit patrimoine fut promptement vendu et le prix déposé entre les mains du   marchand,   qui,   aussi   promptement,   se   mit   à   embarquer   sa cargaison et à se préparer pour son voyage.

Mon père était heureux, et nous l’étions tous, avec nos brillantes espérances. Pour le présent, il est vrai, nous nous trouvions réduits au mince revenu de la cure ; mais mon père ne croyait pas qu’il y eût nécessité de réduire scrupuleusement nos dépenses à cela, et avec un crédit ouvert chez M. Jackson, un autre chez Smith, et un troisième chez   Hobson,   nous   vécûmes   même   plus   confortablement qu’auparavant, quoique ma mère affirmât qu’il eût mieux valu se renfermer dans les bornes ; qu’après tout nos espérances de richesse n’étaient que précaires, et que, si mon père voulait seulement tout confier à sa direction, il ne se sentirait jamais gêné. Mais il était incorrigible.

Quels heureux moments nous avons passés, Mary et moi, quand, assises à notre travail à côté du feu, ou errant sur les montagnes couvertes de bruyères, ou nous reposant sous le saule pleureur (le seul gros arbre du jardin), nous parlions de notre bonheur futur, sans autres   fondations   pour   notre   édifice   que   les   richesses   qu’allait accumuler sur nous le succès des opérations du digne marchand !

Notre père était presque aussi fou que nous ; seulement il affectait de n’être point aussi impatient, exprimant ses espérances par des mots et des saillies qui me frappaient toujours comme  étant extrêmement spirituels et plaisants. Notre mère riait avec bonheur de le voir si confiant et si heureux ; mais cependant elle craignait qu’il ne fixât trop exclusivement son cœur sur ce sujet, et une fois je l’entendis murmurer en quittant la chambre : « Dieu veuille qu’il ne soit pas désappointé ! je ne sais comment il pourrait le supporter. »

Désappointé il fut ; et amèrement encore. La nouvelle éclata sur nous comme un coup de tonnerre : le vaisseau qui contenait notre fortune avait fait naufrage ; il avait coulé bas avec toute sa cargaison, une partie de l’équipage, et l’infortuné marchand lui­même. J’en fus affligée pour lui ; je fus affligée de voir nos châteaux en Espagne renversés ; mais, avec toute l’élasticité de la jeunesse, je fus bientôt remise de ce choc.

Quoique les richesses eussent des charmes, la pauvreté n’avait point de terreurs pour une jeune fille inexpérimentée comme moi. Et même, à dire vrai, il y avait quelque chose d’excitant dans l’idée que nous   étions   tombés   dans   la   détresse   et   réduits   à   nos   propres ressources.   J’aurais   seulement   désiré   que   mon   père,   ma   mère   et Mary, eussent eu le même esprit que moi. Alors, au lieu de nous lamenter   sur   les   calamités   passées,   nous   nous   serions   mis joyeusement à l’œuvre pour les réparer, et, plus grandes eussent été les difficultés, plus dures nos présentes privations, plus grande aurait été notre résignation à endurer les secondes, et notre vigueur à lutter contre les premières.

Mary ne  se lamentait  pas,  mais  elle  pensait  continuellement   à notre malheur, et elle tomba dans un état d’abattement dont aucun de mes efforts ne pouvait la tirer. Je ne pouvais l’amener à regarder la chose sous le même point de vue que moi ; et j’avais si peur d’être taxée de frivolité enfantine ou d’insensibilité stupide, que je gardais soigneusement pour moi la plupart de mes brillantes idées, sachant bien qu’elles ne pouvaient être appréciées.

