Nouvelles IV

Prosper Mérimée

La partie de trictrac

 

Les voiles sans mouvement pendaient collées contre les mâts ; la  mer était unie comme une glace, la chaleur était étouffante, le calme  désespérant.

Dans un voyage sur mer les ressources d’amusement que peuvent  offrir les hôtes d’un vaisseau sont bientôt épuisées. On se connaît  trop bien, hélas ! lorsqu’on a passé quatre mois ensemble dans une  maison de bois longue de cent vingt pieds. Quand vous voyez venir  le premier lieutenant, vous savez d’abord qu’il vous parlera de Rio­  Janeiro, d’où il vient ; puis du fameux pont d’Essling, qu’il a vu faire  par les marins de la garde, dont il faisait partie. Au bout de quinze  jours,   vous   connaissez   jusqu’aux   expressions   qu’il   affectionne,  jusqu’à la ponctuation de ses phrases, aux différentes intonations de  sa voix. Quand jamais a­t­il manqué de s’arrêter tristement après  avoir   prononcé   pour   la   première   fois   dans   son   récit   ce   mot,  l’empereur…   « Si   vous   l’aviez   vu   alors !!! »   (trois   points  d’admiration) ajoute­t­il invariablement. Et l’épisode du cheval du  trompette, et le boulet qui ricoche et qui emporte une giberne où il y  avait pour sept mille cinq cents francs en or et en bijoux, etc., etc. !

– Le second lieutenant est un grand politique ; il commente tous les  jours le dernier numéro du Constitutionnel, qu’il a emporté de Brest ;  ou,   s’il   quitte   les   sublimités   de   la   politique   pour   descendre   à   la  littérature, il vous régalera de l’analyse du dernier vaudeville qu’il a  vu jouer. Grand Dieu !… Le commissaire de marine possédait une  histoire bien intéressante. Comme il nous enchanta la première fois  qu’il   nous   raconta   son   évasion   du   ponton   de   Cadix !   mais,   à   la   vingtième répétition, ma foi, l’on n’y pouvait plus tenir… – Et les  enseignes, et les aspirants !…  Le souvenir de leurs conversations me fait dresser les cheveux à la  tête. Quant au capitaine, généralement, c’est le moins ennuyeux du  bord. En sa qualité de commandant despotique, il se trouve en état  d’hostilité   secrète   contre   tout   l’état­major ;   il   vexe,   il   opprime  quelquefois, mais il y a un certain plaisir à pester contre lui. S’il a  quelque manie fâcheuse pour ses subordonnés, on a le plaisir de voir  son supérieur ridicule, et cela console un peu.

À   bord   du   vaisseau   sur   lequel   j’étais   embarqué,   les   officiers  étaient les meilleures gens du monde, tous bons diables, s’aimant  comme des frères, mais s’ennuyant à qui mieux mieux. Le capitaine  était le plus doux des hommes, point tracassier (ce qui est une rareté).  C’était toujours à regret qu’il faisait sentir son autorité dictatoriale.

Pourtant, que le voyage me parut long ! surtout ce calme qui nous  prit quelques jours seulement avant de voir la terre !…

Un   jour,   après   le   dîner   que   le   désœuvrement   nous   avait   fait  prolonger aussi longtemps qu’il  était humainement possible, nous  étions tous rassemblés sur le pont, attendant le spectacle monotone  mais toujours majestueux d’un coucher de soleil en mer. Les uns  fumaient,   d’autres   relisaient   pour   la   vingtième   fois   un   des   trente  volumes de notre triste bibliothèque ; tous bâillaient à pleurer. Un  enseigne assis à côté de moi s’amusait, avec toute la gravité digne  d’une occupation sérieuse, à laisser tomber, la pointe en bas, sur les  planches du tillac, le poignard que les officiers de marine portent  ordinairement en petite tenue. C’est un amusement comme un autre,  et   qui   exige   de   l’adresse   pour   que   la   pointe   se   pique   bien  perpendiculairement dans le bois.

