Nouvelle édition de
Quand la nuit vient au jardin : Émotions déplaisantes et ephexis
du jardinage agroécologique, BoD, 2017

– BoD –

DU MÊME AUTEUR

Savoir-faire

L’élevage professionnel d’insectes

La gestion des insectes en agriculture naturelle

L’agroécologie : cours théorique

L’agroécologie : cours technique

Les cinq pratiques du jardinage agroécologique

Essais

NAGESI. Nature, société et spiritualité. Recueil de textes

Réflexions politiques

À la recherche de la morale française

L’agroécologie c’est super cool !

Sens de la vie et pseudo-sciences

Pensées cristallisées. Recueil de textes

Le bonheur au jardin

La méditation intellectuelle pour tous

Nouvelles

L’esprit de la nuit

Les secrets de Montfort

Fulgurance

La jeune fille sur le chemin bleu

Saint-Lô Futur

Le don

http://jardindesfrenes.com

SOMMAIRE

Explorer et construire

Réunir ce qui est épars

INTRODUCTION

Ce qu’est l’agroécologie

Dans mes précédents ouvrages, j’ai délimité et détaillé les différents aspects du jardinage agroécologique : aspects techniques, scientifiques, historiques, sociétaux, et même spirituels, pour celles et ceux qui souhaitent faire de l’agroécologie une étape, ou un versant, dans leur quête et dans leur réalisation du sens de la vie.

Connaître et maîtriser tous ces aspects fait du jardinage agroécologique, on peut le dire, une activité artisanale au sens le plus noble. Elle exige tout ensemble de la pratique, de la théorie, de la sensibilité, de la créativité. Elle exige de faire le lien entre la tradition et la modernité. Il en résulte un savoir-faire original et innovant, que le jardinier ne doit pas manquer de vanter encore et encore pour relativiser le discours omniprésent de l’agro-industrie. Dans mes ouvrages, j ’ai détaillé ce savoir-faire : comment le jardinier agroécologique, moderne, post-chimique, prend soin de la terre, la nourrit, la protège, la fait se régénérer sans cesse. Comment il laisse les cultures croître à leur rythme, comment il respecte les saisons pour éviter à ses plantes maladies et ravageurs. Le jardinier agroécologique bichonne sa prairie, qui est associée au jardin, pour qu’elle fournisse année après année du foin et de la tonte sans jamais s’épuiser. Foin et tonte qui servent à « nourrir » le sol laborieux du jardin, pour que celui-ci jamais ne s’appauvrisse et nous offre, pour le plus grand plaisir de nos yeux, de notre palais et de notre santé, des légumes beaux, goûtus et nourrissants.

Explications et éloges donc de la joie du jardinier de vivre au grand air, de s’enivrer du vent et du soleil, d’apprécier les interludes des joyeuses pluies et des après-midis caniculaires, de voir la terre grouiller de vie et les plantes faire, lentement mais sûrement, de beaux fruits. Les chants des oiseaux, la caresse du vent, le respect de la Nature quand le jardinier s’occupe sans s’en occuper des « zones tampons » (ces espaces où on laisse quasiment libre cours à la Nature sauvage). Le travail intellectuel du choix et de la planification des cultures, en hiver, se poursuit et se concrétise par le travail manuel varié du printemps à l’automne : force pour faucher, précision du geste pour semer et arroser, souplesse pour pailler et récolter, endurance pour vendre sur les marchés les jours de mauvais temps. La maxime « un esprit sain dans un corps sain » trouve dans le jardinage agroécologique une démonstration idéale.

Le jardinier planifie un an à l’avance, pour autant il vit toujours dans l’ « ici et maintenant », présent fièrement chaque jour sur son lopin de terre, se rassurant que les semis sont à l’abri du gel, que les plantes poussent sans entrave, que le terreau est disponible en quantité suffisante, que les limaces trop nombreuses sont récoltées (pour nourrir quelques poules pondeuses par exemple). Matin, midi et soir, sous la pluie battante comme sous le soleil cuisant, des premières heures du printemps aux dernières de l’automne, le jardinier agroécologiste vit dans son jardin ; si un arbuste douillet poussait en forme de lit, il y dormirait certainement.

Respect de la Nature, respect de l’Homme : le jardinage agroécologique est un art, en tout cas une agriculture artisanale – un oxymore auquel je veux croire. Par cette agriculture, l’Homme et la plante s’épanouissent tous les deux. L’harmonie avec la Nature semble se réaliser. C’en est presque mystérieux, comme une alchimie secrète…

Voilà comment faire, avec prose, la promotion de cet art agricole qui respecte les lois naturelles. C’est une promotion romantique, j’en conviens tout à fait1 : le sentiment emporte et transporte, la compréhension intellectuellement subtile rejoint le cœur gonflé de tendresse et de sérénité, l’œil est humide et la lèvre semble formuler un invisible merci en direction de la Nature. En agroécologie, la finesse du sentiment va de pair avec la logique des idées. Pour certains jardiniers, l’art agroécologique permet d’aller encore plus loin, d’aller au-delà même du mot et du sentiment. Il permet, après suffisamment de pratique, d’atteindre la béatitude, la révélation, l’illumination : le sens de la vie se dévoile. L’art agroécologique se fait spiritualité. En option.

Avec ou sans spiritualité, pour le citadin habitué à l’air pollué de la ville, à sa voiture, au noir de l’asphalte, au gris de son bureau, aux changements des saisons qui ne sont perceptibles que par les changements des devantures des magasins, la découverte de l’agroécologie peut provoquer un véritable coup de foudre. Dans cet amour, parfois sensé parfois insensé, le citadin y voit le secret espoir d’atteindre la Vérité, grande, simple, belle, universelle, lumineuse. C’est une spiritualité qui ne s’avoue pas ou, à tout le moins, un point de départ pour renouer avec les besoins fondamentaux de la vie, pour quitter le superflu urbain et mondain. C’est le très moderne et écologique engouement pour le « retour à la terre ». Noirceur des villes et du travail industriel versus lumières des champs et des villages.

