Johann Karl August Musäus

Contes populaires de Musaeus

Publié par Good Press, 2021
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EAN 4064066307684

Table des matières


AVANT-PROPOS
LA NYMPHE DE LA FONTAINE
LE CHERCHEUR DE TRÉSORS
LA CHRONIQUE DES TROIS SŒURS
RICHILDE
LES LÉGENDES DE RUBEZAIIL
I
II
III
IV
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LA NYMPHE DE LA FONTAINE

Table des matières

A trois milles de Dinkelsbuhl, en Souabe, s’élevait autrefois un vieux castel, qui appartenait à un redoutable chevalier, nommé Wackermann Uhlfinger. C’était la fleur de cette chevalerie qui vivait de violences et de brigandages: il était l’effroi des villes confédérées de la Souabe, aussi bien que de tous les voyageurs ou marchands qui ne lui avaient pas acheté un sauf-conduit. Quand Wackermann avait ceint son épée, revêtu sa cuirasse et son casque, quand les éperons d’or résonnaient à ses talons, il devenait, selon l’usage du temps, un homme brutal et intraitable, qui considérait le vol et le pillage comme des privilèges de la noblesse, faisait la guerre aux faibles, et, parce qu’il était lui-même brave et vigoureux, ne reconnaissait d’autre loi que la loi du plus fort. Quand on entendait dire: «Uhlfinger est en campagne, voici Wackermann!» l’effroi se répandait dans tout le pays de Souabe; le peuple se sauvait dans les villes fortifiées, et les veilleurs, derrière les créneaux des tours, soufflaient dans leur cor, pour annoncer l’approche du danger.

Mais ce guerrier redouté, aussitôt qu’il avait déposé le harnais, était chez lui doux comme un agneau, hospitalier comme un Arabe; c’était le meilleur père de famille et le plus tendre époux. Sa femme était une douce et aimable créature, modeste, vertueuse, et telle qu’on ne trouverait guère sa pareille de nos jours. Elle aimait son mari avec une inébranlable fidélité, et tenait sa maison avec ordre et sagesse. Quand son seigneur était parti pour chercher les aventures, elle n’aurait pas jeté les yeux sur un autre homme: elle prenait une quenouille garnie d’un lin aussi fin que la soie et faisait tourner le fuseau de sa main laborieuse, si bien qu’elle fabriquait un fil que la Lydienne Arachné n’aurait pas désavoué pour son ouvrage. Elle était mère de deux filles, qu’elle dressait avec le plus grand soin à la pratique de toutes les vertus domestiques. Au milieu de cette vie claustrale, rien ne troublait la tranquillité de son âme, si ce n’est le métier de son mari, qui enrichissait sa maison d’un bien gagné par l’injustice. Elle désapprouvait dans son cœur ces brigandages privilégiés, et elle ne ressentait aucune joie, quand il lui faisait cadeau des plus magnifiques étoffes brochées d’or et d’argent. «A quoi bon, disait-elle tout bas, ces parures, qui ont sans doute fait couler bien des larmes?» Elle jetait avec horreur ces présents au fond de son bahut, et ne daignait plus y donner un coup d’œil; elle plaignait le sort des malheureux qui tombaient dans les mains de Wackermann, obtenait souvent leur liberté à force de prières, et les renvoyait en leur donnant quelque argent pour les besoins du voyage.

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Au pied de la montagne où s’élevait le château, se cachait, au milieu d’un bosquet, une source limpide. Cette source sortait d’une grotte naturelle, habitée, suivant une antique tradition, par une nymphe qu’on appelait l’Ondine, et qui, disait-on, se montrait parfois au château dans les circonstances extraordinaires. La noble dame se rendait souvent seule à cette source, quand elle voulait, pendant l’absence de son mari, respirer l’air pur, hors des sombres murs de son château, ou pratiquer la charité sans bruit et sans ostentation. C’est là qu’elle donnait souvent rendez-vous aux pauvres gens, auxquels le portier du château refusait l’entrée; et, à certains jours, non seulement elle leur distribuait la desserte de sa table, mais elle poussait même l’humilité dans la charité aussi loin que la landgravine Elisabeth, qui, surmontant courageusement sa répugnance, lavait, dit-on, de ses propres mains, le linge des mendiants à la fontaine qui a conservé son nom.

