Après la pluie, le beau temps

Comtesse de Ségur



Après la pluie, le beau temps


À mon arrière-­petit­-fils Paul de Belot

 

Tu   es,   cher   enfant,   mon   premier   arrière-petit-fils,   comme   ta maman a été ma première petite-fille. C’est à elle que j’ai dédié mon premier volume ; c’est à toi que je dédie le dernier et vingtième ouvrage, qui se trouve représenter le nombre de mes petits-enfants.

Je te souhaite, très cher enfant, d’être en tout semblable à ton excellente maman.

Je te bénis en finissant ma carrière littéraire. Prie pour moi quand je ne serai plus de ce monde.

Puissent tous mes lecteurs en faire autant : le bon Dieu aime les prières des enfants.

Ta Grand’mère qui t’aime,

 

Sophie Rostopchine Comtesse de SÉGUR.

Les Nonettes, 1871, 8 septembre.



I – Les fraises

 

GEORGES. – Geneviève, veux-­tu venir jouer avec moi ? Papa m’a donné congé parce que j’ai très bien appris toutes mes leçons.

GENEVIÈVE. – Oui, je veux bien ; à quoi veux-­tu jouer ?

GEORGES. – Allons dans le bois chercher des fraises.

GENEVIÈVE. – Alors je vais appeler ma bonne.

GEORGES.   – Pourquoi   cela ?   Nous   pouvons   bien   aller   seuls, c’est si près.

GENEVIÈVE. – C’est que j’ai peur…

GEORGES. – De quoi as­tu peur ?

GENEVIÈVE. – J’ai peur que tu ne fasses des bêtises, tu en fais toujours quand nous sommes seuls.

GEORGES.   – Je   t’assure   que   je   n’en   ferai   plus,   ma   petite Geneviève ;   nous   cueillerons   tranquillement   des   fraises ;   nous   les mettrons sur des feuilles dans ton panier et nous les servirons à papa pour le dîner.

GENEVIÈVE. – Oui ! c’est très bien ! c’est une bonne idée que tu as là. Mon oncle aime beaucoup les fraises des bois ; il sera bien content.

GEORGES. – Partons vite alors ; ce sera long à cueillir.

Georges se précipita hors de la chambre, suivi par Geneviève ; tous deux coururent vers le petit bois qui était à cent pas du château. D’abord ils ne trouvèrent pas beaucoup de fraises ; mais, en avançant dans le bois, ils en trouvèrent une telle quantité, que leur panier fut bientôt plein. Enchantés de leur récolte, ils s’assirent sur la mousse pour couvrir de feuilles le panier ; après quoi Geneviève pensa qu’il était temps de rentrer.

À peine avaient­ils fait quelques pas qu’ils entendirent la cloche sonner le premier coup du dîner.

« Déjà, dit Georges ; rentrons vite pour ne pas être en retard. »

GENEVIÈVE. – Je crains que nous ne soyons en retard tout de même, car nous sommes très loin. As­tu entendu comme la cloche sonnait dans le lointain ?

GEORGES. – Oui, oui. Pour arriver plus vite, allons  à travers bois ; nous sommes trop loin par le chemin.

GENEVIÈVE. – Tu crois ? mais j’ai peur de déchirer ma robe dans les ronces et les épines.

GEORGES. – Sois tranquille ; nous passerons dans les endroits clairs sur la mousse.

Geneviève résista encore quelques instants, mais, sur la menace de Georges de la laisser seule dans le bois, elle se décida à le suivre et ils entrèrent dans le fourré ; pendant quelques pas ils marchèrent très facilement ; Georges courait en avant, Geneviève suivait. Une ronce accrochait   de   temps   en   temps   Geneviève,   qui   tirait   sa   robe   et rattrapait   Georges ;   bientôt   les   ronces   et   les   épines   devinrent   si serrées que Georges lui-même passait difficilement. Geneviève avait déjà   entendu   craquer   sa   robe   plus   d’une   fois,   mais   elle   avançait toujours ; enfin elle fut obligée de traverser un fourré si épais qu’elle se trouva dans l’impossibilité d’aller plus loin.