Un tabou doublement stratégique

Avec le présent ouvrage, je vais vous montrer que dans le jardinage agroécologique, l’ombre peut succéder à la lumière initiale. La nuit vient au jardin, tôt ou tard. Ne disons pas que c’est impossible, ne fermons pas les yeux, ne l’ignorons pas : quand on se lance dans un projet d’agriculture au naturel, on vit de beaux moments, d’abord, puis on découvre et on traverse des moments déconcertants. Je vous l’affirme et je vais vous l’expliquer. L’art agroécologique engendre des émotions plaisantes et déplaisantes : la force tranquille et l’enthousiasme vont petit à petit être entrecoupés d’égoïsme, de solitude, de nihilisme, colère…2

Les difficultés techniques de l’agroécologie sont facilement abordées, expliquées et dénouées. Chaque jardinier-écrivain s’y attelle dans ses livres. Par contre, les difficultés d’ordre psychologique me semblent assez peu abordées. Celle qui est la plus couramment évoquée est liée à la non-reconnaissance sociale de l’agriculture biologique : le maraîcher ou le jardinier doit parvenir à composer avec l’indifférence, sinon le mépris, d’une grande partie de la population envers toute forme d’agriculture qui ne s’inscrit pas dans le dogme du productivisme moderne. Il s’agit là de psychologie vis-à-vis de la société, de psychologie sociale. La valeur que le jardinier attribue à son existence est fortement influencée par les coutumes et les lois en vigueur. Mais il existe une autre catégorie de difficultés, que je vais traiter dans cet ouvrage : c’est cette catégorie de difficultés psychologiques qui émergent via le contact quotidien avec la Nature. Pour ces difficultés, lorsqu’elles sont abordées, on reste généralement au niveau des banalités. On lit ou on entend des phrases de ce genre : « la météo est imprévisible, c’est le métier », « il y a toujours une part d’imprévisible en agriculture », « il y a toujours des pertes dues aux ravageurs », « une année ne fait pas l’autre », « il y a une part d’abnégation », etc.

Parmi ces difficultés, il y en a une qui est une évidence. On la lit dans le premier livre venu sur l’agriculture biologique. Elle est facile à comprendre. Mais il m’a fallu trois années d’immersion dans mon jardin pour la ressentir : vouloir cultiver dans le plus grand respect de la Nature revient à prendre le contre-pied de notre société moderne. J’ai commencé à ressentir que je ne fais plus vraiment partie de « notre » société. J’y reste inséré par la force des choses et en même temps je m’en suis exclu. Bien sûr, je ne regrette pas cette mise au ban volontaire – et si vous lisez ce livre, c’est que vous pensez dans la même direction que moi et que vous venez de franchir le pas, ou que vous envisagez de le faire. Ou que vous voulez juste cerner une des frontières de la modernité. Félicitations ! Vous êtes curieux et courageux.

C’est une stratégie politique volontaire, sinon commerciale, de ne pas évoquer ces effets psychologiques résultants du contact quotidien avec la Nature : en ce moment on met tellement l’accent sur la nécessité de développer les agricultures naturelles face à l’agriculture industrielle, qu’on les dépouille de ce qui prête flanc à la critique. La vie émotionnelle du jardinier agroécologiste ? Une sensiblerie qu’il vaut mieux taire, car cela ne fait pas sérieux et rappelle le milieu d’origine de l’agriculture biologique (AB) : la mouvance hippie, New-age, baba-cool. L’agriculture biologique a longtemps souffert d’une réputation fantaisiste à cause de cette origine, à cause des gens qui mettaient en avant les émotions, l’amour, la paix – et la morale – pour justifier une agriculture sans biocides. C’est triste à dire mais c’est la vérité : les Français des années 1970-80 n’ont pas été sensibles à cet appel pour cultiver autrement. Donc pour se promouvoir, et enfin arriver sur le devant de la scène dans les années 2000, l’agriculture biologique a mis en avant sa rationalité. Bonne stratégie. Maintenant que l’objectif est atteint, que la ménagère est convaincue du bien-fondé de l’AB, on peut à nouveau évoquer le couple {Nature-émotions} sans risquer qu’on nous fasse les gros yeux. Sans renier aucunement l’aspect pragmatique, concret et scientifique de l’AB3 !

Les personnes averties le savent bien : les fondements scientifiques des ABA, agricultures biologiques alternatives (agroécologie, permaculture, agriculture naturelle), n’expulsent pas les considérations émotionnelles ou l’idée que se lancer dans un projet d’ABA soit une forme d’aventure que l’on espère riche d’émotions. S’il n’y avait que la rationalité, que les strictes considérations écologiques, pour nous pousser à cultiver en respectant la Nature, Pierre Rabhi et Philippe Desbrosses seraient aujourd’hui des inconnus. Or ce n’est pas le cas, heureusement. Qu’est-ce donc qui nous motive ? Étymologiquement, ce sont les émotions : littéralement elles nous « mettent en mouvement ». La matière n’est jamais une raison suffisante. Les considérations matérialistes sont nécessaires mais elles ne suffisent pas. J’aime dire que le réaliste part du bon pied, mais que pour autant cela ne l’oblige pas à exclure toute considération émotionnelle. Osons donc parler des émotions ! Après avoir parlé technique et chiffre d’affaires, osons parler de ce que nous ressentons. Osons même inviter l’agriculteur industriel, qui vend sa production en passant par les places financières, à parler de ses émotions au contact de la Terre-Mère… Mais ne rions pas d’une fierté superficielle, du silence ou des injures que l’on pourrait nous renvoyer. Soyons responsables. En fait, le tabou des émotions pour l’AB et les ABA arrange aussi l’agriculture industrielle. Ce qui constitue une seconde raison pour parler des émotions au jardin et au champ plutôt que de les taire. C’est toute la société qui en tirera profit.