Désirant faire comme l’enseigne, et n’ayant point de poignard à  moi, je voulus emprunter celui du capitaine, mais il me refusa. Il  tenait singulièrement à cette arme, et même il aurait été fâché de la  voir servir à un amusement aussi futile. Autrefois ce poignard avait  appartenu à un brave officier mort malheureusement dans la dernière  guerre… Je devinai qu’une histoire allait suivre, je ne me trompais  pas. Le capitaine commença sans se faire prier ; quant aux officiers qui nous entouraient, comme chacun d’eux connaissait par cœur les  infortunes   du   lieutenant   Roger,   ils   firent   aussitôt   une   retraite  prudente. Voici à peu près quel fut le récit du capitaine :

« Roger, quand je le connus, était plus âgé que moi de trois ans ; il  était lieutenant ; moi, j’étais enseigne. Je vous assure que c’était un  des meilleurs officiers de notre corps ; d’ailleurs, un cœur excellent,  de l’esprit, de l’instruction, des talents, en un mot un jeune homme  charmant. Il était malheureusement un peu fier et susceptible ; ce qui  tenait, je crois, à ce qu’il était enfant naturel, et qu’il craignait que sa  naissance ne lui fît perdre de la considération dans le monde, mais,  pour dire la vérité, de tous ses défauts, le plus grand, c’était un désir  violent et continuel de primer partout où il se trouvait. Son père, qu’il  n’avait jamais vu, lui faisait une pension qui aurait été bien plus que  suffisante   pour   ses   besoins,   si   Roger   n’eût   pas   été   la   générosité  même. Tout ce qu’il avait était à ses amis. Quand il venait de toucher  son   trimestre,   c’était   à   qui   irait   le   voir   avec   une   figure   triste   et  soucieuse :   « Eh   bien,   camarade,   qu’as­tu ?   demandait­il,   tu   m’as  l’air de ne pouvoir pas faire grand bruit en frappant sur tes poches ;  allons, voici ma bourse, prends ce qu’il te faut, et viens­t’en dîner  avec moi. »

« Il vint à Brest une jeune actrice fort jolie, nommée Gabrielle, qui  ne tarda pas à faire des conquêtes parmi les marins et les officiers de  la garnison. Ce n’était pas une beauté régulière, mais elle avait de la  taille, de beaux yeux, le pied petit, l’air passablement effronté ; tout  cela plaît fort quand on est dans les parages de vingt à vingt­cinq ans.

On la disait par­dessus le marché la plus capricieuse créature de son  sexe, et sa manière de jouer ne démentait pas cette réputation. Tantôt  elle jouait à ravir, on eût dit une comédienne du premier ordre ; le  lendemain,   dans   la   même   pièce   elle   était   froide,   insensible ;   elle  débitait son rôle comme un enfant récite son catéchisme. Ce qui  intéressa surtout nos jeunes gens, ce fut l’histoire suivante que l’on  racontait d’elle. Il paraît qu’elle avait été entretenue très richement à  Paris par un sénateur qui faisait, comme l’on dit, des folies pour elle.

Un jour, cet homme, se trouvant chez elle, mit son chapeau sur sa  tête ; elle le pria de l’ôter, et se plaignit même qu’il lui manquât de   respect. Le sénateur se mit à rire, leva les épaules, et dit en se carrant  dans un fauteuil : « C’est bien le moins que je me mette à mon aise  chez une fille que je paie. » Un bon soufflet de crocheteur, détaché  par la main blanche de la Gabrielle, le paya aussitôt de sa réponse et  jeta   son   chapeau   à   l’autre   bout   de   la   chambre.   De   là   rupture  complète.   Des   banquiers,   des   généraux   avaient   fait   des   offres  considérables à la dame ; mais elle les avait toutes refusées, et s’était  faite actrice, afin, disait­elle, de vivre indépendante.

« Lorsque Roger la vit et qu’il apprit cette histoire, il jugea que  cette personne  était son fait, et, avec la franchise un peu brutale  qu’on nous reproche à nous autres marins, voici comment il s’y prit  pour lui montrer combien il était touché de ses charmes. Il acheta les  plus belles fleurs et les plus rares qu’il put trouver à Brest, en fit un  bouquet qu’il attacha avec un beau ruban rose, et, dans le nœud,  arrangea très proprement un rouleau de vingt­cinq napoléons ; c’était  tout   ce   qu’il   possédait   pour   le   moment.   Je   me   souviens   que   je  l’accompagnai   dans   les   coulisses   pendant   un   entracte.   Il   fit   à  Gabrielle un compliment fort court sur la grâce qu’elle avait à porter  son   costume,   lui   offrit   le   bouquet   et   lui   demanda   la   permission  d’aller la voir chez elle. Tout cela fut dit en trois mots.

« Tant que Gabrielle ne vit que les fleurs et le beau jeune homme  qui   les   lui   présentait,   elle   lui   souriait,   accompagnant   son   sourire  d’une révérence des plus gracieuses ; mais, quand elle eut le bouquet  entre les mains et qu’elle sentit le poids de l’or, sa physionomie  changea plus rapidement que la surface de la mer soulevée par un  ouragan des tropiques ; et certes elle ne fut guère moins méchante,  car elle lança de toute sa force le bouquet et les napoléons à la tête de  mon pauvre ami, qui en porta les marques sur la figure pendant plus  de huit jours. La sonnette du régisseur se fit entendre, Gabrielle entra  en scène et joua tout de travers.