Un jour, Wackermann était parti pour faire son métier sur les grands chemins, pour guetter les marchands qui revenaient de la foire d’Augsbourg, et son absence se prolongeait. Sa tendre femme s’affligeait de son retard; elle craignait qu’il ne fût arrivé malheur à son seigneur, qu’il n’eût été tué ou pris par ses ennemis. Elle se sentait le cœur si serré qu’elle ne pouvait tenir en place et goûter un instant de repos. Il y avait plusieurs jours qu’elle vivait ainsi dans des alternatives de crainte et d’espoir, et bien des fois elle s’était adressée au nain qui veillait en haut de la tour: «Petit Jean, disait-elle, regarde bien. Quel est ce bruit dans la forêt? N’entends-tu pas chevaucher dans la vallée? N’aperçoit-on pas tourbillonner la poussière? N’est-ce pas Wackermann qui galope là-bas?» Mais Petit Jean répondait tristement: «Rien ne bouge dans la forêt; personne ne chevauche dans la vallée; il n’y a pas de tourbillons de poussière; je n’aperçois pas de panache.» Cela dura ainsi jusqu’à la nuit, jusqu’au moment où l’étoile du soir se leva, et où la pleine lune montra sa face au-dessus des montagnes. Alors elle ne put demeurer entre les murs de sa chambre; elle jeta un manteau sur ses épaules, et, sortant du château, elle se rendit au petit bois, et se dirigea vers son lieu de repos favori, auprès de la source cristalline, afin de s’abandonner plus librement à ses tristes pensées. Ses yeux étaient baignés de larmes, et ses plaintes se mêlaient au murmure du ruisseau qui serpentait à travers le gazon.

En approchant de la grotte, il lui sembla voir flotter une ombre à l’entrée; mais elle avait le cœur si troublé qu’elle n’y fit pas grande attention, et elle pensa que c’était quelque rayon de lune qui produisait cette illusion. Quand elle fut tout près, la forme blanche parut se mouvoir et lui faire signe de la main; alors elle se sentit frissonner; cependant, elle ne recula pas, mais elle s’arrêta pour voir au juste ce qu’il en était. Elle connaissait les récits qui circulaient dans le pays sur la Nymphe de la fontaine; aussi reconnut-elle sans peine que c’était la Nymphe elle-même qui se montrait à ses yeux, et elle comprit que cette apparition était l’annonce de quelque grave événement. Or, à qui pouvait se rapporter cet événement, si ce n’est à celui dont l’absence causait en ce moment même son inquiétude? Alors elle arracha ses cheveux, et s’écria avec désespoir: «Hélas! jour de malheur! Wackermann, Wackermann, tu as succombé ! Tu es maintenant glacé par la mort! Me voilà veuve, voilà tes enfants orphelins!»

Tandis qu’elle se plaignait ainsi et se tordait les bras, elle entendit une voix sortir de la grotte: «Mathilde, sois sans crainte; je ne viens t’annoncer aucun malheur; approche avec confiance; je suis ton amie, et je veux m’entretenir avec toi.»

La noble dame fut tellement rassurée par la figure et les Paroles de l’Ondine, qu’elle eut le courage de se rendre à son invitation. Elle entra dans la grotte; la Nymphe la prit amicalement par la main, et l’ayant baisée au front, la fit asseoir et prit place à côté d’elle, puis elle dit: «Sois la bienvenue dans ma demeure, aimable mortelle. Ton cœur est aussi pur que l’eau de cette source; aussi les puissances invisibles te sont favorables. Je vais te révéler ton destin: c’est la seule preuve d’affection qu’il me soit permis de te donner. Ton époux vit, et, avant que le coq ait sonné sa fanfare du matin, il sera dans tes bras. Ne crains pas d’avoir à le pleurer, car la source de ta vie sera tarie avant la sienne. Mais d’abord, tu donneras le jour à une troisième fille, qui, née sous une influence pernicieuse, aura une existence partagée entre la bonne et la mauvaise fortune. Les étoiles ne lui sont pas défavorables; cependant, elle n’aura pas le bonheur de grandir à l’abri de l’aile maternelle.»