Les agricultures biologiques alternatives sont des aventures émotionnelles. Et il n’y a pas d’aventure sans obstacle : courir après la lumière, après le soleil, c’est accepter de traverser la nuit. Parlons de la nuit. Sondons sa profondeur et son étendue.

Éviter qu’une histoire d’amour ne finisse mal

Revenons à l’adjectif « romantique » que j’ai utilisé plus haut. On l’utilise en général pour parler d’amour. On peut tomber amoureux d’une terre comme on tombe amoureux d’une personne : quand on fait les premières récoltes, c’est une vie à deux qui démarre, une vie nouvelle. Plusieurs centres de formation pour l’agroécologie ou la permaculture utilisent ce désir romantique d’une nouvelle vie pour faire leur publicité : l’agroécologie, la permaculture, c’est coloré, c’est beau, c’est la liberté ! Même les livres sur les ABA sont particulièrement colorés et innovants dans leur mise en page. Jardin et jardinier formeront un couple coloré, joyeux et travailleur, nous promet-on.

Dans cette façon de promouvoir les ABA, il y a une grande part de vérité. Quand on renoue avec la Nature après des années de travail et de vie « hors-sol », selon l’expression de Pierre Rabhi, on traverse une phase très appréciable d’ouverture au monde. Les mois au cours desquels on découvre les ABA sont le début d’un renouveau émotionnel, qui culmine avec le démarrage du projet agricole. Si on suit une formation, on découvre les pionniers des ABA, avec leur souci conjugué du bien-être humain et du respect de la Nature. Dans les années 1960, leur mouvement était une véritable effronterie face au culte du progrès mécanique ; pour autant, malgré la montée en puissance de l’agriculture industrielle, ce mouvement a perduré et progressé. En formation, on découvre aussi la vie du sol, on découvre la santé par l’alimentation saine, on (re)découvre les couleurs et les rythmes d’un jardin où les plantes ne sont pas forcées. Ensuite, une fois en possession d’un espace adéquat pour cultiver, on démarre son projet, on se lance, on trace allées et planches pour cultiver, on fait les premiers semis, les premiers paillages, les premières récoltes. Tout est bel et bien, dans le meilleur des mondes.

Mais un jour… comme en amour, se peut-il que de la chaleur des deux cœurs réunis émerge rancœur, insatisfaction, tristesse, méchanceté ? Que l’idylle devienne drame ? Que la motivation devienne abandon ? Peut-on, en théorie, avoir le jardinage brisé tout comme un jour on a le cœur brisé ? Voilà la situation qu’il faut éviter au sortir de la nuit.

L’Amour avec un grand A peut bel et bien s’éteindre, quand les difficultés ne sont pas surmontées – ou que l’inadéquation des partenaires est irrémédiable. Étant donné que j’aime tout à fait jardiner, se pourrait-il qu’un jour ce jardinage me fasse également souffrir et que je doive l’abandonner ? Parce que certaines difficultés émotionnelles n’auraient pas été vues, comprises et surmontées… Ne soyons pas dupes : se lancer dans une activité nouvelle et dire que l’on ne rencontre pas de difficulté, que l’on n’est jamais déconcerté, ce n’est pas réaliste ! Cela signifierait qu’on ne se remet pas en question, car on n’en a pas besoin, car on ne rencontre aucun obstacle. Alors pourquoi dire qu’on a changé de vie, si on n’a pas eu besoin de changer ses habitudes émotionnelles ? Il y a une erreur quelque part.

Poussons encore un peu l’analogie. On sait en effet qu’il existe plusieurs formes d’amour : l’amour passionnel des jeunes couples, l’amour raisonné des couples mâtures et aussi l’amour inconditionnel ou compassion, qui est un sentiment de gratitude, de don et de respect envers tous les êtres humains 4. Les « émotions agroécologiques » évoluent-elles de la même façon ? À quel moment survient le passage de l’amour passionnel à l’amour raisonnable ? Et quand la vie amoureuse commence-t-elle à décliner ? Sont-ce là des questions absurdes quand appliquées à un métier-passion ? Quand on se lance dans le jardinage agroécologique pour en tirer des revenus, jusqu’où est-on prêt à en faire une aventure émotionnelle ? L’aventure émotionnelle du contact avec la Nature est-elle la même quand on jardine pour le loisir ou quand on jardine pour vendre des produits ? Pour le jardinier du dimanche, rien n’oblige à se confronter aux émotions déplaisantes, à les interpréter et à les faire fructifier : il n’y a pas d’enjeu. On se dit « tant pis, cette culture ne me réussit pas ! » ou « il y en a qui ont les doigts verts, moi je fais ce que je peux ». Pour le jardinier professionnel, il y a un enjeu et il est littéralement vital.

Importante charge de travail, faibles revenus, conditions de travail pénibles : certains maraîchers bio arrêtent leur projet, c’est un fait. Les grandes causes (retour à la terre, écologie, aventure émotionnelle) qui au départ les ont poussés à cultiver en respectant la Nature, n’ont pas suffi à soutenir durablement leur motivation. Ces maraîchers sont courageux, d’abord d’exprimer leurs difficultés alors qu’ils avaient des rêves plein la tête. Ensuite ils ont le courage de passer à l’acte, c’est-à-dire de déposer le bilan. Ce sont des décisions particulièrement difficiles. Quand on met toute sa passion, son énergie physique et intellectuelle ainsi que son argent dans un projet, ces dépôts de bilan, qui existent mais dont on parle peu, sont pour moi la preuve qu’il est raisonnable de prévenir la pire situation qui puisse arriver : le « plus envie de ».