Ma mère ne pensait qu’à consoler mon père, à payer nos dettes et à diminuer nos dépenses par tous les moyens possibles ; mais mon père était complètement écrasé par la calamité. Santé, force, esprit, il perdit tout sous le coup, et il ne les retrouva jamais entièrement. En vain ma mère s’efforçait de le ranimer en faisant appel à sa piété, à son courage, à son affection pour elle et pour nous. Cette affection même était son plus grand tourment. C’était pour nous qu’il avait si ardemment désiré accroître sa fortune ; c’était notre intérêt qui avait donné   tant   de   vivacité   à   ses   espérances,   et   qui   donnait   tant d’amertume à son malheur actuel. Il se reprochait d’avoir négligé les conseils de ma mère, qui l’eussent empêché au moins de contracter des dettes. La pensée qu’il l’avait enlevée à une existence aisée et au luxe de la richesse pour les soucis et les labeurs de la pauvreté lui était amère, et il souffrait de voir cette femme autrefois si admirée, si élégante, transformée en une active femme de ménage, de la tête et des   mains   continuellement   occupée   des   soins   de   la   maison   et d’économie   domestique.   Le   contentement   même   avec   lequel   elle accomplissait ses devoirs, la gaieté avec laquelle elle supportait ses revers, sa bonté inépuisable et le soin qu’elle prenait de ne jamais lui adresser le moindre blâme, tout cela était pour cet homme ingénieux à se tourmenter une aggravation de ses souffrances. Ainsi l’âme agit sur le corps ; le système nerveux souffrit et les troubles de l’esprit s’accrurent ; sa santé fut sérieusement atteinte, et aucune de nous ne pouvait le convaincre que l’aspect de nos affaires n’était pas aussi triste, aussi désespéré que son imagination malade se le figurait. L’utile phaéton fut vendu, ainsi que le cheval, ce vieux favori gras et bien nourri que nous avions résolu de laisser finir ses jours en paix, et qui ne devait jamais sortir de nos mains ; la petite remise et l’écurie furent louées ; le domestique et la plus coûteuse des deux servantes furent congédiés. Nos vêtements furent raccommodés et retournés   jusqu’au   point   où   allait   la   plus   stricte   décence.   Notre nourriture, déjà simple, fut encore simplifiée (à l’exception des plats favoris de mon père) ; le charbon et la chandelle furent économisés ; la   paire   de   chandeliers   réduite   à   un   seul,   employé   dans   la   plus absolue nécessité ; le charbon soigneusement arrangé dans la grille à moitié vide, surtout lorsque mon père était dehors pour le service de la paroisse, ou retenu dans son lit par la maladie. Quant aux tapis, ils furent soumis aux mêmes reprises et raccommodages que nos habits. Pour supprimer la dépense d’un jardinier, Mary et moi entreprîmes de tenir en ordre le jardin ; et tout le travail de cuisine et de ménage, qui ne pouvait être aisément fait par une seule servante, fut accompli par ma mère et ma sœur, aidées un peu par moi à l’occasion ; je dis un peu, parce que, quoique je fusse une femme à mon avis, je n’étais encore pour elles qu’une enfant. D’ailleurs ma mère, comme toutes les   femmes  actives  et  bonnes  ménagères,  aimait   à  faire   par  elle­ même ; et, quel que fût le travail qu’elle eût à faire, elle pensait que personne n’était plus apte à le faire qu’elle. Aussi, toutes les fois que j’offrais de l’aider, je recevais cette réponse :

« Non, mon amour, vous ne pouvez ; il n’y a rien ici que vous puissiez faire. Allez aider votre sœur, ou faites­lui faire une petite promenade avec vous ; dites­lui qu’elle ne doit pas rester assise si longtemps, qu’elle ne doit pas rester à la maison aussi constamment qu’elle le fait, que sa santé en souffre. »

« Mary, maman dit que je dois vous aider, ou vous faire faire une petite   promenade   avec   moi ;   que   votre   santé   s’altérera   si   vous demeurez aussi longtemps sans sortir.

— M’aider, vous ne le pouvez, Agnès ; et je ne puis sortir avec vous, j’ai beaucoup trop à faire.

— En ce cas, laissez­moi vous aider.

— Vous ne pouvez vraiment, chère enfant. Allez travailler votre musique ou jouer avec le chat. »

Il y avait toujours beaucoup d’ouvrage de couture à faire ; mais on ne m’avait pas appris à couper un seul vêtement, et, à l’exception des grosses coutures et de l’ourlet, il y avait peu de chose que je pusse faire : car ma mère et ma sœur affirmaient toutes deux qu’il leur était plus facile de faire le travail elles­mêmes que de me le préparer. D’ailleurs, elles aimaient mieux me voir poursuivre mes études ou m’amuser ;   il   serait   toujours   assez   tôt   de   me   courber   sur   mon ouvrage, comme une grave matrone, quand mon favori petit minet serait   devenu   un   fort   et   gros   chat.   Dans   de   telles   circonstances, quoique   je   ne   fusse   guère   plus   utile   que   le   petit   chat,   mon désœuvrement n’était pas tout à fait sans excuse.

Au milieu de tous nos embarras, je n’entendis qu’une seule fois ma mère se plaindre du manque d’argent. Comme l’été approchait, elle nous dit à Mary et à moi : « Combien il serait à désirer que votre papa   pût   passer   quelques   semaines   aux   bains   de   mer !   Je   suis convaincue que l’air de la mer et le changement de scène lui feraient beaucoup de bien. Mais vous savez que nous n’avons pas d’argent », ajouta­t­elle avec un soupir. Nous eussions fort désiré toutes deux que la chose pût se faire, et nous nous lamentions grandement qu’elle fût impossible. « Les plaintes ne sont bonnes à rien, nous dit ma mère ; peut­être, après tout, ce projet peut­il être exécuté. Mary, vous dessinez fort bien ; pourquoi ne feriez­vous pas quelques nouveaux dessins   qui,   encadrés   avec   les   aquarelles   que   vous   avez   déjà, pourraient être vendus à quelque libéral marchand de tableaux qui saurait discerner leur mérite ?