La noble dame fut profondément désespérée, quand elle apprit que son enfant serait privée de ses tendres soins, et elle fondit en larmes. La Nymphe en fut touchée: «Ne pleure pas, dit-elle, c’est moi qui servirai de mère à ta fille, quand ton appui lui manquera; mais à la condition que tu me choisiras pour marraine de l’enfant, afin de me donner des droits sur elle. Souviens-toi donc, si tu veux la confier à mes soins, qu’elle devra me rapporter le cadeau de baptême qu’elle aura reçu de moi.» La dame promit d’obéir; alors la Nymphe ramassa un petit caillou poli et le lui donna, en ajoutant qu’il faudrait envoyer une servante fidèle jeter ce caillou dans la fontaine, quand le moment serait venu, en signe qu’on l’invitait à la cérémonie de baptême. Dame Mathilde promit de se conformer fidèlement à toutes les prescriptions de sa protectrice, grava au fond de son cœur ses moindres paroles, et retourna au château. La Nymphe disparut dans la fontaine.

Peu de temps après, le nain fit entendre une joyeuse fanfare, et Wackermann, plein de vie, entra dans la cour du château avec ses cavaliers, chargés d’un riche butin.

Un an après cet événement, la vertueuse femme s’aperçut qu’elle allait être mère encore une fois, et elle fit part de cette nouvelle à son mari, qui témoigna une grande joie, car il espérait avoir un héritier mâle. Quant à elle, son grand souci était de trouver le moyen de tenir parole à l’Ondine, et, d’autre part, elle ne voulait pas faire connaître à son mari ce qui s’était passé à la fontaine. Sur ces entrefaites, il arriva que Wackermann reçut un cartel d’un chevalier qu’il avait offensé après boire, et qui réclamait de lui un combat à mort. Il fit ses préparatifs, équipa ses hommes d’armes; mais, au moment de monter en selle, comme il prenait congé de sa femme, elle s’informa de ce qu’il allait faire, et le pressa, contre sa coutume, de lui dire le but de son expédition. Comme il lui reprochait doucement cette curiosité, elle se cacha le visage dans ses mains et pleura amèrement. Wackermann fut touché de son chagrin, mais il tint ferme cependant, monta à cheval, et se rendit en toute hâte au lieu convenu; là il en vint aux mains avec son adversaire, l’abattit après une lutte acharnée, et s’en retourna chez lui triomphant.

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Sa douce épouse le reçut avec bonheur, l’embrassa tendrement; puis elle eut recours à toutes sortes de cajoleries et de questions adroites, pour apprendre d’où il revenait. Mais le Chevalier fit la sourde oreille, se renferma dans un silence obstiné, et refusa absolument de lui faire la moindre réponse sur ce sujet. Il commença même à la plaisanter sur cette curiosité inaccoutumée, et s’écria avec moquerie: «O Ève, notre mère, tes filles ne sont pas encore dégénérées! La curiosité et l’indiscrétion sont l’héritage des femmes, et elles ont su se le transmettre jusqu’aujourd’hui. Pas une n’aurait résisté au désir de cueillir la pomme fatale, ou de lever le couvercle du plat défendu, au risque de laisser échapper la petite souris qui y était cachée.» — «Pardonnez-moi, mon cher époux, répondit la dame rusée, les hommes ont bien aussi reçu leur petite part de l’héritage de notre mère Éve. La seule différence, c’est qu’une femme honnête et fidèle n’a rien de caché pour son mari. Je gagerais, si mon cœur pouvait vous cacher quelque chose, que vous n’auriez ni repos ni trêve, avant de m’avoir arraché mon secret.» — «Et moi, répliqua Wackermann, je vous donne ma parole que je n’aurais nul souci de le connaître: vous n’avez qu’à en faire l’expérience.»