Je pense que ce dépit arrive un jour ou l’autre si on ne vit pas bien son contact avec la Nature. Ce n’est pas un aspect trivial de la profession. Et il concerne autant les hommes que les femmes. Si on se lance dans des tâches de travail déplaisantes sans qu’une fin soit en vue – et la Nature peut vous rendre la tâche très déplaisante, comme je vais vous le montrer dans le corps de cet ouvrage – alors qu’on est censés être maîtres de notre nouvelle vie, c’est que quelque chose ne va pas. Se dire maître de son travail tout en y ressentant de la soumission n’est pas un bon signe ! On arrive à ce stade si ne s’écoute pas assez soi-même. Si on n’est pas assez attentifs à nos réactions quand le contact avec la nature, par moments, nous déconcerte et nous pousse aux émotions déplaisantes5. Il faut donc s’écouter et réagir.

En règle générale, on essaie tous de saisir les opportunités lorsqu’elles se présentent. Ici il va falloir transformer ces émotions déplaisantes en opportunités pour se questionner : questionner nos habitudes, nos motivations, notre vision de la Nature, notre besoin d’argent aussi. D’autant qu’au-delà de ces émotions désagréables, il y a quelque chose de positif. Je vous affirme que cela vaut le coup d’abandonner quelques certitudes et quelques habitudes, même s’il faut en passer par admettre que, par moments, on ne se sent pas bien au jardin – ce qui est briser un tabou –, et qu’il faut accepter d’aller vers l’inconnu. Apprendre, c’est entre autre parvenir à se confronter à ce que l’on tient pour évident, pour banal. Si banal qu’on ne le voyait plus, qu’on ne le questionnait plus. Quand une difficulté psychologique va nous inciter à questionner l’évident – ce qui n’est pas agréable – en même temps cela va nous ouvrir de nouveaux horizons.

Si pour vous l’agroécologie est juste un bon filon pour gagner de l’argent, si c’est juste pour être à la mode, pour « faire bien », soyez certains que cette activité ne vous sera pas agréable longtemps. La Nature ignore tout de l’argent, de la mode et des mondanités.

Si vous êtes vraiment décidés à ce que votre jardin devienne une partie de vous-même et vous de lui, alors faire toute la lumière sur le plan émotionnel quand les émotions déplaisantes s’accumulent, revient à entamer une nouvelle étape de l’aventure. C’est passer à un grade supérieur. L’apprenti jardinier agroécologique est dans le mode de la découverte initiale. Tout lui est nouveau, tout lui paraît beau. Devenir compagnon jardinier, c’est commencer à reconnaître en quoi les objectifs que nous nous sommes fixés (cultiver en respectant la Nature et s’épanouir personnellement) impliquent d’évoluer soi-même. Honnêteté avec soi-même, questionnement des évidences, abandon de certaines habitudes. Sinon à quoi bon vouloir changer de vie ? Le compagnon jardinier découvre l’ephexis, commence à s’y familiariser. L’ephexis est telle une étoile lumineuse dans la nuit, qui aide à la traverser en confirmant le bon chemin. Le grade suivant serait celui de maître jardinier : le maître jardinier est devenu familier de l’ephexis et il est initié aux autres lumières du jardinage agroécologique. Je vous présenterai toutes ces lumières progressivement au cours de l’ouvrage.

Je vous souhaite une bonne lecture, mais n’attendez aucune révélation : je ne vous apprendrai pas grand-chose. Eh oui, comme l’expliquait Krishnamurti, hormis pour la transmission de certaines connaissances et savoir-faire tout à fait objectifs, on n’apprend pas vraiment dans les livres. C’est dans l’expérience vécue qu’on apprend, qu’on entre en contact avec la nouveauté et que celle-ci devient une partie de nous. Les livres ne nous servent qu’a posteriori, pour expliquer l’expérience vécue, pour la positionner dans notre vie, pour en mieux voir les tenants et les aboutissants (de possibles voies futures à essayer). Ce qui vous en apprendra sur vous-même et sur la Nature, c’est d’abord de passer du temps dans votre jardin et d’être honnête avec les émotions que vous y ressentez. Alors je souhaite avant tout un bon jardinage.

PS :

Si vous démarrez dans le jardinage ou dans un projet d’agriculture biologique, si vous découvrez l’existence des ABA en lisant ces lignes d’introduction, il se peut que le contenu de ce livre vous semble trop abstrait. Ce que vous avez besoin de savoir à propos des émotions au contact de la Nature, à votre niveau, est présenté dans mon livre d’ouverture, Les cinq pratiques du jardinage agroécologique. Et je vous recommande de lire ensuite mon livre central, Agroécologie : cours théorique. Un pas après l’autre ! L’agroécologie est un « vrai » métier, qui demande du temps pour être compris. Le culte du « tout, tout de suite » de notre société moderne ne vaut pas un sou une fois que vous êtes dans un jardin.