— Maman, je serais fort heureuse de penser qu’ils puissent être vendus n’importe à quel prix.

— Cela vaut la peine d’essayer, au moins. Fournissez les dessins, et j’essayerai de trouver l’acheteur.

— Je voudrais bien pouvoir aussi faire quelque chose, dis­je.

— Vous,  Agnès !  Eh  bien,  vous  dessinez  assez  bien  aussi.  En choisissant   un   sujet   simple,   j’ose   dire   que   vous   êtes   capable   de produire une œuvre que nous serions tous fiers de montrer.

— Mais j’ai un autre projet dans la tête, maman, et je l’ai depuis longtemps ; seulement, je n’ai jamais osé vous en parler.

— Vraiment ! dites­nous ce que c’est.

— J’aimerais à être gouvernante. »

Ma mère poussa une exclamation de surprise et se mit à rire. Ma sœur laissa tomber son ouvrage dans son étonnement, et s’écria :

« Vous une gouvernante, Agnès ! Pouvez­vous bien rêver à cela ?

— Eh bien, je ne vois là rien de si extraordinaire. Je ne prétends pas être capable de donner de l’instruction à de grandes filles ; mais assurément   je   peux   en   instruire   de   petites.   J’aimerais   tant   cela ! J’aime tant les enfants ! Maman, laissez­moi être gouvernante.

— Mais, mon amour, vous n’avez pas encore appris à avoir soin de  vous­même ;  et il  faut plus de  jugement et  d’expérience pour gouverner de jeunes enfants que pour en gouverner de grands.

— Pourtant,   maman,   j’ai   dix­huit   ans   passés,   et   je   suis parfaitement capable de prendre soin de moi et des autres aussi. Vous ne connaissez pas la moitié de la sagesse et de la prudence que j’ai, car je n’ai jamais été mise à l’épreuve.

— Mais pensez donc, dit Mary, à ce que vous feriez dans une maison pleine d’étrangers, sans moi ou maman pour parler ou agir pour vous, ayant  à prendre soin de plusieurs enfants et de vous­ même, et n’ayant personne à qui demander conseil ! Vous ne sauriez pas seulement quels vêtements mettre.

— Vous   pensez,   parce   que   je   ne   fais   que   ce   que   vous   me commandez, que je n’ai pas un jugement à moi ? mais mettez­moi à l’épreuve, et vous verrez ce que je peux faire. »

En ce moment mon père entra, et on lui expliqua le sujet de la discussion.

« Vous gouvernante, ma petite Agnès ! s’écria­t­il ; et, en dépit de son mal, cette idée le fit rire.

— Oui, papa ; ne dites rien contre cet état ; je l’aimerais tant, et je crois que je pourrais l’exercer admirablement.

— Mais, ma chérie, nous ne pouvons nous passer de vous. » Et une larme brilla dans ses yeux quand il ajouta : « Non, non, quelque malheureux   que   nous   soyons,   nous   n’en   sommes   sûrement   pas encore réduits là.

— Oh ! non, dit ma mère. Il n’y a aucune nécessité de prendre un tel   parti ;   c’est   purement   un   caprice   à   elle.   Ainsi,   retenez   votre langue, méchante enfant : car, si vous êtes si disposée à nous quitter, vous savez bien que nous ne le sommes pas à nous séparer de vous. »

Je fus réduite au silence pour ce jour­là et pour plusieurs autres ; mais   je   ne   renonçai   pas   à   mon   projet   favori.   Mary   prit   ses instruments de peinture et se mit ardemment à l’œuvre. Je pris les miens aussi ; mais, pendant que je dessinais, je pensais à autre chose. Quel délicieux état que celui de gouvernante ! Entrer dans le monde ; commencer une nouvelle vie ; agir pour moi­même ; exercer mes facultés   jusque­là   sans   emploi ;   essayer   mes   forces   inconnues ; gagner ma vie, et même quelque chose de plus pour aider mon père, ma mère et ma sœur, en les exonérant de ma nourriture et de mon entretien ;   montrer   à   papa   ce   que   sa   petite   Agnès   pouvait   faire ; convaincre   maman   et   Mary   que   je   n’étais   pas   tout   à   fait   l’être impuissant et insouciant qu’elles croyaient. En outre, quel charme de se voir chargée du soin et de l’éducation de jeunes enfants ! Quoi qu’en pussent dire les autres, je me sentais pleinement à la hauteur de la tâche. Les souvenirs de mes propres pensées pendant ma première enfance seraient un guide plus sûr que les instructions du plus mûr conseiller. Je n’aurais qu’à me remémorer ce que j’étais moi­même à l’âge de mes jeunes élèves, pour savoir aussitôt comment gagner leur confiance et leur affection ; comment faire naître chez eux le regret d’avoir   mal   fait ;   comment   encourager   les   timides,   consoler   les affligés ;   comment   leur   rendre   la   Vertu   praticable,   l’Instruction désirable, la Religion aimable et intelligible. Quelle délicieuse tâche que d’aider les jeunes idées à éclore, de soigner ces tendres plantes et de voir leurs boutons éclore jour par jour !