« Georges, Georges ! cria-­t-­elle, viens m’aider ; je ne peux pas avancer ; je suis prise dans des ronces.»

GEORGES. – Tire ferme ; tu passeras.

GENEVIÈVE. – Je ne peux pas ; les épines m’entrent dans les bras, dans les jambes. Viens, je t’en prie, à mon secours. 

Georges, ennuyé par les cris de détresse de Geneviève, revint sur ses pas. Au moment où il la rejoignit, le second coup de cloche se fit entendre.

GENEVIÈVE. – Ah ! mon Dieu ! le second coup qui sonne. Et mon   oncle   qui   n’aime   pas   que   nous   le   fassions   attendre.   Oh ! Georges, Georges, tire­moi d’ici ; je ne puis ni avancer ni reculer.

Geneviève   pleurait.   Georges   s’élança   dans   le   fourré,   saisit   les mains de Geneviève et, la tirant de toutes ses forces, il parvint à lui faire traverser les ronces et les épines qui l’entouraient. Elle en sortit donc, mais sa robe en lambeaux, ses bras, ses jambes, son visage même pleins d’égratignures. Aucun des deux n’y fit attention ; le bois s’éclaircissait, le  temps pressait ; ils arrivèrent  à la  porte au moment où M. Dormère les appelait pour dîner.

Quand   ils   apparurent   rouges,   suants,   échevelés,   Geneviève traînant   après   elle   les   lambeaux   de   sa   robe,   Georges   le   visage égratigné et son pantalon blanc verdi par le feuillage qu’il lui avait fallu traverser avec difficulté, M. Dormère resta stupéfait.

M.   DORMÈRE.   – D’où   venez-­vous   donc ?   Que   vous   est­il arrivé ?

GEORGES. – Nous venons du bois, papa ; il ne nous est rien arrivé.

M. DORMÈRE. – Comment, rien ? Pourquoi es­tu vert des pieds à la tête ? Et toi, Geneviève, pourquoi es-­tu en loques et égratignée comme si tu avais été enfermée avec des chats furieux ?

Georges regarde Geneviève et ne répond pas.

Geneviève baisse la tête, hésite et finit par dire : « Mon oncle,… ce sont les ronces,… ce n’est pas notre faute. »

M. DORMÈRE. – Pas votre faute ? Pourquoi as-­tu été dans les ronces ?   Pourquoi   y   as­tu   fait   aller   Georges,   qui   te   suit   partout comme un imbécile ?

Geneviève espérait que Georges dirait à son père que ce n’était pas elle, mais bien lui qui avait voulu aller à travers bois. Georges continuait à se taire ; M. Dormère paraissait de plus en plus fâché. Geneviève, en espérant l’adoucir, lui présenta le panier de fraises et dit :

« Nous   voulions   vous   apporter   des   fraises   des   bois,   que   vous aimez beaucoup, mon oncle. Si vous voulez bien en goûter, vous nous ferez grand plaisir. »

M.   DORMÈRE.   – Je   ne   tiens   pas   à   vous   faire   plaisir, mademoiselle, et je ne veux pas de vos fraises. Emportez­-les.

Et d’un revers de main M. Dormère repoussa le panier, qui tomba par terre ; les fraises furent jetées au loin. Geneviève poussa un cri.

 M. DORMÈRE. – Eh bien ! allez-­vous crier maintenant comme un enfant de deux ans ? Laissez tout cela ; allez vous débarbouiller et changer de robe. Viens dîner, Georges ; il est tard.

M. Dormère passa dans la salle à manger avec Georges pendant que Geneviève alla tristement retrouver sa bonne, qui la reçut assez mal.