Benoît R. SOREL
novembre 2016


1 Le style romantique est comme la cerise sur le gâteau : pas indispensable, mais elle vient parfaire la création … pour autant qu’il y ait un gâteau en dessous, cf. plus bas ! Le lecteur qui aura lu mes précédents ouvrages sait que je suis un cartésien. Je cherche toujours à mettre en lumière la logique sous-jacente des choses. Et donc, maintenant, après tant de logique je me permets d’écrire dans un style un peu romantique, du moins plus littéraire que mes ouvrages précédents. Le sujet du présent livre – les émotions – et sa forme autobiographique s’y prêtent tout à fait. Rassurez-vous ami lecteur, amie lectrice, vous retrouverez dans cet ouvrage mon souci des agencements logiques, des hypothèses et des déductions, avec comme point de départ mon vécu dans le jardin. Avec un style que je souhaite fluide, imagé et emportant, pour vous faire partager ce que j’ai vécu sur le plan émotionnel.
Certains auteurs, qui écrivent sur l’agroécologie dans un style bien plus littéraire que moi, voire dans un style poétique, ne s’encombrent pas de passer par la case jardin et expérimentation par soi-même. Ils justifient tout de go l’agroécologie, ou la permaculture, de par leur compatibilité évidente avec la « poésie intérieure de l’Homme ». C’est la cerise sans le gâteau ! Ces auteurs se reposent sur leur seule « intuition » pour affirmer cela. Intuition qui certes leur permet d’écrire de gros livres publiés par des éditeurs renommés, mais je doute que ces livres puissent servir à planifier une année de culture… Je suis convaincu qu’une bonne prose sur l’agroécologie procède nécessairement d’une pratique éprouvée. Dit autrement, c’est la réalité qui fixe le point de départ et l’angle d’ouverture pour l’intuition. L’intuition seule ne sert à rien, même enrobée de la plus belle prose.

2 Je dois ici expliquer ma nomenclature : pour des raisons de simplification, et parce que je suis d’abord quelqu’un d’intellectuel, qui en général ne s’étend pas sur ses émotions, qui verse très très rarement une larme, dans cet ouvrage je nomme « émotion » tout ce qui a trait à la vie intérieure et qui n’a pas besoin d’être formulé avec des mots pour être ressenti. Attitude, état d’âme, humeur, sentiment, impression, ressenti, émotion : je regroupe sciemment tous ces termes dans celui d’émotion. J’ai aussi choisi sciemment de ne pas écrire émotions négatives, car pour moi les émotions ne sont ni positives ni négatives. Ce sont leurs conséquences qui peuvent être nommées ainsi. Les émotions, elles, sont plaisantes, neutres ou déplaisantes. Une émotion plaisante peut conforter des habitudes négatives ; au contraire une émotion déplaisante peut engendrer une remise en question positive.

3 Cf. note 1.

4 Je ne prétends pas donner là une définition savante de ces distinctions. De nombreux philosophes ont planché sur la différence entre éros et agape.

5 Ce genre d’attention n’est pas inné. Cela s’acquière, se développe et se raffine petit à petit, via les lectures, via les rencontres. Attention au déni ! Ce n’est pas en se répétant que tout va bien que tout ira mieux. Il faut prendre le taureau par les cornes. Personne ne le fera pour vous. Même si à l’issue de la nuit vous deviez admettre que le jardinage agroécologique n’est pas pour vous, vous devez au moins savoir clairement pourquoi, afin de repartir du bon pied dans une nouvelle aventure.

AU DÉBUT DU CHEMIN

Dans ce chapitre, il sera question des émotions déplaisantes qui ont marqué ma deuxième et troisième année de jardinage – la première année étant consacrée presque exclusivement à la mise en forme du jardin et aux premiers semis d’engrais verts, je n’avais donc aucun objectif de production et aucun stress. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes !

Dans mon jardin, rien ne m’appartient

Durant ma formation en agriculture biologique à ferme de Sainte-Marthe, en 2012, on m’a appris qu’il faut accepter la « part de la Nature »: il s’agit là du pourcentage de la récolte qui est perdu du fait des maladies et des ravageurs. On estime cette part à 20 %. On est donc prévenu.

La première année dans mon jardin, je fais entre autres des essais de culture, dont des fèves. Les gousses grossissent bien, je les récolte à la mi-juin. Hélas, elles sont quasiment toutes piquées par des insectes (un petit hyménoptère et une bruche). Seuls quatre kilos sont comestibles et je dois en jeter quarante. Je les immerge dans l’eau une semaine durant, pour tuer toutes les larves, sans quoi ces ravageurs pulluleraient l’année suivante ! La déception est grande.

La deuxième année, je fais des carottes, céleris raves, betteraves, panais, poireaux. Tout lève, tout pousse, et alors que le jour de la récolte se rapproche, les légumes commencent à disparaître ! Un midi la betterave est bien portante, à 14 heures elle est complètement fanée. Vous avez deviné le coupable : le campagnol. Je sonde la terre et je sens des galeries partout. Avec un outil adapté je remue alors la terre pour casser les galeries, et je piège. J’attrape jusqu’à quatre campagnols en vingt-quatre heures au même trou de galerie ! Mais je m’y suis pris trop tard, à partir d’août, et je ne sauverai aucune carotte, aucun panais, aucun céleri rave. Des soixante-dix mètres linéaires cultivés, je ne savourerai qu’une dizaine de poireaux et autant de betteraves !

La troisième année, je fais des semis de salade à tour de bras. Les petits plants mis en terre fanent en l’espace d’une semaine. Je trouve les coupables après avoir perdu quinze mètres linéaires : des larves blanches qui s’agitent frénétiquement, équipées de puissantes mandibules. Cette année-là, je fais aussi cent-cinquante choux-raves et autant de choux cabus. Quelle consternation ! Je dois chasser quotidiennement, avec un filet à papillons, une vingtaine de piérides qui essaient de pondre sur ces crucifères. Vous voyez où je veux en venir : l’omniprésence des ravageurs, et leurs dégâts de l’ordre de 100 % plutôt que 20 %.

Pour clore cette première liste de déceptions, sachez que pour protéger quatre-vingt-dix plants de tournesol, j’ai éliminé manuellement environ six-cent limaces. Et que j’ai dû mettre du filet sur les fraisiers, les mûriers et les cassissiers sinon les oiseaux faisaient un repas continuel. Mais ces filets ne gênent pas les campagnols, bien sûr. Ces gredins poilus ont boulotté une fraise sur dix. Consternant.