Le Chevalier était venu au point où dame Mathilde avait voulu l’amener. «Eh bien, dit-elle, mon cher époux, vous savez que le moment de ma délivrance n’est pas loin. Si j’ai le bonheur de vous donner un enfant bien portant, laissez-moi le choix de la marraine. J’ai une bonne et sincère amie qui vous est inconnue: c’est elle que je veux choisir. Mais mon désir est que vous ne me pressiez jamais de vous dire qui elle est, d’où elle vient et où elle demeure. Si vous prenez cet engagement sur votre parole de Chevalier, et si vous y restez fidèle, alors j’aurai perdu le pari, et je reconnaîtrai franchement que l’âme de l’homme a une force qui manque absolument aux pauvres femmes.» Wackermann fit sans hésiter la promesse que demandait son épouse, et celle-ci se ré jouit en son cœur de l’heureux succès de son stratagème.

Quelques jours après, elle mit au monde une fille. Le père aurait mieux aimé embrasser un fils: cependant, il alla de bon cœur inviter à la cérémonie du baptême ses voisins et amis. Tous se trouvèrent réunis au jour marqué ; et quand l’accouchée entendit le roulement des carrosses, le hennissement des chevaux, et les allées et venues des domestiques, elle appela une servante de confiance et lui dit: «Prends ce caillou, et va-t’en le jeter par derrière ton dos dans la fontaine. Pars et ne perds pas un instant.»

La servante exécuta l’ordre de sa maîtresse, et avant même, qu’elle fût de retour, une dame inconnue entra dans la salle où étaient réunis les invités, salua gracieusement les cavaliers et les dames; et, quand on apporta l’enfant, quand le prêtre s’approcha des fonts baptismaux, elle alla se mettre au premier rang. Chacun lui fit place avec respect comme à une étrangère, et ce fut elle qui tint l’enfant pendant la cérémonie. Tous les regards étaient fixés sur elle; on admirait sa grâce, sa beauté et son costume magnifique. Elle avait une robe flottante en soie vert d’eau, avec des manches à crevés de satin blanc; en outre, elle était couverte de perles et de joyaux, comme la Vierge de Lorette, dans les jours de grande fête. Un saphir étincelant retenait son voile transparent, qui formait comme un léger nuage autour de ses beaux cheveux bouclés, puis descendait le long de ses épaules jusque sur ses talons; mais le bord de ce voile était humide, comme s’il avait traîné dans l’eau.

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L’apparition inattendue de la dame étrangère avait causé une telle distraction à toute la société, qu’on avait oublié de choisir un nom pour l’enfant; aussi le prêtre la baptisa sous le même nom que sa mère. Quand la cérémonie fut terminée, la petite Mathilde fut rapportée dans la chambre maternelle, et toute la compagnie suivit pour aller adresser ses souhaits à l’accouchée, et faire à l’enfant le cadeau d’usage. A la vue de la dame inconnue, la jeune mère parut agréablement surprise, et elle se réjouit tout bas, en voyant que l’Ondine avait si fidèlement accompli sa promesse. Elle jeta un regard furtif sur son époux, qui sourit d’un air indifférent, et affecta de ne faire aucune attention à l’étrangère.

Bientôt après, chacun vint offrir son présent de baptême: une pluie d’or tomba de toutes ces mains généreuses sur le berceau de la petite fille. L’inconnue s’approcha la dernière: tous s’attendaient de sa part à un riche cadeau, bijou précieux ou pièce de baptême de grande valeur, surtout quand on la vit tirer de sa poche un mouchoir de soie et le déplier avec toute sorte de précautions. Mais ce qu’elle avait si bien enveloppé n’était qu’une boîte en bois tourné, ronde comme une boule.

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Elle la déposa solennellement sur le berceau de l’enfant, baisa tendrement la mère sur le front et sortit de la chambre.

A la vue de ce misérable présent, les assistants commencèrent par chuchoter entre eux, puis bientôt à ricaner d’un air moqueur; enfin vinrent les remarques ironiques et les réflexions malicieuses. Mais, comme le Chevalier et sa Dame gardaient un profond silence, tous les railleurs, renonçant à en savoir plus long, durent se borner à échanger tout bas de vaines suppositions. Quant à l’inconnue, elle ne reparut plus, et personne n’aurait su dire par où elle était passée.