LA BONNE. – Encore une robe déchirée ! Mais, mon enfant, si tu continues à déchirer une robe par semaine, je n’en aurai bientôt plus à te mettre, et ton oncle sera très mécontent.

GENEVIÈVE. – Pardon, ma bonne ; Georges a voulu revenir à travers le bois ; les ronces et les épines ont déchiré ma robe, ma figure et mes mains. Et mon oncle m’a grondée.

LA BONNE. – Et Georges ?

GENEVIÈVE. – Il n’a rien dit à Georges ; il l’a emmené dîner.

LA   BONNE.   – Mais   est-­ce   que   Georges   n’a   pas   cherché   à t’excuser ?

GENEVIÈVE. – Non, ma bonne ; il n’a rien dit.

– C’est toujours comme ça, murmura la bonne ; c’est lui qui fait les sottises, elle est grondée, et lui n’a rien.

Pélagie débarbouilla le visage saignant de Geneviève, lui enleva quelques épines restées dans les égratignures, la changea de robe et l’envoya dans la salle à manger.

Au dessert on servit des fraises du potager ; elle regarda son oncle.

M. DORMÈRE, avec ironie. – Vous voyez, mademoiselle, qu’on n’a pas besoin de votre aide pour avoir des fraises qui sont bien meilleures que les vôtres.

GENEVIÈVE.   – Je   le   sais   bien,   mon   oncle,   mais   nous   avons pensé que vous préfériez les fraises des bois.

M.   DORMÈRE.   – Pourquoi   dites-­vous   nous ?   Vous   cherchez toujours à mettre Georges de moitié dans vos sottises.

GENEVIÈVE.   – Je   dis   la   vérité,   mon   oncle.   N’est-­ce   pas, Georges, que c’est toi qui m’as demandé d’aller dans le bois chercher des fraises ?

GEORGES,   embarrassé.   – Je   ne   me   souviens   pas   bien.   C’est possible.

 GENEVIÈVE. – Comment, tu as oublié que… ?

M.   DORMÈRE,   impatienté.   – Assez,   assez ;   finissez   vos accusations, mademoiselle. Rien ne m’ennuie comme ces querelles, que vous recommencez chaque fois que vous avez fait une sottise qui vous fait gronder.

Geneviève   baissa   la   tête   en   jetant   un   regard   de   reproche   à Georges ; il ne dit rien, mais il était visiblement mal à l’aise et n’osait pas regarder sa cousine.


II – La visite

 

Après le dîner, M. Dormère se retira au salon et se mit à lire ses journaux qu’il n’avait pas achevés ; les enfants restèrent dehors pour jouer. Mais Geneviève était triste ; elle restait assise sur un banc et ne disait rien. Georges allait et venait en chantonnant ; il avait envie de parler à Geneviève, mais il sentait qu’il avait été lâche et cruel à son égard.

Pourtant, comme il s’ennuyait, il prit courage et s’approcha de sa cousine.

« Veux-­tu jouer, Geneviève ? »

GENEVIÈVE. – Non, Georges, je ne jouerai pas avec toi : tu me fais toujours gronder.

GEORGES. – Je ne t’ai pas fait gronder : je n’ai rien dit.

GENEVIÈVE. – C’est précisément pour cela que je suis fâchée contre toi. Tu aurais dû dire à mon oncle que c’était toi qui étais cause de tout, et tu m’as laissé accuser et gronder sans rien dire. C’est très mal à toi.

GEORGES.   – C’est   que…,   vois­-tu,   Geneviève,…   j’avais   peur d’être grondé aussi ; j’ai peur de papa.

GENEVIÈVE. – Et moi donc ? J’en ai bien plus peur que toi. Toi tu es son fils, et il t’aime. Moi, il ne m’aime pas, et je ne suis que sa nièce.

GEORGES. – Oh ! Geneviève, je t’en prie, pardonne-­moi ; une autre fois je parlerai ; je t’assure que je dirais tout.