« Roger ayant ramassé son bouquet et son rouleau d’or d’un air  bien confus, s’en alla au café offrir le bouquet (sans l’argent) à la  demoiselle du comptoir, et essaya, en buvant du punch, d’oublier la  cruelle. Il n’y réussit pas ; et, malgré le dépit qu’il éprouvait de ne  pouvoir se montrer avec son œil poché il devint amoureux fou de la colérique Gabrielle. Il lui écrivait vingt lettres par jour, et quelles  lettres ! soumises, tendres, respectueuses, telles qu’on pourrait les  adresser à une princesse. Les premières lui furent renvoyées sans être  décachetées ; les autres n’obtinrent pas de réponse. Roger cependant  conservait quelque espoir quand nous découvrîmes que la marchande  d’oranges du théâtre enveloppait ses oranges avec les lettres d’amour  de   Roger   que   Gabrielle   lui   donnait   par   un   raffinement   de  méchanceté.  Ce   fut  un  coup  terrible   pour  la  fierté   de  notre  ami.

Pourtant sa passion ne diminua pas. Il parlait de demander l’actrice  en mariage ; et, comme on lui disait que le ministre de la Marine n’y  donnerait jamais son consentement, il s’écriait qu’il se brûlerait la  cervelle.

« Sur ces entrefaites, il arriva que les officiers d’un régiment de  ligne   en   garnison   à   Brest   voulurent   faire   répéter   un   couplet   de  vaudeville à Gabrielle, qui s’y refusa par pur caprice. Les officiers et  l’actrice s’opiniâtrèrent si bien que les uns firent baisser la toile par  leurs sifflets, et que l’autre s’évanouit. Vous savez ce que c’est que le  parterre d’une ville de garnison. Il fut convenu entre les officiers que,  le   lendemain   et  les  jours  suivants,  la  coupable  serait  sifflée  sans  rémission, qu’on ne lui permettrait pas de jouer un seul rôle avant  qu’elle eût fait amende honorable avec l’humilité nécessaire pour  expier son crime. Roger n’avait point assisté à cette représentation ;  mais il apprit, le soir même, le scandale qui avait mis tout le théâtre  en confusion, ainsi que les projets de vengeance qui se tramaient  pour le lendemain. Sur­le­champ son parti fut pris.

« Le  lendemain,  lorsque  Gabrielle   parut,  du  banc   des  officiers  partirent des huées et des sifflets à fendre les oreilles. Roger, qui  s’était placé à dessein tout auprès des tapageurs, se leva et interpella  les plus bruyants en termes si outrageux, que toute leur fureur se  tourna aussitôt contre lui. Alors, avec un grand sang­froid, il tira son  carnet de sa poche, et inscrivit les noms qu’on lui criait de toutes  parts ; il aurait pris rendez­vous pour se battre avec tout le régiment,  si, par esprit de corps, un grand nombre d’officiers de marine ne  fussent survenus, et n’eussent provoqué la plupart de ses adversaires.

La bagarre fut vraiment effroyable.

 

« Toute   la   garnison   fut   consignée   pour   plusieurs   jours ;   mais,  quand on nous rendit la liberté, il y eut un terrible compte à régler.

Nous nous trouvâmes une soixantaine sur le terrain. Roger seul, se  battit successivement contre trois officiers ; il en tua un, et blessa  grièvement   les   deux   autres   sans   recevoir   une   égratignure.   Je   fus  moins heureux pour ma part : un maudit lieutenant, qui avait  été  maître d’armes, me donna dans la poitrine un grand coup d’épée,  dont je manquai mourir. Ce fut, je vous assure, un beau spectacle que  ce duel ou plutôt cette bataille. La marine eut tout l’avantage et le  régiment fut obligé de quitter Brest.

« Vous pensez bien que nos officiers supérieurs n’oublièrent pas  l’auteur de la querelle. Il eut pendant quinze jours une sentinelle à sa  porte.

« Quand ses arrêts furent levés, je sortis de l’hôpital et j’allai le  voir. Quelle fut ma surprise, en entrant chez lui, de le voir assis à  déjeuner, tête à tête avec Gabrielle ! Ils avaient l’air d’être depuis  longtemps   en   parfaite   intelligence.   Déjà   ils   se   tutoyaient   et   se  servaient du même verre. Roger me présenta à sa maîtresse comme  son   meilleur   ami,   et   lui   dit   que   j’avais   été   blessé   dans   l’espèce  d’escarmouche dont elle avait été la première cause. Cela me valut  un baiser de cette belle personne. Cette fille avait les inclinations  toutes martiales.