Je   persévérais   donc   dans   mon   projet,   quoique   la   crainte   de déplaire   à   ma   mère   et   de   tourmenter   mon   père   m’empêchât   de revenir sur ce sujet pendant plusieurs jours. Enfin, j’en parlai de nouveau à ma mère en particulier, et avec quelque difficulté j’obtins la promesse qu’elle m’aiderait de tout son pouvoir. Le consentement de mon père fut ensuite obtenu, et, quoique ma sœur Mary n’eût pas encore   donné   son   approbation,   ma   bonne   mère   commença   à s’occuper de me trouver une place. Elle écrivit à la famille de mon père,   et   consulta   les   annonces   des   journaux ;   elle   avait   depuis longtemps cessé toute relation avec sa propre famille, et n’eût pas voulu  avoir recours  à  elle  dans un cas de cette  nature. Mais ses parents   avaient   vécu   depuis   si   longtemps   séparés   et   oubliés   du monde, que plusieurs semaines s’écoulèrent avant que l’on me pût procurer une place convenable. À la fin, à ma grande joie, il fut décidé que je prendrais charge de la jeune famille d’une certaine mistress Bloomfield, que ma bonne grand’tante Grey avait connue dans sa jeunesse, et assurait être une femme très­bien. Son mari était un négociant retiré, qui avait réalisé une fortune assez considérable, mais qui ne pouvait se décider à donner plus de vingt­cinq guinées par   an   à   l’institutrice   de   ses   enfants.   Je   fus   pourtant   heureuse d’accepter ce mince salaire, plutôt que de refuser la place, ce que mes parents semblaient croire préférable.

Quelques semaines me restaient pour me préparer. Combien ces semaines me parurent longues et ennuyeuses ! Et pourtant, à tout prendre,   elles   étaient   heureuses,   pleines   de   brillantes   espérances. Avec quel plaisir je vis préparer mes nouveaux vêtements et aidai à faire mes malles ! Mais un sentiment d’amertume se mêla aussi à cette dernière occupation, et, lorsqu’elle fut terminée, que tout fut prêt pour mon départ le lendemain, et que la dernière nuit que j’allais passer à la maison approcha, une soudaine angoisse me gonfla le cœur. Mes chers amis paraissaient si tristes, ils me parlaient avec tant de   bonté,   que   je   pouvais   à   peine   retenir   mes   larmes ;   pourtant, j’affectais de paraître gaie. J’avais fait ma dernière excursion avec Mary sur les marais, ma dernière promenade dans le jardin et autour de la maison ; j’avais donné à manger avec elle, pour la dernière fois, à nos pigeons favoris, que nous avions accoutumés à venir prendre leur   nourriture   dans   notre   main ;   j’avais   caressé   leur   dos   soyeux pendant qu’ils se pressaient devant moi ; j’avais tendrement baisé mes favoris particuliers, une paire de pigeons blancs comme la neige, à la queue en éventail ; j’avais joué mon dernier air sur le vieux piano de la famille, et chanté ma dernière chanson à papa ; non la dernière, j’espérais, mais la dernière au moins pour un longtemps. « Et peut­ être, pensais­je, quand je pourrai de nouveau faire toutes ces choses, ce   sera   avec   d’autres   sentiments :   les   circonstances   peuvent   être changées et cette maison n’être plus jamais mon foyer. » Ma chère petite amie, la jeune chatte, ne serait certainement plus la même ; déjà,   elle   commençait   à   devenir   une   jolie   chatte,   et   lorsque   je reviendrais   faire   à   la   hâte   une   visite   à   Noël,   elle   aurait   très­ probablement oublié sa compagne de jeux et ses jolis tours. J’avais joué avec elle pour la dernière fois, et, lorsque je caressai sa douce et soyeuse   fourrure,   pendant   qu’elle   dormait   sur   mes   genoux, j’éprouvai un sentiment de tristesse que je ne pus déguiser. Puis, quand vint le moment de se coucher, quand je me retirai avec Mary dans notre tranquille petite chambre, où déjà mes tiroirs et le casier destiné à mes livres étaient vides, et où ma sœur allait dormir seule, dans une triste solitude, ainsi qu’elle disait, mon cœur se fendit plus que jamais. Il me sembla que j’avais  été égoïste et méchante en persistant   à   vouloir   la   quitter ;   et,   quand   je   m’agenouillai   devant notre petit lit, j’appelai sur elle et sur mes parents la bénédiction de Dieu avec plus de ferveur que je ne l’avais jamais fait. Pour ne pas laisser voir mon émotion, je cachai mon visage dans mes mains, qui furent à l’instant baignées de pleurs. Je m’aperçus, en me relevant, qu’elle avait pleuré aussi ; mais nous ne parlâmes ni l’une ni l’autre, et nous nous couchâmes en silence, nous serrant plus  étroitement l’une contre l’autre, à l’idée que nous allions sitôt nous séparer. Mais le matin ramena l’espérance et le courage. Je devais partir de bonne heure, afin que la voiture qui devait me conduire (le cabriolet de M. Smith, drapier, épicier et marchand de thé de notre village) pût revenir le même jour. Je me levai, m’habillai, pris à la hâte mon déjeuner, reçus les tendres embrassements de mon père, de ma mère et de ma sœur, baisai la chatte, et, au grand scandale de Sally, la servante, lui donnai une cordiale poignée de main, montai dans le cabriolet, tirai mon voile sur ma figure, et alors, mais seulement alors, je fondis en larmes. La voiture roula ; je regardai derrière moi : ma   mère   et   ma   sœur   étaient   toujours   debout   sur   la   porte,   me regardant et me faisant des signes d’adieu. Je les leur rendis, et priai Dieu pour leur bonheur du fond de mon âme. Nous descendîmes la colline, et je ne pus plus voir.