GENEVIÈVE. – Tu dis cela maintenant ! tu as dit la même chose le jour où le renard a déchiré ma robe avec ses dents. Je ne te crois plus.

GEORGES. – Ma petite Geneviève, je t’en prie, crois-­moi et viens jouer.

Geneviève, un peu attendrie, était sur le point de céder, quand une voiture parut dans l’avenue et, arrivant au grand trot, s’arrêta devant le perron.

Une jeune dame élégante descendit de la calèche, suivie d’une petite fille de huit ans, de l’âge de Geneviève, d’un petit garçon de douze   ans,   de   l’âge   de   Georges,   et   d’une   grosse   petite   dame d’environ trente ans, laide, couturée de petite vérole, mais avec une physionomie aimable et bonne qui la rendait agréable.

Ce fut elle qui s’approcha la première de Geneviève. « Bonjour, ma petite ; comme vous êtes gentille ? Où est donc votre oncle ? Bonjour,   Georges.   Ah !   comme   vous   voilà   vert !   Une   vraie perruche !   Vert   de   la   tête   aux   pieds.   Comment   vous   laisse-­t-­on habillé si drôlement ? Ha, ha, ha ! Viens donc voir, Cornélie. Un vrai gresset. Vois donc, Hélène ; ne va pas te mettre comme cela, au moins. »

Mme de Saint-­Aimar s’approcha à son tour, embrassa Georges très affectueusement et dit : « Mais il est très gentil comme cela ! À la campagne, est-­ce qu’on fait dix toilettes par jour ? C’est très bien de   ne   pas   avoir   de   prétentions ;   il   sera   tombé   dans   l’herbe probablement. »

GENEVIÈVE. – Non, madame, c’est en m’aidant à me tirer des ronces qui me déchiraient, que le pauvre Georges s’est sali et un peu écorché.

MADAME   DE   SAINT- AIMAR.   – Comme   c’est   gentil   ce   que vous dites là, Geneviève. Vois, Louis, comme elle est généreuse ; comme elle excuse gentiment ceux qu’elle aime ! Charmante enfant !

Elle embrassa encore Geneviève et entra avec sa grosse cousine dans le salon.

« Bonjour,   cher   monsieur,   dit­elle   en   tendant   la   main   à   M. Dormère.   Nous   venons   d’embrasser   vos   enfants ;   ils   sont charmants. »

MADEMOISELLE PRIMEROSE. – Bonjour, mon cousin. Quelle  drôle de mine a votre garçon ! Comment la bonne le laisse-­t-­elle arrangé   en   gresset ?   Voulez­vous   que   j’aille   la   chercher   pour   le rhabiller ?

La cousine Primerose, sans attendre la réponse de M. Dormère, sortit du salon et monta lestement chez la bonne.

MADEMOISELLE PRIMEROSE. – Bonjour, ma chère Pélagie ; je viens vous avertir que Georges n’est pas tolérable avec ses habits tout verts. Il faut que vous le fassiez changer de tout ; la petite est très propre ; vous la soignez celle-là, c’est bien : mais vous négligez trop le garçon ; il est tout honteux de sa verdure ; il ne lui manque que des plumes pour être perruche ou perroquet.

PÉLAGIE.  – Je  ne  savais  pas,  mademoiselle,  que   Georges  eût besoin   d’être   changé.   La   petite   était   rentrée   avec   sa   robe   en lambeaux, mais Georges n’est pas venu.

MADEMOISELLE PRIMEROSE. – Ah ! pourquoi cela ?

PÉLAGIE. – Je n’en sais rien, mais je vais le chercher.

MADEMOISELLE   PRIMEROSE.   – J’y   vais   avec   vous,   ma bonne Pélagie ; nous lui ferons raconter la chose.