« Ils passèrent trois mois ensemble parfaitement heureux, ne se  quittant   pas   d’un   instant.   Gabrielle   paraissait   l’aimer   jusqu’à   la  fureur, et Roger avouait qu’avant de connaître Gabrielle il n’avait pas  connu l’amour.

« Une frégate hollandaise entra dans le port. Les officiers nous  donnèrent à dîner. On but largement de toutes sortes de vins ; et, la  nappe ôtée, ne sachant que faire, car ces messieurs parlaient très mal  français,   on   se   mit   à   jouer.   Les   Hollandais   paraissaient   avoir  beaucoup d’argent ; et leur premier lieutenant surtout voulait jouer si  gros jeu, que pas un de nous ne se souciait de faire sa partie. Roger,  qui ne jouait pas d’ordinaire, crut qu’il s’agissait dans cette occasion  de soutenir l’honneur de son pays. Il joua donc, et tint tout ce que  voulut le lieutenant hollandais. Il gagna d’abord, puis perdit. Après quelques alternatives de gain et de perte, ils se séparèrent sans avoir  rien fait. Nous rendîmes le dîner aux officiers hollandais. On joua  encore. Roger et le lieutenant furent remis aux prises. Bref, pendant  plusieurs jours, ils se donnèrent rendez­vous, soit au café, soit à bord,  essayant   toutes   sortes   de   jeux,   surtout   le   trictrac,   et   augmentant  toujours   leurs   paris,   si   bien   qu’ils   en   vinrent   à   jouer   vingt­cinq  napoléons   la   partie.   C’était   une   somme   énorme   pour   de   pauvres  officiers comme nous : plus de deux mois de solde ! Au bout d’une  semaine Roger avait perdu tout l’argent qu’il possédait, plus trois ou  quatre mille francs empruntés à droite et à gauche.

« Vous vous doutez bien que Roger et Gabrielle avaient fini par  faire ménage commun et bourse commune : c’est­à­dire que Roger  qui venait de toucher une forte part de prises, avait mis à la masse dix  ou vingt fois plus que l’actrice. Cependant il considérait toujours que  cette masse appartenait principalement à sa maîtresse, et il n’avait  gardé   pour   ses   dépenses   particulières   qu’une   cinquantaine   de  napoléons. Il avait été cependant obligé de recourir à cette réserve  pour   continuer   à   jouer.   Gabrielle   ne   lui   fit   pas   la   moindre  observation.

« L’argent du ménage prit le même chemin que son argent de  poche.   Bientôt   Roger   fut   réduit   à   jouer   ses   derniers   vingt­cinq  napoléons.   Il   s’appliquait   horriblement ;   aussi   la   partie   fut­elle  longue et disputée. Il vint un moment, où Roger, tenant le cornet,  n’avait plus qu’une chance pour gagner : je crois qu’il lui fallait six  quatre. La nuit était avancée. Un officier qui les avait longtemps  regardés jouer avait fini par s’endormir sur un fauteuil. Le Hollandais  était fatigué et assoupi ; en outre, il avait bu beaucoup de punch.

Roger seul était bien éveillé, et en proie au plus violent désespoir. Ce  fut en frémissant qu’il jeta les dés. Il les jeta si rudement sur le  damier que de la secousse une bougie tomba sur le plancher. Le  Hollandais tourna la tête d’abord vers la bougie, qui venait de couvrir  de cire son pantalon neuf, puis il regarda les dés. – Ils marquaient six  et quatre. Roger, pâle comme la mort, reçut les vingt­cinq napoléons.

Ils   continuèrent   à   jouer.   La   chance   devint   favorable   à   mon  malheureux ami, qui pourtant faisait écoles sur écoles, et qui casait   comme   s’il   avait   voulu   perdre.   Le   lieutenant   hollandais   s’entêta,  doubla, décupla les enjeux : il perdit toujours. Je crois le voir encore :  c’était un grand blond, flegmatique, dont la figure semblait être de  cire. Il se leva enfin, ayant perdu quarante mille francs, qu’il paya  sans que sa physionomie décelât la moindre émotion.

« Roger lui dit : « Ce que nous avons fait ce soir ne signifie rien,  vous dormiez à moitié ; je ne veux pas de votre argent.