Bref, malgré l’effort que je mets dans mon jardin, d’autres que moi, petites bêtes à poils, à carapace ou à plumes, sont plus rapides pour faire la récolte. Je les suspecte de faire des rondes pour vérifier toutes les heures le bon avancement de la maturation des fruits et légumes, avec un petit coup de dent ou de bec par-ci par-là en guise d’apéritif ! Dès le fruit ou le légume mûr, quand je dors, ils le boulottent sans attendre et sans remords… Tant pis pour celui qui a permis à ce bon légume d’exister, tant pis pour moi.

J’ai donc petit à petit compris que malgré l’apparence de calme et de quiétude qui règne au jardin, c’est une course contre la montre qui se joue en permanence. Pas de pitié pour les retardataires : si ce ne sont pas les ravageurs qui s’en nourrissent, les légumes qui ne sont pas cueillis à temps pourrissent, durcissent, fibrent, noircissent… Petit à petit, dans ma tête, la première leçon de la Nature se pare des mots adéquats : je n’ai aucun droit sur la récolte. Je reçois ce que la Nature veut bien me laisser, et elle peut ne rien me laisser du tout. Autre cas : je repense à cette plaque à semis de salades, quatre-vingt-quatre pieds. À peine levés, en une seule nuit ils disparaissent tous. Une limace, une seule, était rentrée dans la chambre à semis et avait simplement mangé. Tout simplement mangé. La Nature est d’une simplicité déconcertante, radicale.

La part de la Nature : expression claire, mais expression impropre. Ne serait-ce pas plutôt le tout de la Nature ? Tout est Nature, à moi de lui voler ma part qui, sinon, retourne à elle inexorablement.

C’est dans ces moments-là, quand on constate les dégâts, que l’émotion déplaisante monte en nous, et que l’apprentissage se fait. Et l’apprentissage se renouvelle, s’étoffe, s’approfondit, à chaque nouveau cas. Suite de la leçon : autant on peut travailler avec passion dans le jardin, autant le jardin ne nous doit rien et autant nous n’avons aucun droit sur lui. Nous le créons, nous le faisons exister, et pourtant nous lui demeurons subordonnés. Le premier insecte venu, le premier oiseau venu, et imaginons le premier gibier venu, se servira avant nous de « nos » fruits et légumes. D’où cette expression qui me vint à l’esprit : dans ton jardin rien ne t’appartient .

En tant qu’ « Homme moderne », je possède comme tout un chacun les pensées réflexes de la propriété individuelle et de la causalité. Si ces pensées réflexes ont une réalité et une importance dans des activités de production artisanale ou industrielle, dans le jardinage (et dans l’agriculture en général) il me semble maintenant qu’elles n’ont aucune raison d’être. Ce sont des lubies. Quelle que soit la fierté que l’on peut avoir parce qu’on utilise une technique de culture particulièrement sophistiquée, ou quel que soit le sentiment de supériorité que nous pensons en tirer par rapport à la Nature, ces pensées réflexes de propriété (« c’est à moi ») et de causalité (« si je fais ceci, alors le résultat sera cela ») ne comptent pas ; elles ne nous procurent aucun droit sur la nature. Elles ne valent pas mieux que des illusions. Toute notre civilisation moderne n’attend que la dent d’un campagnol pour être rongée à la racine même. Le drame de l’humanité se déroule au jardin : un jour nous sommes des géants contrôleurs, un autre jour une limace nous réduit à néant.

Autre pensée réflexe mise à mal : notre supériorité biologique. Nous sommes habitués au mythe de la modernité, qui fait de nous le couronnement de l’évolution de la vie sur Terre. Nous sommes certains que nous n’avons plus à subir les affres de la pression naturelle6. Erreur ! Dans le jardin, le campagnol, le mulot, la piéride, la bruche, le taupin, le merle, la grive, le lièvre sont nos concurrents biologiques. Ils convoitent le même légume, le même fruit, que le jardinier. Quoi qu’en pensent les bonnes âmes, il s’agit d’être plus rapide, plus rusé sinon plus agressif qu’eux, autrement ils vont se nourrir du jardin avant nous. Alors on comprend : notre société moderne aime se sentir au-delà de la pression de sélection naturelle. C’est que nous sommes majoritairement des citadins, et nous ne voyons pas, donc nous oublions, que l’agriculteur, lui, est toujours exposé à la pression naturelle. Que survienne une rupture d’une seule année dans la production mondiale de fruits, légumes et céréales, et ce sera la famine dans les villes. Et dans les campagnes, nous errerons à la recherche de la moindre chose comestible, et nous serons jaloux des campagnols, des mulots et des insectes qui eux seront toujours en mesure de se nourrir.

Bref, le contact avec la nature invite sérieusement à l’humilité. En même temps, l’honneur de la profession est rendu là explicite : l’agriculteur et le jardinier sont les interfaces entre la nature et la société. Leur tâche est de combiner le meilleur des deux mondes.

Ces désillusions, comprises petit à petit sur deux années, me laissaient entrevoir qu’une autre pensée réflexe allait être mise à mal par le fait de côtoyer chaque jour la nature : l’habitude des jugements de valeurs. « Ceci est néfaste, ceci est bon ».

Que de réflexes mis à mal ! Que de repères sûrs et certains de la modernité me faudrait-il encore abandonner ?

La solitude

En faisant ces constats, je ressentais la profondeur du fossé qui sépare l’Homme de la Nature. Un fossé creusé lentement mais sûrement au fur et à mesure de l’avènement de notre culture occidentale moderne – c’est notre civilisation dirait Michel Onfray. Dans le jardin, la Nature est à priori très proche de nous, à portée de main, tenue même dans le creux de la main quand elle est graine. Nous contrôlons ses formes et ses rythmes, en la respectant autant que possible, pour qu’elle nous donne fruits et légumes. Pour autant nous lui demeurons étrangers. Ses lois ne sont pas nos lois, jamais. Il y a entre mon jardin et moi une différence évidente, qu’il me faut bien accepter. Différence, séparation, donc sentiment de solitude… Voilà ce que j’ai ressenti, particulièrement en ce mois de mars 2016.