Mlle Primerose, enchantée d’apprendre du nouveau pour en faire quelque commérage, descendit l’escalier plus vite que la bonne et parut au milieu des enfants, qui jouaient au croquet.

« Venez  vite,  cria-­t­-elle   à   Georges ;   votre  bonne  vous  cherche pour vous habiller. Mais venez donc ; vous nous raconterez ce qui vous est arrivé. »

GEORGES.   – Il   ne   m’est   rien   arrivé   du   tout ;   je   n’ai   rien   à raconter, ma cousine.

MADEMOISELLE PRIMEROSE. – Si j’en crois un mot, je veux bien être pendue. Va, va t’habiller ; nous nous passerons bien de toi, mon garçon. Je vais prendre ton jeu au croquet ; et sois tranquille, je te gagnerai ta partie.

Georges,   étonné   et   ennuyé,   obéit   pourtant   à   la   bonne,   qui l’appelait. Pendant sa courte absence, Mlle Primerose ne perdit pas son temps ; en jouant au croquet aussi lourdement et maladroitement que le faisait supposer sa grosse taille, elle questionna habilement Geneviève   et   apprit   ainsi   ce   qui   s’était   passé,   excepté   le mécontentement   de   M.   Dormère   et   le   vilain   rôle   qu’avait   joué Georges en présence de son père.

Quand Georges revint, elle lui remit son maillet de croquet.

MADEMOISELLE PRIMEROSE. – Je n’ai pas eu de bonheur, mon ami ; j’ai perdu votre partie. Mais j’ai gagné à votre absence de savoir toute votre aventure du bois et des fraises.

Georges devint très rouge ; il lança un regard furieux à la pauvre Geneviève.   Mlle   Primerose   retourna   au   salon,   pendant   que   les enfants recommençaient une partie de croquet. « Mon cher cousin, dit­-elle en entrant au salon, je viens justifier le pauvre Georges ; je sais toute l’histoire : il ne mérite pas d’être grondé pour avoir sali ses habits ;   au   contraire,   il   mérite   des   éloges,   car   c’est   en   secourant Geneviève,   qui   ne   pouvait   sortir   des   ronces   où   elle   était imprudemment entrée, qu’il s’est verdi à l’état de gresset. »

M. DORMÈRE. – Je le sais, ma cousine, et je n’ai pas grondé Georges.

MADEMOISELLE   PRIMEROSE.   – Mais…   qui   avez­-vous grondé, car vous avez grondé quelqu’un ?

M.   DORMÈRE.   – J’ai   grondé   Geneviève,   qui   méritait   d’être grondée.

MADEMOISELLE   PRIMEROSE.   – Qu’a-­t-­elle   donc   fait,   la pauvre fille ?

M. DORMÈRE. – C’est elle qui a poussé, presque obligé Georges à entrer dans le bois pour manger des fraises, comme si elle n’en avait pas assez dans le jardin, et plus tard c’est elle qui a voulu revenir au travers des ronces.

MADEMOISELLE   PRIMEROSE.   – Ta,   ta,   ta.   Qu’est-­ce   que vous dites donc, mon pauvre cousin ; c’est au contraire elle qui ne voulait pas, et c’est Georges qui l’a voulu. Je vois que vous n’êtes pas bien informé de ce qui se passe chez vous. Moi qui suis ici depuis une demi-­heure, je suis plus au courant que vous.

M.   DORMÈRE.   – Me   permettez-­vous   de   vous   demander,   ma cousine, par qui vous avez été si bien informée ?

MADEMOISELLE PRIMEROSE. – Par Geneviève elle-­même.

M. DORMÈRE. – Je ne m’étonne pas alors que l’histoire vous ait   été contée de cette manière ; Geneviève a toujours le triste talent de tout rejeter sur Georges.