Wackermann grillait d’envie de s’informer de l’étrangère, que, faute de connaître son nom, on avait appelée la dame au voile mouillé. Mais un homme, un brave chevalier ne pouvait sans honte montrer une curiosité à peine excusable chez une femme; et d’ailleurs il avait donné sa parole, et il n’était pas possible d’y manquer. Ces réflexions lui fermèrent la bouche, chaque fois qu’il s’apprêtait à formuler quelque question sur la marraine au voile mouillé. Il patientait dans l’espoir que sa femme se laisserait arracher son secret par surprise ou qu’elle le lui révèlerait par affection; il comptait d’ailleurs sur la nature même de l’esprit féminin, qui n’est pas plus fait pour garder un secret, qu’un crible pour retenir un liquide. Mais il se trompait grandement cette fois: dame Mathilde sut commander à sa langue, et le secret resta aussi sûrement enfermé dans son cœur, que le cadeau de la marraine dans sa cassette.

Avant que l’enfant eût quitté les lisières, la prédiction de la Nymphe s’accomplit: la pauvre mère tomba malade et mourut, sans avoir eu le temps de penser à la précieuse boule, et d’en faire usage pour le bien de sa fille, conformément aux intentions de l’Ondine.

Le Chevalier était absent en ce moment-là : il était allé au tournoi à Augsbourg, et il s’en revenait vainqueur avec les compliments de l’Empereur Frédéric. Quand le nain qui veillait sur la tour vit son seigneur approcher, il donna du cor selon l’usage, pour annoncer à tout le château le retour du maître: mais ce n’était pas, comme les autres fois, une fanfare Joyeuse, c’était au contraire une sonnerie triste et lugubre. Le Chevalier en eut le cœur serré et se sentit gagné par l’inquiétude. «Avez-vous entendu, vous autres? dit-il; on dirait un chant de mort. Petit Jean ne nous annonce rien de bon!» Et tous les gens d’armes étaient troublés: ils jetaient sur leur maître des regards de compassion, et l’un d’eux s’écria:
«C’est le cri de la chouette: que Dieu éloigne de nous le malheur! Il y a un mort dans la maison.» Alors Wackermann enfonça les éperons dans les flancs de son cheval qui se mit à galoper à travers la plaine, faisant jaillir les étincelles sous ses pieds.

Le pont-levis s’abaissa; tous entrèrent dans la cour: quel triste spectacle! Devant la porte, une lanterne éteinte, recouverte d’un crêpe et tous les volets fermés. On entendait dans l’intérieur les sanglots et les plaintes des serviteurs; car, en ce moment même, on mettait dame Mathilde dans le cercueil.

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A la tête de la morte étaient les deux plus grandes filles, habillées de laine et de crêpe et pleurant à chaudes larmes; au pied de la bière était assise la plus jeune enfant: encore incapable de comprendre son malheur, la pauvre petite jouait avec les fleurs qu’on avait répandues sur le corps de sa mère.

Toute la fermeté du brave Chevalier ne put tenir devant ce douloureux spectacle. Il éclata en plaintes bruyantes, se jeta sur cette froide dépouille, mouilla de ses larmes ce pâle visage, pressa sous ses lèvres tremblantes cette bouche glacée, et s’abandonna sans honte à tous les transports du plus violent désespoir; puis il se dépouilla de ses armes, couvrit sa tête d’un chapeau à bords rabattus, s’enveloppa d’un manteau noir, et, pour prouver l’étendue de ses regrets, fit à sa femme défunte les plus magnifiques funérailles.

Mais, comme l’a sagement remarqué un grand homme, les plus violents chagrins sont toujours les plus courts. Ce veuf, si profondément désolé oublia bientôt sa douleur, et songea sérieusement à réparer la perte qu’il avait faite, en prenant une seconde femme.