« Il fait bien froid pour vous ce matin, miss Agnès, me dit Smith, et   le   temps   est   bien   sombre   aussi.   Mais   j’espère   que   vous  serez arrivée à destination avant que la pluie ne tombe.

— Oui, je l’espère », répondis­je avec autant de calme que je le pus.

Là   se   borna   notre   colloque.   Nous   traversâmes   la   vallée   et commençâmes à monter la colline opposée. Je regardai de nouveau derrière moi. Je vis le clocher du village et, derrière, la vieille maison du presbytère éclairée par un rayon de soleil ; ce rayon était le seul, car tout le village et les collines environnantes étaient dans l’ombre formée par les nuages. Je saluai ce rayon de soleil comme un heureux présage pour ma maison. J’implorai avec ferveur la bénédiction du ciel pour ses habitants et me détournai vivement, car je voyais les rayons du soleil disparaître. J’évitai avec soin de reporter mes yeux sur le presbytère, craignant de le voir dans l’ombre comme le reste du paysage.

 

CHAPITRE II – Premières leçons dans l’art de l’enseignement.

À mesure que nous avancions, mon naturel revint, et je tournai avec plaisir  ma  pensée  vers la nouvelle  vie dans laquelle  j’allais entrer. Quoique l’on ne fût encore qu’au milieu de septembre, les nuages   sombres   et   un   fort   vent   de   nord­est   rendaient   le   temps extrêmement  froid et  triste. Le voyage  nous paraissait long : car, ainsi   que   le   disait   Smith,   les   routes   étaient   « très­lourdes »,   et assurément son cheval était très­lourd aussi ; il rampait aux montées et se traînait aux descentes, et ne consentait à se mettre au trot que lorsque la route était de niveau ou en pente très­douce, ce qui était rare dans ces régions accidentées. Il était près d’une heure lorsque nous   arrivâmes   à   notre   destination ;   et   pourtant,   quand   nous franchîmes   la   grande   porte   de   fer,   quand,   roulant   doucement   sur l’avenue   sablée   et   unie,   bordée   de   chaque   côté   par   des   pelouses plantées   de   jeunes   arbres,   nous   approchâmes   de   la   splendide résidence   de   Wellwood   s’élevant   au­dessus   des   peupliers   qui l’environnaient, le cœur me manqua, et j’aurais voulu en être encore à un mille ou deux. Pour la première fois de ma vie, j’allais me trouver livrée à moi­même ; il n’y avait plus de retraite possible. Il me fallait entrer dans cette maison, et m’introduire moi­même parmi ses habitants inconnus. Comment fallait­il m’y prendre ? Il est vrai que j’avais près de dix­neuf ans ; mais, grâce à ma vie retirée et aux soins protecteurs de ma  mère  et de  ma sœur, je savais bien  que beaucoup de jeunes filles de quinze ans et au­dessous étaient douées de plus d’adresse, d’aisance et d’assurance que moi. « Pourtant, me disais­je,   si   mistress   Bloomfield   est   une   femme   bonne   et bienveillante, je m’en tirerai fort bien ; quant aux enfants, je serai bientôt à l’aise avec eux, et j’espère n’avoir guère affaire avec M. Bloomfield. »