MADEMOISELLE   PRIMEROSE.   – Mais,   au   contraire ;   elle   a parlé de Georges avec éloge, avec grand éloge, et si je vous en ai parlé, c’est qu’elle m’avait avoué que vous n’étiez pas content et je croyais que c’était Georges que vous aviez grondé. Et par le fait il le méritait un peu, quoi qu’en dise Geneviève.

M. Dormère, un peu surpris, ne répondit pas, pour ne pas accuser Georges, dont il comprit enfin le silence. Mlle Primerose retourna près   des   enfants   pour   tâcher   de   mieux   éclaircir   l’affaire,   qui   lui semblait un peu brouillée du côté de Georges.

Elle trouva Geneviève en larmes ; Georges boudait dans un coin ;

Louis et Hélène cherchaient à consoler Geneviève.

MADEMOISELLE PRIMEROSE. – Eh bien ! eh bien ! qu’y a-­t­-il encore ? qu’est-­ce que c’est ?

– Ce   n’est   rien,   ma   cousine ;   je   me   suis   fait   mal   à   la   jambe, répondit Geneviève en essuyant ses larmes.

MADEMOISELLE PRIMEROSE. – Et pourquoi Georges boude­ t­il tout seul près du mur ?

HÉLÈNE. – Parce que, Louis et moi, nous lui avons dit qu’il était méchant et que nous ne voulions plus jouer avec lui.

MADEMOISELLE PRIMEROSE. – Pourquoi lui avez­-vous dit cela ?

LOUIS.   – Parce   qu’après   avoir   dit   beaucoup   de   choses désagréables à la pauvre Geneviève, qui ne lui répondait rien, il lui a donné un grand coup de maillet dans les jambes. Hélène et moi, nous nous sommes fâchés ; nous avons chassé Georges et nous sommes revenus consoler la pauvre Geneviève qui pleurait.

MADEMOISELLE   PRIMEROSE.   – Méchant   garçon,   va !   Tu mériterais que j’aille raconter tout cela à ton père, qui te croit si bon.

GENEVIÈVE, effrayée. – Non, non, ma cousine, ne dites rien à mon oncle : il punirait le pauvre Georges.

MADEMOISELLE PRIMEROSE. – Punir Georges ! ton oncle ! Laisse donc ! il gronderait à peine.

GENEVIÈVE. – Et puis, ma cousine, Georges n’a pas fait exprès de me taper. J’étais trop près de sa boule, et il m’a attrapé la jambe au lieu de la boule.

MADEMOISELLE PRIMEROSE. – Ça m’a l’air d’une mauvaise excuse. Voyons, Georges, parle ; est­-ce vrai ce que dit Geneviève ?

GEORGES, très bas. – Oui, ma cousine.

MADEMOISELLE PRIMEROSE. – Alors pourquoi n’es-­tu pas venu l’embrasser et lui demander pardon ?

GEORGES. – Je n’ai pas eu le temps ; Louis et Hélène se sont jetés sur moi en me disant : « Méchant, vilain, va-­t’en ! » Et ils m’ont chassé.

MADEMOISELLE PRIMEROSE. – Tant mieux pour toi si tu dis vrai. Et si tu mens, tu es encore plus méchant que ne le croient Louis et Hélène. Allons, embrassez­-vous et que tout soit fini. 

Geneviève alla au-­devant de Georges qui s’approchait d’elle pour l’embrasser ; et la cousine, au lieu de retourner au salon, monta chez la bonne pour la questionner sur Georges, dont elle commençait à n’avoir pas très bonne opinion. Une heure après, Mme de Saint­ Aimar demanda sa voiture et partit avec Mlle Primerose, Louis et Hélène. M. Dormère accompagnait ces dames.

MADAME DE SAINT ­AIMAR. – Ainsi donc, à après-­demain ; nous vous attendons à déjeuner avec vos enfants ; soyez exact : à onze heures et demie.