Son choix tomba sur une personne fière et impérieuse, et qui était tout l’opposé de la douce et pieuse Mathilde. Dès lors, le train de la maison changea du tout au tout. La nouvelle femme aimait le luxe et la dépense, et se montrait dure et hautaine avec ses serviteurs: elle passait sa vie au milieu des fêtes et des banquets. Elle donna à son mari de nombreux enfants: on n’eut plus un regard pour les filles de la première femme, on finit par les oublier. Quand les deux aînées commencèrent à grandir, la belle-mère songea à s’en débarrasser complètement et les mit en pension dans un couvent de Dinkelsbuhl. La petite Mathilde fut placée sous la surveillance d’une nourrice et reléguée dans un coin du château, afin de rester loin des yeux de cette femme frivole, qui n’avait pas le moindre goût pour le rôle de mère de famille.

Cependant les dépenses et les prodigalités de la nouvelle épouse s’étaient accrues à ce point que le Chevalier n’y pouvait suffire; et cependant il était sans cesse en course, et faisait en conscience son métier d’écumeur de grandes routes. La dame se vit souvent obligée de faire main-basse sur la garde-robe de la pauvre Mathilde, de vendre les riches étoffes ou de les donner en gage aux Juifs qui lui prêtaient de l’argent. Un jour qu’elle se trouvait dans un besoin plus pressant que jamais, elle fit une revue dans les armoires et les bahuts, avec espoir d’y trouver quelque objet de prix. Dans le tiroir secret d’un meuble, elle découvrit à sa grande joie, le coffre à bijoux de dame Mathilde. Ses yeux furent charmés à la vue de toutes ces parures brillantes, bagues de diamant, pendants d’oreilles, bracelets, agrafes et autres objets précieux. Au milieu de tous ces trésors, la boule de bois frappa ses regards: elle ne savait trop ce qu’elle en devait faire: elle essaya bien de la dévisser, mais le bois en était gonflé. Elle la pesa dans sa main et la trouva aussi légère qu’une noix vide: aussi pensa-t-elle que c’était quelque vieille boîte qui avait servi à mettre des bagues; et, comme elle ne lui parut bonne à rien, elle la jeta par la fenêtre ainsi qu’un objet sans valeur.

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Il se trouva par hasard que la petite Mathilde était assise dans le jardin et jouait avec sa poupée. Quand elle vit rouler cette boule sur le sable, elle jeta bien loin la poupée, et s’empara avec une ardeur enfantine de ce nouveau jouet; elle était aussi heureuse de sa trouvaille que la belle-mère de la découverte des bijoux. Elle s’amusa fort de ce joujou, le prit en grande affection et le portait partout avec elle. Par un beau jour d’été, la nourrice eut la fantaisie d’aller avec la petite Mathilde, goûter la fraîcheur auprès de la source du rocher. Au bout de quelque temps, l’enfant eut faim et demanda sa tartine au miel: la nourrice avait oublié d’apporter à manger; mais, comme elle ne se souciait pas de retourner si tôt à la maison, et qu’elle voulait cependant contenter la petite, elle entra dans le bois pour cueillir une poignée de fraises ou de framboises. La fillette continuait pendant ce temps à jouer avec sa boule, qu’elle lançait de côté et d’autre, comme une balle: mais voilà qu’une fois elle manqua son coup, et la boule alla tomber dans l’eau de la source. Au même instant parut une jeune dame, belle comme un ange et de la figure la plus avenante.

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L’entant fut effrayée: au premier abord, elle crut que c’était sa belle-mère, qui ne manquait jamais de la gronder ou de la battre, chaque fois qu’elle la trouvait sur son chemin. Mais l’Ondine la rassura en lui parlant d’une voix douce:
«N’aie pas peur, chère petite; je suis ta marraine, viens avec moi. Tiens, voici ton jouet, qui était tombé dans l’eau.» L’enfant se laissa attirer, la Nymphe la prit sur ses genoux, la pressa tendrement contre son sein, l’embrassa, la caressa, et mouilla son visage de ses larmes. «Pauvre orpheline, dit-elle, j’ai promis de remplacer ta mère, je tiendrai ma promesse. Viens me voir souvent: pour me trouver dans cette grotte, tu n’as qu’à laisser tomber un caillou dans la source. Garde avec soin cette boule, et ne joue plus avec, de peur de la perdre: car tu lui devras un jour l’accomplissement de trois de tes souhaits. Quand tu seras plus grande, je t’en dirai plus long: aujourd’hui tu ne me comprendrais pas.» Elle lui donna encore quelques sages avis, appropriés à l’âge de l’enfant, lui recommanda le secret; et, comme la nourrice revenait, elle disparut.