« — Vous plaisantez, répondit le flegmatique Hollandais ; j’ai très  bien joué, mais les dés ont été contre moi. Je suis sûr de pouvoir  toujours vous gagner en vous rendant quatre trous. Bonsoir ! » et il le  quitta.

« Le   lendemain,   nous   apprîmes   que,   désespéré   de   sa   perte,   il  s’était brûlé la cervelle dans sa chambre après avoir bu un bol de  punch.

« Les quarante mille francs gagnés par Roger étaient étalés sur  une table, et Gabrielle les contemplait avec un sourire de satisfaction.

« Nous   voilà   bien   riches,   dit­elle ;   que   ferons­nous   de   tout   cet  argent ? »

« Roger ne répondit rien ; il paraissait comme hébété depuis la  mort du Hollandais. « Il faut faire mille folies, continua la Gabrielle :  argent gagné aussi facilement doit se dépenser de même. Achetons  une calèche et narguons le préfet maritime et sa femme. Je veux  avoir des diamants, des cachemires. Demande un congé et allons à  Paris ; ici, nous ne viendrons jamais à bout de tant d’argent ! » Elle  s’arrêta pour observer Roger, qui les yeux fixés sur le plancher, la  tête appuyée sur sa main, ne l’avait pas entendue, et semblait rouler  dans sa tête les plus sinistres pensées.

« — Que diable as­tu, Roger ? s’écria­t­elle en appuyant une main  sur son épaule. Tu me fais la moue, je crois ; je ne puis t’arracher une  parole.

« — Je suis bien malheureux, dit­il enfin avec un soupir étouffé.

« — Malheureux ! Dieu me pardonne, n’aurais­tu pas des remords  pour avoir plumé ce gros mynheer ? »

« Il releva la tête et la regarda d’un œil hagard.

« — Qu’importe !… poursuivit­elle, qu’importe qu’il ait pris la   chose au tragique et qu’il se soit brûlé ce qu’il avait de cervelle ! Je  ne plains pas les joueurs qui perdent ; et certes son argent est mieux  entre nos mains que dans les siennes ; il l’aurait dépensé à boire et à  fumer au lieu que, nous, nous allons faire mille extravagances toutes  plus élégantes les unes que les autres. »

« Roger   se   promenait   par   la   chambre,   la   tête   penchée   sur   sa  poitrine, les yeux à demi fermés et remplis de larmes. Il vous aurait  fait pitié si vous l’aviez vu.

« — Sais­tu, lui dit Gabrielle, que des gens qui ne connaîtraient  pas ta sensibilité romanesque pourraient bien croire que tu as triché ?

« — Et   si   cela   était   vrai ?   s’écria­t­il   d’une   voix   sourde   en  s’arrêtant devant elle.

« — Bah !   répondit­elle   en   souriant,   tu   n’as   pas   assez   d’esprit  pour tricher au jeu.

« — Oui, j’ai triché, Gabrielle ; j’ai triché comme un misérable  que je suis. »

« Elle comprit à son émotion qu’il ne disait que trop vrai : elle  s’assit   sur   un   canapé   et   demeura   quelque   temps   sans   parler :

« J’aimerais mieux, dit­elle enfin d’une voix très émue, j’aimerais  mieux que tu eusses tué dix hommes que d’avoir triché au jeu. »

« Il y eut un mortel silence d’une demi­heure. Ils étaient assis tous  les deux sur le même sofa, et ne se regardèrent pas une seule fois.

Roger se leva le premier, et lui dit bonsoir d’une voix assez calme.

« — Bonsoir ! » lui répondit­elle d’un ton sec et froid.

« Roger m’a dit depuis qu’il se serait tué ce jour­là même s’il  n’avait  craint  que nos  camarades ne  devinassent  la  cause  de  son  suicide. Il ne voulait pas que sa mémoire fût infâme.

« Le lendemain, Gabrielle fut aussi gaie qu’à l’ordinaire : on eût  dit qu’elle avait déjà oublié la confidence de la veille. Pour Roger, il  était   devenu   sombre,   fantasque,   bourru ;   il   sortait   à   peine   de   sa  chambre, évitant ses amis, et passait souvent des journées entières  sans adresser une parole à sa maîtresse. J’attribuais sa tristesse à une  sensibilité honorable, mais excessive, et j’essayai plusieurs fois de le  consoler ; mais il me renvoyait bien loin en affectant une grande  indifférence pour son partner malheureux. Un jour même, il fit une   sortie violente contre la nation hollandaise, et voulut me soutenir  qu’il ne pouvait pas y avoir en Hollande un seul honnête homme.