M. DORMÈRE. – Je n’y manquerai pas, chère madame. Adieu, ma cousine.

MADEMOISELLE PRIMEROSE. – Adieu, mon cousin ; et soyez de plus belle humeur : aujourd’hui vous avez l’air d’un pacha qui va faire couper des têtes.

MADAME   DE   SAINT ­AIMAR.   – Quelles   idées   vous   avez, Cunégonde. M. Dormère a, comme toujours, l’air aimable et bon.

MADEMOISELLE PRIMEROSE. – Surtout dans ce moment-­ci, où il fronce le sourcil comme un sultan.


III – Encore les fraises

 

Le surlendemain, la bonne mit aux enfants leurs beaux vêtements ; ils avaient encore une heure à attendre : Geneviève se mit à lire et Georges   s’amusait   à   ouvrir   tous   les   tiroirs   de   sa   cousine   et   à examiner   ce   qu’ils   contenaient.   En   ouvrant   une   petite   armoire   il poussa une exclamation de surprise.

GEORGES. – Geneviève, viens voir ; nous ne comprenions pas pourquoi cela sentait si bon ici ; le panier de fraises d’avant­-hier est enfermé dans ton armoire de poupée.

Geneviève accourut et trouva en effet les fraises un peu écrasées, mais proprement rangées sur des feuilles dans le panier.

GENEVIÈVE. – Tiens ! Qui est­-ce qui a mis ces fraises dans ce tiroir ? Et comment sont-­elles dans le panier, puisque mon oncle les a jetées par terre ? Ma bonne, sais­-tu qui les a apportées et serrées là­ dedans ?

LA BONNE. – Oui, et j’ai oublié de te le dire. C’est Julie, la fille de cuisine ; elle passait devant la porte juste au moment où Monsieur a jeté le panier. Quand il est entré avec Georges dans la salle  à manger, elle a pensé que vous seriez bien aises de les retrouver ; elle les a proprement ramassées avec une cuiller, ce qui a été facile à faire, puisque le  panier   était tombé sens dessus dessous avec les fraises ; elle n’a laissé que celles qui se sont trouvées écrasées et qui touchaient au pavé ; elle a tout nettoyé et elle me les a données quand j’ai été dîner.

GENEVIÈVE. – Oh ! merci, ma bonne. Comme Julie est bonne ! Dis-­lui que je la remercie bien.

 GEORGES. – Nous allons les manger.

GENEVIÈVE. – Non, pas à présent ; cela nous empêcherait de déjeuner chez Mme de Saint ­Aimar.

GEORGES.   – Quelle   bêtise !   Comment   des   fraises   nous empêcheraient-­elles de déjeuner ?

GENEVIÈVE. – Je ne sais pas ; mais tu sais que mon oncle nous défend de manger si tôt avant les repas.

GEORGES. – Mais pas des fraises. Voyons, je commence.

Et Georges en prit avec ses doigts une pincée, qu’il mit dans sa bouche.

GEORGES. – Excellentes ! Je n’en ai jamais mangé de si bonnes. À ton tour.

GENEVIÈVE. – Non ; je t’ai dit que je n’en mangerai pas.

GEORGES. – Tu en mangeras. Je te les ferai manger.

GENEVIÈVE. – Je te dis que non.

GEORGES. – Je te dis que si.

Georges en prit une seconde pincée et voulut les mettre de force dans la bouche de Geneviève, qui se mit à courir en riant. Georges l’attrapa et lui mit dans la bouche ouverte les fraises qu’il tenait ; elle voulut les cracher, mais Georges lui ferma la bouche avec sa main ; elle fut obligée de les avaler ; Georges mangea le reste des fraises, ses mains en étaient pleines ; il se lava la bouche et les mains ; à peine avait-­il fini, que M. Dormère les appela.

Georges descendit en courant. Geneviève saisit son chapeau et le suivit de près. M. Dormère inspecta d’abord la toilette de Georges et la trouva très bien. Il examina ensuite celle de Geneviève.