On dit souvent qu’aujourd’hui il n’y a plus d’enfants raisonnables; mais autrefois c’était bien différent. La petite Mathilde avait justement un esprit et une prudence au-dessus de son âge; aussi eut-elle soin de ne pas souffler mot de sa marraine à la nourrice; elle demanda en rentrant une aiguille et du fil, et cousit soigneusement la boule dans la doublure de sa robe.

Toutes ses pensées dès ce moment furent tournées vers la source. Chaque fois que le temps le permettait, elle proposait à la nourrice une promenade de ce côté là. Celle-ci ne savait rien refuser à l’aimable fillette: d’ailleurs, il lui semblait que la petite Mathilde avait hérité ce goût de sa mère, qui venait si souvent en cet endroit, et pour qui la grotte avait toujours été un lieu de prédilection: aussi était-elle d’autant plus disposée pour cette raison à céder au désir de l’enfant. Une fois qu’elle s’était fait conduire à la source, la petite rusée trouvait toujours quelque prétexte pour éloigner la nourrice, et aussitôt le caillou tombait dans l’eau, et la tendre marraine venait tenir compagnie à sa chère filleule.

Avec les années, l’orpheline grandit et devint une jeune fille, dont la beauté s’épanouissait comme celle de la rose à cent feuilles, l’honneur du jardin. Mais elle brillait dans le silence et la solitude; elle vivait retirée dans un coin de la demeure paternelle; et tandis que la belle-mère, avide de plaisirs, présidait quelque festin de gala, elle restait dans sa chambre, occupée à des travaux de femme; et le soir, après avoir accompli la tâche de la journée, elle allait trouver sa marraine l’Ondine, et goûtait dans sa société des joies bien préférables aux plaisirs bruyants dont sa marâtre remplissait le château. La Nymphe n’était pas seulement sa compagne et son amie, elle était aussi son institutrice: elle lui donnait mille talents, la rendait habile dans tous les arts qui sont l’apanage des femmes, en un mot, elle la formait avec amour à l’image de sa vertueuse mère.

Un jour, l’Ondine parut redoubler de tendresse pour sa filleule: elle la serra dans ses bras, appuya sa tête sur son épaule, et laissa voir tant de trouble et d’abattement, que la jeune fille, gagnée par cette tristesse, ne put s’empêcher de laisser tomber quelques larmes sur la main de sa marraine, qu’elle pressait en silence contre ses lèvres. La Nymphe, dont ces caresses sympathiques augmentaient encore l’émotion, dit enfin d’une voix mélancolique: «Tu pleures, enfant, et tu ne sais pourquoi: c’est le pressentiment de l’avenir qui fait couler tes larmes. Un grand changement se prépare pour la maison de tes pères: avant que le faucheur aiguise sa faux, avant que le zéphyr fasse courber les épis mûrs, là-haut tout sera vide et désert. Quand les servantes du château sortiront à la brune pour venir puiser de l’eau à ma fontaine, et qu’elles s’en reviendront avec leurs cruches vides, alors souviens-toi que le malheur sera proche. Conserve la boule qui doit accomplir trois de tes souhaits, et surtout garde-toi de former ces souhaits à la légère. Adieu, nous ne nous reverrons plus en ce lieu.»

Alors elle apprit à la jeune fille quelques propriétés magiques de la boule, afin qu’elle pût en user au besoin; elle pleura, sanglota en se séparant d’elle, au point que la voix lui manquait, puis elle disparut. Un soir, vers le temps de la moisson, les porteuses d’eau rentrèrent au château avec leurs cruches vides, tremblant de tous leurs membres, comme si elles avaient été secouées par le frisson de la fièvre, et elles rapportèrent qu’elles avaient vu la femme blanche assise auprès de la source, se tordant les bras et gémissant d’une voix plaintive, ce qui était d’un fâcheux présage. Les pages et les hommes d’armes se moquèrent d’elles, disant que ce n’était qu’illusion ou bavardage de femmes. Cependant la curiosité en poussa quelques-uns à sortir pour s’assurer de ce qu’il y avait de fondé dans ces propos: ils virent la même apparition; mais, réunissant tout leur courage, ils marchèrent vers la grotte. Quand ils y arrivèrent, la figure mystérieuse s’était évanouie. Ce fut là un sujet de discussions et de commentaires: toutefois personne ne devina le vrai sens de cette apparition, que Mathilde comprenait seule, mais sans en rien dire, parce que la Nymphe lui avait recommandé le silence. Elle restait assise toute soucieuse dans sa chambre, troublée par l’attente des événements qui devaient s’accomplir.