Cependant   il   s’informait   en   secret   de   la   famille   du   lieutenant  hollandais ; mais personne ne pouvait lui en donner des nouvelles.

« Six semaines après cette malheureuse partie de trictrac, Roger  trouva chez Gabrielle un billet écrit par un aspirant qui paraissait la  remercier de bontés qu’elle avait eues pour lui, Gabrielle  était le  désordre en personne, et le billet en question avait été laissé par elle  sur sa cheminée. Je ne sais si elle avait été infidèle, mais Roger le  crût, et sa colère fut épouvantable. Son amour et un reste d’orgueil  étaient les seuls sentiments qui pussent encore l’attacher à la vie, et le  plus fort de ses sentiments allait être ainsi soudainement détruit. Il  accabla d’injures l’orgueilleuse comédienne ; et, violent comme il  était, je ne sais comment il se fit qu’il ne la battît pas.

« — Sans doute, lui dit­il, ce freluquet vous a donné beaucoup  d’argent ? C’est la seule chose que vous aimiez, et vous accorderiez  vos faveurs au plus sale de nos matelots s’il avait de quoi les payer.

« — Pourquoi   pas ?   répondit   froidement   l’actrice.   Oui,   je   me  ferais payer par un matelot, mais… je ne le volerais pas. »

« Roger poussa un cri de rage. Il tira en tremblant son poignard, et  un instant regarda Gabrielle avec des yeux égarés ; puis, rassemblant  toutes   ses   forces,   il   jeta   l’arme   à   ses   pieds   et   s’échappa   de  l’appartement pour ne pas céder à la tentation qui l’obsédait.

« Ce soir­là même, je passai fort tard devant son logement, et,  voyant de la lumière chez lui, j’entrai pour lui emprunter un livre. Je  le trouvai fort occupé à écrire. Il ne se dérangea point, et parut à  peine s’apercevoir de ma présence dans sa chambre. Je m’assis près  de son bureau, et je contemplai ses traits ; ils étaient tellement altérés,  qu’un autre que moi aurait eu de la peine à le reconnaître. Tout d’un  coup j’aperçus sur le bureau une lettre déjà cachetée, et qui m’était  adressée. Je l’ouvris aussitôt. Roger m’annonçait qu’il allait mettre  fin à ses jours, et me chargeait de différentes commissions. Pendant  que je lisais, il écrivait toujours sans prendre garde à moi : c’était à  Gabrielle   qu’il   faisait   ses   adieux…   Vous   pensez   quel   fut   mon  étonnement, et ce que je dus lui dire, confondu comme je l’étais de sa  résolution : « Comment, tu veux te tuer, toi qui es si heureux ?

« — Mon ami, me dit­il en cachetant sa lettre, tu ne sais rien ; tu  ne me connais pas, je suis un fripon ; je suis si méprisable, qu’une  fille de joie m’insulte ; et je sens si bien ma bassesse, que je n’ai pas  la force de la battre. » Alors il me raconta l’histoire de la partie de  trictrac, et tout ce que vous savez déjà. En l’écoutant, j’étais pour le  moins aussi ému que lui ; je ne savais que lui dire ; je lui serrais les  mains, j’avais les larmes aux yeux, mais je ne pouvais parler. Enfin  l’idée me vint de lui représenter qu’il n’avait pas  à se reprocher  d’avoir causé volontairement la ruine du Hollandais, et que, après  tout, il ne lui avait fait perdre par sa… tricherie… que vingt­cinq  napoléons.

« — Donc !  s’écria­t­il   avec  une   ironie  amère,   je  suis  un  petit  voleur et non un grand. Moi qui avais tant d’ambition ! N’être qu’un  friponneau !… » Et il éclata de rire. Je fondis en larmes.

« Tout à coup la porte s’ouvrit ; une femme entra et se précipita  dans   ses   bras :   c’était   Gabrielle.   « Pardonne­moi,   s’écria­t­elle   en  l’étreignant avec force, pardonne­moi. Je le sens bien, je n’aime que  toi. Je t’aime mieux maintenant que si tu n’avais pas fait ce que tu te  reproches. Si tu veux, je volerai… j’ai déjà volé… Oui, j’ai volé…  j’ai volé une montre d’or… Que peut­on faire de pis ? »

« Roger secoua la tête d’un air d’incrédulité ; mais son front parut  s’éclaircir.   « Non,   ma   pauvre   enfant,   dit­il   en   la   repoussant   avec  douceur, il faut absolument que je me tue. Je souffre trop, je ne puis  résister à la douleur que je sens là.