Au premier coup d’œil il aperçut les traces des fraises.

M. DORMÈRE. – Qu’est-­ce que cela ? Tu en as donc mangé ?

GENEVIÈVE. – Non, mon oncle ; je n’ai pas voulu en manger.

M. DORMÈRE. – Tu mens joliment, ma chère amie. Pourquoi alors as-­tu des taches de fraises sur ta figure, sur tes mains, sur ta robe même ?

– Mon oncle, je vous assure, dit Geneviève les larmes aux yeux, que je ne voulais pas en manger. C’est Georges qui…

M. DORMÈRE. – Bon, voilà encore Georges que tu vas accuser.  Tu ne me feras pas croire que lorsque je vois ta bouche, tes mains, ta robe tachées de fraises, c’est Georges qui les a mangées. J’ai défendu qu’on mangeât avant les repas. Tu m’as désobéi ; tu mens par­dessus le marché ; tu accuses ce pauvre Georges ; tu vas être punie comme tu le mérites. Voici la voiture avancée ; remonte dans ta chambre, je n’emmène que Georges.

M. Dormère monta en voiture avec son fils, et la voiture partit pendant que la malheureuse Geneviève pleurait  à chaudes larmes dans le vestibule. Au bout de quelques instants elle remonta chez sa bonne.

« Qu’y a-­t­-il  encore, ma pauvre  enfant ? » s’écria la  bonne en allant à elle et l’embrassant. Geneviève se jeta dans les bras de sa bonne et sanglota sans pouvoir parler. Enfin elle se calma un peu et put raconter ce que lui avait dit son oncle.

LA BONNE. – Et Georges n’a pas expliqué à ton oncle que c’était lui qui avait tout fait et que c’est lui qui t’a mis de force les fraises dans la bouche pendant que tu riais ?

GENEVIÈVE. – Non, ma bonne ; il n’a rien dit.

LA BONNE. – Et pourquoi n’as­-tu pas expliqué toi-­même à ton oncle comment les choses s’étaient passées ?

GENEVIÈVE. – Je n’ai pas eu le temps ; j’ai été saisie ; et mon oncle est monté en voiture avant que j’aie pu lui dire un mot.

LA   BONNE.   – Pauvre   petite !   Ne   t’afflige   pas   trop ;   nous tâcherons de passer une bonne matinée, meilleure peut­-être que celle de Georges.

GENEVIÈVE. – C’est impossible, ma bonne ; j’aurais tant aimé voir Louis et Hélène ! Ils sont si bons pour moi ! Quand pourrai­-je les voir maintenant ? Pas avant huit jours peut-être.

LA BONNE. – Dès demain je t’y mènerai en promenade pendant que Georges prendra ses leçons avec son père. Et puisque tu les aimes tant, je t’y mènerai souvent ; mais n’en dis rien à Georges, parce qu’il voudrait nous accompagner et qu’il obtiendrait un congé de son père. Nous allons déjeuner à présent ; je vais demander à la cuisinière de te faire des crêpes ; et, en attendant le déjeuner, allons chercher des fraises au potager.

 Geneviève, à moitié consolée, se déshabilla, mit sa robe de tous les   jours  et  descendit  avec   sa  bonne.  Elles  cueillirent  des  fraises superbes ;   le   jardinier   donna   à   Geneviève   des   cerises   qu’il   avait cueillies le matin ; elle fit un excellent déjeuner avec sa bonne ; un bifteck   aux   pommes   de   terre,   des   œufs   frais,   des   asperges magnifiques et des crêpes ; au dessert, elle mangea des fraises et des cerises, qu’elle partagea avec sa bonne. Elle sortit ensuite ; elle s’amusa à cueillir des fleurs et à faire des bouquets pendant que sa bonne travaillait près d’elle. Quand Geneviève revint à la maison, elle trouva Georges et son père rentrés.


IV – La bonne se plaint de Georges