Ressentir de la solitude dans mon jardin, à cela je ne m’attendais pas du tout. De la solitude vis-à-vis de la société, à cela j’étais préparé. Mais pas vis-à-vis de la Nature. Le constat est que je n’ai aucun droit sur mon jardin (de même qu’aimer une personne ne vous donne aucun droit sur elle), je demeure étranger à mon jardin, car il est différent, donc je suis seul dans mon jardin. Quand bien même je suis entouré de plein de vie…

Il faut avoir ressenti cette solitude ; le comprendre n’enseigne rien. Ce n’est pas agréable. Cependant, j’ai l’intuition que c’est là une indication. « Derrière » cette solitude, il y a peut-être la véritable définition de l’Homme. À voir…

Cette émotion déplaisante ne correspond pas du tout à ce que les beaux livres d’agriculture biologique nous promettent : la promesse de renouer avec notre véritable identité parce que nous renouons avec la Nature. Nous sommes censés retrouver notre vie d’être humain authentique à partir du moment où nous sommes entourés de la vie de la Nature respectée. Il n’était donc pas prévu de passer par des émotions déplaisantes !

En vivant ces instants de solitude dans mon jardin, j’ai compris que ce n’est pas dans la Nature que nous trouverons une sérénité complète. La Nature ne nous donnera jamais entière satisfaction, tout comme avec la révolution verte nous n’avons pas été satisfaits de pouvoir la dominer. Je crois que cela est impossible.

En écrivant ces lignes sur la solitude, j’ai conscience de commencer à écorcher un mythe écologiste. Notez bien ma position : je crois que l’identité humaine ne se résume ni à la technique ni à la Nature. Je ne suis ni contre la vie dans la Nature ni contre la technique. C’est une position nuancée, qui peut paraître trop compliquée aux yeux du grand public tout juste acquis à la cause de l’AB7. Ma subtilité peut donc nuire à la clarté de la cause, j’en conviens. Donc que ceux qui m’ont compris gardent cela pour eux. Ce sera donc notre petit secret. Notre société actuelle, racornie du ciboulot, n’entend que les messages simples du genre « le bio c’est tout beau ». Elle n’entend que ce qu’elle veut entendre.

Considérons notre passé : même nos ancêtres ne se satisfaisaient jamais de la Nature. Leur environnement naturel était en bien meilleur « état » que le nôtre. Pourtant ils ont cherché des divinités dans un au-delà du monde. Ce que je vis dans ces instants de solitude, c’est en fait la solitude substantielle de notre espèce. La solitude est partie de notre identité 8.

Le lecteur pense peut-être qu’il n’y a là rien d’inattendu dans ces expériences. « Le jardinage est ainsi », « il faut bien accepter des pertes », « il faut faire avec ». Mais le lecteur voit-il à quel point ces expressions communes sont abstraites ? Elles sont intellectuelles, elles ne remplacent pas les émotions vécues. À ces pertes, l’homme de la rue associe comme émotion, au mieux, la fatalité. C’est la fatalité du jardinage et de l’agriculture que de devoir accepter les pertes dues aux ravageurs, aux maladies, à la météo… dit-on du Nord au Sud de la France. Certes c’est vrai. Mais d’une part il faut vivre cela, le dire est bien peu. Pour faire une analogie, c’est comme si un menuisier, en mettant la pièce de bois dans sa machine, ne pouvait être certain de la forme qu’elle aurait en ressortant … ou même si seulement elle allait ressortir ! Voilà ce qu’on ressent quand on sème des carottes et qu’on doit bien accepter de ne pas savoir si elles seront ou non mangées par les campagnols ou rongées par les larves de la mouche de la carotte. S’il y avait autant d’incertitude en menuiserie qu’en agriculture, cette profession aurait été abandonnée depuis longtemps. Bien peu de gens sont prêts à fonder leur vie sur une activité qui est un perpétuel pari. Autre analogie : qui accepterait d’acheter une plaquette de beurre s’il y avait 30 % de probabilité qu’elle soit immangeable, ou déjà partiellement mangée ou même vide ? Notre société refuse cette vie de probabilité. La modernité, c’est le 100 % tout le temps. D’autre part, recourir au terme de fatalité sert bien souvent, en fait, à couper court à la discussion. Car la fatalité fait partie des tabous modernes. La fatalité, c’est la pauvreté, c’est la misère, c’est la maladie. Et ça, mon bon monsieur, on n’en veut pas. Pas de ça chez nous, dans l’Europe du XXIe siècle ! Surtout dans le monde agricole, qui a connu sa révolution verte. La fatalité, ça appartient au passé. À la rigueur, on veut bien en entendre parler quand c’est un argument pour les ONG humanitaires, pour aider les pauvres des autres pays. Mais pas en Europe, car ça signifierait qu’on ne s’est pas vraiment extirpé de l’état de dépendance vis-à-vis de la Nature. Que le passé collerait plus fort qu’on ne pense à nos baskets. On ne veut pas vraiment voire cette réalité, donc on n’en parle pas. On dit le mot, comme pour conjurer le sort, et ça s’arrête là. Et la fatalité, ça ne mange pas de pain : chacun peut l’interpréter comme il le veut. C’est vague, c’est flou, donc c’est un prétexte tacite pour couper court à la discussion. La pureté du mythe de la modernité puissante et émancipée doit être préservé…