« — Eh bien, si tu veux mourir, Roger, je mourrai avec toi ! Sans  toi, que m’importe la vie ! J’ai du courage, j’ai tiré des fusils ; je me  tuerai tout comme un autre. D’abord, moi qui ai joué la tragédie, j’en  ai l’habitude. » Elle avait les larmes aux yeux en commençant, cette  dernière idée la fit rire, et Roger lui­même laissa échapper un sourire.

« Tu   ris,   mon   officier,   s’écria­t­elle   en   battant   des   mains   et   en  l’embrassant ; tu ne te tueras pas ! » Et elle l’embrassait toujours,  tantôt pleurant, tantôt riant, tantôt jurant comme un matelot ; car elle  n’était pas de ces femmes qu’un gros mot effraie.

« Cependant je m’étais emparé des pistolets et du poignard de   Roger et je lui dis : « Mon cher Roger, tu as une maîtresse et un ami  qui t’aiment. Crois­moi, tu peux encore avoir quelque bonheur en ce  monde. » Je sortis après l’avoir embrassé, et je le laissai seul avec  Gabrielle.

« Je crois que nous ne serions parvenus qu’à retarder seulement  son funeste dessein, s’il n’avait reçu du ministre l’ordre de partir  comme   premier   lieutenant,   à   bord   d’une   frégate   qui   devait   aller  croiser   dans   les   mers   de   l’Inde,   après   avoir   passé   au   travers   de  l’escadre anglaise qui bloquait le port. L’affaire était hasardeuse. Je  lui   fis   entendre   qu’il   valait   mieux   mourir   noblement   d’un   boulet  anglais que de mettre fin lui­même à ses jours, sans gloire et sans  utilité pour son pays. Il promit de vivre. Des quarante mille francs, il  en distribua la moitié à des matelots estropiés ou à des veuves et des  enfants de marins. Il donna le reste à Gabrielle, qui d’abord jura de  n’employer   cet   argent   qu’en   bonnes   œuvres.   Elle   avait   bien  l’intention de tenir parole, la pauvre fille ; mais l’enthousiasme était  chez   elle   de   courte   durée.   J’ai   su  depuis   qu’elle   donna  quelques  milliers de francs aux pauvres. Elle s’acheta des chiffons avec le  reste.

« Nous montâmes, Roger et moi, sur une belle frégate, la Galatée :  nos   hommes   étaient   braves,   bien   exercés,   bien   disciplinés ;   mais  notre commandant était un ignorant, qui se croyait un Jean Bart parce  qu’il jurait mieux qu’un capitaine d’armes, parce qu’il écorchait le  français et qu’il n’avait jamais étudié la théorie de sa profession, dont  il   entendait   assez   médiocrement   la   pratique.   Pourtant   le   sort   le  favorisa d’abord. Nous sortîmes heureusement de la rade, grâce à un  coup de vent qui força l’escadre de blocus de gagner le large, et nous  commençâmes notre croisière par biler une corvette anglaise et un  vaisseau de la compagnie sur les côtes de Portugal.

« Nous voguions lentement vers les mers de l’Inde, contrariés par  les vents et par les fausses manœuvres de notre capitaine, dont la  maladresse augmentait le danger de notre croisière. Tantôt chassés  par   des   forces   supérieures,   tantôt   poursuivant   des   vaisseaux  marchands, nous ne passions pas un seul jour sans quelque aventure  nouvelle. Mais ni la vie hasardeuse que nous menions, ni les fatigues   que   lui   donnait   le   détail   de   la   frégate   dont   il   était   chargé,   ne  pouvaient  distraire   Roger  des  tristes  pensées  qui   le  poursuivaient  sans relâche. Lui qui passait autrefois pour l’officier le plus actif et le  plus brillant de notre port, maintenant il se bornait à faire seulement  son devoir. Aussitôt que son service était fini, il se renfermait dans sa  chambre,   sans   livres,   sans   papier ;   il   passait   des   heures   entières  couché dans son cadre, et le malheureux ne pouvait dormir.

« Un   jour   voyant   son   abattement,   je   m’avisai   de   lui   dire :

« Parbleu ! mon cher, tu t’affliges pour peu de chose. Tu as escamoté  vingt­cinq   napoléons   à   un   gros   Hollandais,   bien !   – et   tu   as   des  remords pour plus d’un million. Or dis­moi, quand tu étais l’amant  de la femme du préfet de…, n’en avais­tu point ? Pourtant elle valait  mieux que vingt­cinq napoléons. »

« Il se retourna sur son matelas sans me répondre.