« Sois calme, sois calme, quoi qu’il arrive », me dis­je à moi­ même ; et vraiment, je tins si bien cette résolution, j’étais si occupée de calmer mes nerfs et de réprimer les rebelles battements de mon cœur,   que,   lorsque   je   fus   en   présence   de   mistress   Bloomfield, j’oubliai presque de répondre à sa salutation polie, et le peu que je dis,  je  le  dis du  ton  d’une  personne   à  moitié  morte  ou  à  moitié endormie. Cette dame aussi avait quelque chose de glacial dans ses manières,   ainsi   que   je   m’en   aperçus   lorsque   j’eus   le   temps   de réfléchir. C’était une femme grande, mince, avec des cheveux noirs abondants, des yeux gris et froids, et un teint extrêmement pâle.

Avec   une   politesse   convenable,   pourtant,   elle   me   montra   ma chambre à coucher, et m’y laissa pour prendre quelque repos. Je fus un peu effrayée en me regardant dans la glace : le vent avait gonflé et rougi mes mains, débouclé et emmêlé mes cheveux, et teint mon visage   d’un   pourpre   pâle ;   ajoutez   à   cela   que   mon   col   était horriblement   chiffonné,   ma   robe   souillée   de   boue,   mes   pieds chaussés   de   bottines   neuves   grossières ;   et,   comme   mes   malles n’étaient pas encore apportées, il n’y avait pas de remède. Aussi, ayant lissé de mon mieux mes cheveux rebelles et tiré à plusieurs reprises mon obstiné collet, je descendis l’escalier en philosophant, et avec   quelque   difficulté   trouvai   mon   chemin   vers   la   chambre   où mistress Bloomfield m’attendait.

Elle me conduisit dans la salle à manger, où le goûter de la famille avait été servi. Des biftecks et des pommes de terre à moitié froides furent placés devant moi ; et, pendant que je dînai, elle s’assit en face de   moi,   m’observant   (ainsi   que   je   le   pensais),   et   s’efforçant   de soutenir un semblant de conversation qui consistait principalement en une   suite   de   remarques   communes,   exprimées   avec   le   plus   froid formalisme ; mais cela pouvait être plus ma faute que la sienne, car réellement   je   ne   pouvais   converser.   Mon   attention   était   presque entièrement   absorbée   par   mon   dîner ;   non   que   j’eusse   un   appétit vorace,   mais   les   biftecks   étaient   si   durs,   et   mes   mains,   presque paralysées par une exposition de cinq heures au vent glacé, étaient si maladroites, que je ne pouvais venir à bout de les couper. J’eusse volontiers mangé les pommes de terre et laissé la viande ; mais j’en avais pris un gros morceau sur mon assiette, et je ne voulais pas commettre l’impolitesse de le laisser. Aussi, après plusieurs efforts infructueux   et   maladroits   pour   le   couper   avec   le   couteau,   ou   le déchirer avec la fourchette, ou le diviser avec les dents, sentant que lady Bloomfield me regardait, je saisis avec désespoir le couteau et la fourchette avec mes poings, comme un enfant de deux ans, et me mis à l’œuvre de toute ma petite force. Mais cela demandait quelque excuse ; essayant de sourire, je dis : « Mes mains sont si engourdies par le froid que je peux à peine tenir mon couteau et ma fourchette.

— Je pensais bien que vous le trouveriez froid », répliqua­t­elle avec une froide et immuable gravité qui ne servit point à me rassurer.

Lorsque j’eus fini, elle me conduisit de nouveau au salon, et elle sonna et envoya chercher les enfants.

« Vous ne les trouverez pas fort avancés, dit­elle : car j’ai si peu de   temps   pour   m’occuper   moi­même   de   leur   éducation !   et   nous avons pensé jusqu’à ce moment qu’ils étaient trop jeunes pour une gouvernante ; mais je pense que ce sont deux enfants remarquables, et qu’ils ont beaucoup de facilité pour apprendre, surtout le petit garçon ; c’est, je crois, la fleur du troupeau, un garçon au cœur noble et   généreux,   qui   se   laissera   diriger,   mais   non   contraindre,   et remarquable   pour   dire   toujours   la   vérité.   Il   semble   mépriser   le mensonge   (c’était   là   une   bonne   nouvelle).   Sa   sœur   Mary­Anne demandera à être surveillée, continua­t­elle ; mais après tout c’est une très­bonne fille : pourtant je désire qu’on la tienne éloignée de la chambre des enfants, autant que possible, car elle a presque six ans, et pourrait acquérir de mauvaises habitudes auprès des nourrices. J’ai ordonné que son lit fût placé dans votre chambre, et, si vous voulez être assez bonne pour l’aider à se laver et à s’habiller et prendre soin de ses vêtements, elle n’aura plus désormais rien  à faire avec la bonne d’enfants. »