Revenons à la solitude. La solitude a des conséquences pratiques d’une part : comment prévenir les ravages des cultures et comment capturer les ravageurs si nécessaire. Et elle a des conséquences existentielles d’autre part : la compréhension que notre espèce n’a aucun droit vis-à-vis de la Nature. La solitude se ressent d’autant plus que l’on jardine bio. Elle tranche avec le discours plein de vie, de chaleur et de compassion que l’on aura reçu dans une formation bio ou à partir des livres sur le bio. Solitude et fatalité sont déplaisantes, les promoteurs de la bio ne vont donc pas les mettre en lumière. La solitude se ressent aussi différemment selon notre vécu personnel. Dans mon cas, j’ai quitté le monde thanatophile de l’industrie pour aller vers l’agriculture bio, parce que c’est une activité où la vie est mise à l’honneur. Pour préparer mon jardin j’ai entendu et lu plein de belles choses sur la vie au jardin. Mais maintenant que j’ai un jardin, je constate que je ne suis pas intégré dans cette vie du jardin, qu’elle me sera toujours étrangère et parfois même hostile. Avec le recul, maintenant je pense que j’étais un peu trop naïf et idéaliste quant à l’AB et aux ABA. J’ai cédé à une vision romantique de la nature cultivée, du genre « les abeilles et les coccinelles sont tes amis, les mulots, il en faut un peu, mais ils sont tout gentils ». Alors que cette vision romantique, idéalisée, pour le dire plus scientifiquement : symbiotique, n’est qu’une vision. La réalité est que la Nature n’a pas besoin de nous.

Solitude déplaisante, dont je tire des interprétations rudes. Mais cela m’a poussé à innover dans mes pratiques culturales et à innover dans ma conception de l’être humain. Notamment cela m’a amené à découvrir l’ephexis, et à penser qu’il y a peut-être quelque chose au-delà de l’ephexis. Mais patience ! Je vous expliquerai tout cela progressivement. Car c’est un chemin d’épanouissement personnel que j’ai fait progressivement.

Rien que pour mes yeux

J’entame en cette année 2016 ma quatrième année de jardinage professionnel. Je suis très content de l’apparence du jardin : l’herbe dense est comme un tapis moelleux dans les allées, l’herbe élancée de la prairie est comme des cheveux qui flottent au vent, les zones tampons sont telles des brosses jaunes, les grandes allées se croisent et les petites allées les rejoignent comme pour les irriguer. En particulier après avoir tondu les allées, le jardin me semble « porter un beau vêtement ». De cette apparence agréable, qui n’entrave pas la productivité, je suis fier.

Je passe bien sûr beaucoup de temps au jardin pour les tâches qui ne sont pas directement agricoles. Les haies requièrent des coupes, et les fossés, même si on ne les discerne pas de prime abord et qu’ils sont absents de l’image globale du jardin, requièrent un travail physique considérable de fauchage et de curage. Les zones tampon doivent être débarrassées des chardons et Rhumex envahissants. La tonte des allées, bi-hebdomadaire, dure entre 2 et 3 heures. Je tonds également trois zones dédiées à la production de tonte (tonte qui sert à mulcher les cultures de légumes racine). Et mon terrain dispose d’une cour d’entrée, dont j’essaie de soigner l’apparence avec notamment des frênes qui donnent leur nom au jardin.

Hormis la famille, je reçois très peu de visiteurs. D’avril à octobre je passe donc dans mon jardin de nombreuses heures en solitaire. En ce printemps 2016, nouvelle émotion déplaisante : je me suis senti égoïste. Tout ce beau jardin, dont la vue ne profite qu’à moi seul ! Je profite seul de marcher dans les allées vertes et moelleuses, de sentir le foin fraîchement coupé, d’entendre les oiseaux dans les haies, de voir les ondulations de l’herbe haute de la prairie durant les jours de vent, de contempler une cigogne qui survole le jardin à juste une petite dizaine de mètres de hauteur, de ressentir dans la main la texture légère du compost mûr, d’apprécier la couleur de la terre sous le paillage. Il y a tant de misère dans le monde, et moi, après avoir travaillé pour l’industrie des pesticides – travail qui m’a permis de faire des économies qui ont servi à acquérir ce jardin – moi je profite de ce grand et beau jardin à moi tout seul, quand la majorité de la population doit vivre toute la journée enfermée dans un bureau ou dans une usine. Que je suis égoïste ! Et nanti ! Quand j’étais un citadin à Hanovre, je me réjouissais de mon grand logement de 50 m2 – une surface que peu de parisiens peuvent se payer ! Maintenant, 50 m2sont pour moi tout juste deux planches de culture. Deux-cents choux. Les parisiens paient chaque mois mille euros pour 50 m2, soit douze-mille euros par an pour deux-cents choux, soit soixante euros le chou. Quand on vit dans les grandes villes, on perd le sens des réalités… Entre les pauvres qui ne possèdent aucun logement ni aucune terre et entre les riches qui paient une fortune pour quelques mètres carrés, j’ai conscience que ma situation est privilégiée.

Égoïsme de posséder un tel jardin, égoïsme d’être quasiment le seul à en profiter : n’y a-t-il pas là également du narcissisme ? Je me réjouis grandement de la vue de mon beau jardin ! C’est mon droit, c’est mon plaisir solitaire. Si j’avais femme et enfant, je ne serais pas seul à profiter de cette beauté. La beauté a-t-elle vraiment une utilité si on est seul à pouvoir en profiter ? Peut-on encore seulement appeler cela de la beauté ? Imaginez une recette que vous avez créée et qui vous permet de réaliser un succulent gâteau. Ne désirez-vous pas un jour partager ce gâteau avec quelqu’un ? Ou le garderez-vous toujours pour vous tout seul, n’en parlant à personne ? Si l’on dispose de quelque chose de magnifique, on a envie de le partager. Or dans la solitude, on tend à tout ramener à soi-même… Dois-je donc me méfier, à long terme, d’une solitude excessive ? C’est une question raisonnable.