« Je poursuivis : « Après tout, ton crime, puisque tu dis que c’est  un crime, avait un motif honorable, et venait d’une âme élevée. »

« Il tourna la tête et me regarda d’un air furieux.

« — Oui, car enfin, si tu avais perdu, que devenait Gabrielle ?  Pauvre fille, elle aurait vendu sa dernière chemise pour toi… Si tu  perdais, elle était réduite à la misère… C’est pour elle, c’est par  amour   pour   elle   que   tu   as   triché.   Il   y   a   des   gens   qui   tuent   par  amour… qui se tuent… Toi, mon cher Roger, tu as fait plus. Pour un  homme comme nous, il y a plus de courage à… voler, pour parler  net, qu’à se tuer. »

« Peut­être maintenant, me dit le capitaine interrompant son récit,  vous semblé­je ridicule. Je vous assure que mon amitié pour Roger  me donnait, dans ce moment, une éloquence que je ne retrouve plus  aujourd’hui ; et, le diable m’emporte, en lui parlant de la sorte, j’étais  de bonne foi, et je croyais tout ce que je disais. Ah ! j’étais jeune  alors !

« Roger fut quelque temps sans répondre ; il me tendit la main.

« Mon ami, dit­il en paraissant faire un grand effort sur lui­même, tu  me crois meilleur que je ne suis. Je suis un lâche coquin. Quand j’ai  triché ce Hollandais, je ne pensais qu’à gagner vingt­cinq napoléons,  voilà tout. Je ne pensais pas à Gabrielle, et voilà pourquoi je me   méprise…   Moi,   estimer   mon   honneur   moins   que   vingt­cinq  napoléons !… Quelle bassesse ! oui, je serais heureux de pouvoir me  dire : J’ai volé pour tirer Gabrielle de la misère… Non !… non ! je ne  pensais  pas  à  elle…  Je n’étais  pas  amoureux  dans  ce  moment…

J’étais un joueur… j’étais un voleur… J’ai volé de l’argent pour  l’avoir à moi… et cette action m’a tellement abruti, avili, que je n’ai  plus aujourd’hui de courage ni d’amour… je vis, et je ne pense plus à  Gabrielle… je suis un homme fini. »

« Il   paraissait   si   malheureux   que,   s’il   m’avait   demandé   mes  pistolets pour se tuer, je crois que je les lui aurais donnés.

« Un certain vendredi, jour de mauvais augure, nous découvrîmes  une grosse frégate anglaise, l’Alceste, qui prit chasse sur nous. Elle  portait cinquante­huit canons, nous n’en avions que trente­huit. Nous  fîmes   force   de   voiles   pour   lui   échapper ;   mais   sa   marche   était  supérieure ; elle gagnait sur nous à chaque instant, il était évident  qu’avant la nuit, nous serions contraints de livrer un combat inégal.  Notre capitaine appela Roger dans sa chambre, où ils furent un grand  quart d’heure à consulter ensemble. Roger remonta sur le tillac, me  prit par le bras, et me tira à l’écart.

« — D’ici   à   deux   heures,   me   dit­il,   l’affaire   va   s’engager ;   ce  brave homme là­bas qui se démène sur le gaillard d’arrière a perdu la  tête. Il y avait deux partis à prendre : le premier, le plus honorable,  était   de   laisser   l’ennemi   arriver   sur   nous,   puis   de   l’aborder  vigoureusement   en   jetant   à   son   bord   une   centaine   de   gaillards  déterminés ; l’autre parti, qui n’est pas mauvais, mais qui est assez  lâche, serait de nous alléger en jetant à la mer une partie de nos  canons. Alors nous pourrions serrer de très près la côte d’Afrique que  nous découvrons là­bas à bâbord. L’Anglais, de peur de s’échouer,  serait bien obligé de nous laisser échapper ; mais notre… capitaine  n’est ni un lâche ni un héros : il va se laisser démolir de loin à coups  de   canon,   et,   après   quelques   heures   de   combat,   il   amènera  honorablement   son   pavillon.   Tant   pis  pour   vous :   les   pontons  de  Portsmouth vous attendent. Quant à moi, je ne veux pas les voir.

« — Peut­être, lui dis­je, nos premiers coups de canon feront­ils à  l’ennemi des avaries assez fortes pour l’obliger à cesser la chasse.

 « — Écoute, je ne veux pas être prisonnier, je veux me faire tuer ;  il est temps que j’en finisse. Si par malheur je ne suis que blessé,  donne­moi ta parole que tu me jetteras à la mer. C’est le lit où doit  mourir un bon marin comme moi.

« — Quelle folie ! m’écriai­je, et quelle commission me donnes­tu  là !