Je répondis que je le voulais bien, et à ce moment mes jeunes élèves entrèrent dans l’appartement avec leurs deux jeunes sœurs. M. Tom   Bloomfield   était   un   garçon   de   sept   ans,   d’une   belle   venue, cheveux   blonds,   yeux   bleus,   nez   un   peu   retroussé,   et   teint   rosé. Mary­Anne   était   une  grande   fille   aussi,   un  peu   brune   comme   sa mère, mais avec un visage rond et plein et des joues colorées. La seconde   sœur,   Fanny,   était   une   fort   jolie   petite   fille.   Mistress Bloomfield   m’assura   que   c’était   une   enfant   d’une   gentillesse remarquable et qui demandait à être encouragée ; elle n’avait encore rien appris, mais dans quelques jours elle aurait quatre ans, et alors elle pourrait prendre sa première leçon d’alphabet et être admise dans la salle d’étude. La troisième et dernière était Henriette, une petite enfant de deux ans, grasse, joyeuse et vive, que j’aurais préférée à tout le reste, mais avec laquelle je n’avais rien à faire.

Je parlai à mes petits élèves le mieux que je pus, et essayai de me rendre agréable, mais avec peu de succès, car la présence de leur mère me gênait beaucoup. C’étaient pourtant des enfants vifs et sans gêne, et j’espérais être bientôt en bons termes avec eux, avec le petit garçon particulièrement, dont j’avais entendu vanter le caractère par la mère. Chez Mary­Anne, il y avait un certain sourire affecté et un désir d’attirer l’attention que je fus fâchée d’observer. Mais son frère attira toute mon attention : il se tenait droit entre moi et le feu, les mains derrière le dos, parlant comme un orateur, et s’interrompent quelquefois pour adresser d’aigres reproches à ses sœurs quand elles faisaient trop de bruit.

« Oh !   Tom,   quel   chéri   vous   êtes !   s’écria   sa   mère.   Venez embrasser chère maman ; et ensuite ne voudrez­vous pas montrer à miss Grey votre salle d’étude et vos jolis livres neufs ?

— Je ne veux pas vous embrasser, maman, mais je montrerai à miss Grey ma salle d’étude et mes livres neufs.

— Et ma salle d’étude et mes livres neufs, Tom, dit Mary­Anne. Ce sont les miens aussi.

— Ce   sont   les  miens,   répliqua­t­il   avec   décision.   Venez,   miss Grey, je veux vous escorter. »

Quand   la   chambre   et   les   livres   m’eurent   été   montrés,   avec quelques disputes entre le frère et la sœur que j’apaisai ou adoucis de mon   mieux,   Mary­Anne   m’apporta   sa   poupée,   et   commença   à devenir très­loquace sur le sujet de ses habits, de sa commode et de ses autres affaires ; mais Tom lui ordonna de se taire, afin que miss Grey   pût   voir   son   cheval   de   bois,   qu’avec   le   plus   grand empressement   il   tira   au   milieu   de   la   chambre,   en   réclamant hautement mon attention. Puis, commandant à sa sœur de tenir les rênes, il monta à cheval, et me fit rester là dix minutes pour admirer comme il savait se servir de la cravache et de l’éperon. Pourtant j’admirai la jolie poupée de Mary­Anne et tout le reste ; puis je dis à Tom qu’il était un parfait cavalier, mais que j’espérais qu’il ne se servirait pas autant de la cravache ni de l’éperon lorsqu’il monterait un vrai cheval.

« Oh, certainement que je m’en servirai, dit­il en frappant avec un redoublement d’ardeur. Je le couperai comme de la fumée ! Eh ! ma parole, je le ferai suer. »

Cela était très­mal ; mais j’espérais avec le temps parvenir à le changer.

« Maintenant, il vous faut mettre votre chapeau et votre châle, me dit le petit héros, et je vous montrerai mon jardin.

— Et le mien », dit Mary­Anne.

Tom leva son poing avec un geste menaçant ; elle poussa un cri perçant, courut se placer à mon côté et lui fit face.

« Assurément, Tom, vous ne voudriez pas frapper votre sœur ! j’espère que je ne vous verrai jamais faire cela.

— Vous me le verrez faire quelquefois ; j’y suis obligé de temps en temps pour la corriger.

— Mais   ce   n’est   pas   votre   affaire   de   la   corriger,   vous   savez, c’est…

— Bien, partons et mettez votre chapeau.

— Je ne sais… le temps est si couvert et si froid, il paraît qu’il va pleuvoir ; et vous savez que je viens de faire une longue route.

— N’importe, vous viendrez ; je ne souffrirai aucune excuse », répliqua le petit gentleman. Et, comme c’était le premier jour de notre connaissance, je pensai que je pouvais bien lui passer cela. Il faisait   trop   froid   pour   que   Mary­Anne   nous   accompagnât :   aussi resta­t­elle avec sa mère, au grand contentement de son frère, qui aimait à m’avoir entièrement à lui.

Le jardin était grand et disposé avec goût ; outre de splendides dahlias, il y avait encore d’autres belles plantes en fleur. Mais mon compagnon ne voulait pas me les laisser examiner. Il me fallut le suivre à travers l’herbe mouillée, jusqu’à un endroit éloigné, le plus important du domaine, puisqu’il contenait son jardin. Là étaient deux espaces ronds, semés d’une variété de plantes. Dans l’un se trouvait un joli petit rosier. Je m’arrêtai pour admirer ses belles fleurs.

« Oh ! ne faites pas attention à cela, dit­il avec mépris. Ceci n’est que le jardin de Mary­Anne. Regardez, voici le mien. »

Après que j’eus observé chaque fleur et écouté la description de chaque plante, il me fut permis de partir ; mais auparavant, avec grande pompe, il arracha un polyanthus et me le présenta, comme quelqu’un qui confère une grande faveur. Je remarquai, sur l’herbe autour de son jardin, certain appareil de bâtons et de cordes, et je demandai ce que c’était.

« Des pièges pour les oiseaux.

— Pourquoi les attrapez­vous ?

— Papa dit qu’ils font du mal.

— Et qu’en faites­vous quand vous les avez pris ?

— Différentes   choses.   Quelquefois   je   les   donne   au   chat ; quelquefois   je   les   coupe   en   morceaux   avec   mon   canif.   Mais   le prochain, j’ai l’intention de le rôtir vivant.

— Et pourquoi pensez­vous à faire une aussi horrible chose ?

— Pour deux raisons : d’abord pour voir combien de  temps il vivra ; ensuite pour voir quel goût il aura.

— Mais vous ne savez donc pas que c’est très­mal de faire de telles  choses ?  Souvenez­vous donc  que  les oiseaux  sentent  aussi bien que vous ; et pensez si vous aimeriez qu’on vous fît la même chose à vous !

— Oh ! je ne suis pas un oiseau, et je ne puis sentir ce que je leur fais souffrir.

— Mais vous aurez à le sentir un jour, Tom. Vous savez où vont les   méchants   lorsqu’ils   meurent ;   et,   si   vous   ne   renoncez   pas   à torturer d’innocents oiseaux, souvenez­vous que vous irez là aussi, et que vous souffrirez ce que vous leur aurez fait souffrir.

— Oh ! peuh ! je ne cesserai pas. Papa sait comment je les traite, et il ne m’a jamais blâmé pour cela : il dit que c’est justement ce qu’il faisait lorsqu’il était petit garçon. L’été dernier il me donna une nichée de jeunes moineaux, et il me vit leur arracher les pattes, les ailes et la tête, et il ne me dit rien ; excepté que ce sont des choses malpropres, et que je ne dois pas leur laisser souiller mes pantalons.

Et l’oncle Robson était là aussi, et il riait, disant que j’étais un beau garçon.

— Mais votre maman, que dit­elle ?

— Oh !   elle   ne   s’occupe   guère   de   cela !   Elle   dit   que   c’est dommage   de   tuer   de   jolis   oiseaux   qui   chantent,   mais   que   les malfaisants moineaux, ainsi que les souris et les rats, je peux en faire ce que je veux. Ainsi, maintenant, miss Grey, vous voyez que ce n’est pas une méchante action.

— Je crois toujours que c’en est une, Tom ; et peut­être votre papa et votre maman penseraient­ils comme moi, s’ils voulaient bien y réfléchir. Cependant, ajoutai­je intérieurement, ils peuvent dire ce qui leur plaira, je suis déterminée à ne vous laisser faire rien de pareil, aussi longtemps que je pourrai l’empêcher. »

Il me fit ensuite traverser la pelouse pour voir sa taupière, puis passer dans le bûcher pour voir ses pièges à belettes, dont l’un, à sa grande joie, contenait une belette morte ; puis à l’écurie pour voir, non les beaux chevaux, mais un petit poulain assez laid qu’il me dit avoir été élevé pour lui, et qu’il devait monter aussitôt qu’il serait convenablement   dressé.   Je   m’efforçais   d’amuser   mon   petit compagnon, et j’écoutais son babillage avec autant de complaisance que possible : car je pensais que, s’il était susceptible d’affection, il me fallait d’abord le gagner, et que plus tard je pourrais lui faire voir ses erreurs ; mais je cherchais en vain en lui ce généreux et noble cœur dont parlait sa mère, bien que je pusse remarquer qu’il n’était pas sans un certain degré de vivacité et de pénétration.