Wackermann Uhlfinger avait beau multiplier ses courses et ses brigandages, les profits qu’il retirait de ses expéditions ne pouvaient suffire aux prodigalités de sa femme. Quand il n’était pas dehors à courir les routes, elle organisait des fêtes au château pour l’étourdir, réunissait ses compagnons de table, et l’entretenait dans une ivresse de plaisirs, qui ne lui laissait jamais la liberté d’esprit nécessaire pour comprendre sa situation et s’apercevoir de sa ruine imminente. Si l’on était à court d’argent ou de vivres, les chariots de Jacob Fugger ou les convois des Vénitiens fournissaient toujours une riche proie. Las de ces pillages effrénés, le Congrès général des villes fédérées de la Souabe, voyant que les conseils et les remontrances restaient sans effet, décida la perte de Wackermann. Avant qu’il se doutât des graves résolutions qu’on avait prises à son égard, les bannières de la Confédération flottaient devant la porte de son château, et il ne lui resta d’autre parti à prendre que de vendre sa vie le plus cher possible. Les coups des bombardes ébranlèrent les bastions, et des deux côtés les arbalètes firent de leur mieux. Les traits tombaient comme la grêle: un d’eux, lancé dans Un moment où le génie tutélaire de Wackermann s’était éloigné de lui, traversa la visière de son casque, et pénétra profondément dans sa cervelle: le chevalier tomba et s’endormit du sommeil de la mort. La chute de leur seigneur jeta le trouble dans les rangs de ses serviteurs. Quelques-uns, au cœur timide, arborèrent le drapeau blanc; d’autres, plus courageux, l’arrachèrent de la tour. Les assiégeants, à cette vue, comprirent que le désaccord et la confusion régnaient à l’intérieur du château: ils donnèrent l’assaut, escaladèrent les murs, s’emparèrent de la porte, baissèrent le pont et passèrent au fil de l’épée tout ce qu’ils rencontrèrent. La méchante femme, cause de tous ces malheurs, fut immolée avec tous ses enfants à la rage du vainqueur qui était aussi irrité contre cette noblesse pillarde, que, plis tard, les révoltés, lors de la guerre des paysans. Le château fut mis à sac, incendié et détruit jusqu’au niveau du sol.

Pendant le tumulte de la bataille, la jeune Mathilde était restée dans sa retraite, après avoir bien fermé et verrouillé sa porte. Mais quand elle s’aperçut que tout était bouleversé dans le château, et que serrure et verrous ne lui donneraient nulle sûreté, elle se couvrit de son voile, tourna trois fois la boule magique dans sa main, et sortit hardiment, après avoir prononcé la formule que sa marraine lui avait enseignée:

«Derrière moi la nuit, devant moi le jour,
Pour que nul ne puisse m’apercevoir.»

et elle passa ainsi invisible au milieu des combattants, et sortit du château paternel, le cœur plein de douleur et sans savoir de quel côté diriger sa fuite. Tant que ses pieds délicats ne lui refusèrent pas le service, elle marcha d’un pas pressé, pour s’éloigner de ce théâtre d’horreur et de dévastation. Enfin, surprise par la nuit et la fatigue, elle fut forcée de s’arrêter en plein champ, sans autre abri qu’un poirier sauvage: elle s’assit sur le gazon et donna un libre cours à ses larmes. Elle voulut contempler encore une fois cette contrée où s’était écoulée son enfance; mais, quand elle leva les yeux, elle aperçut une lueur rouge dans le ciel et comprit que le manoir de ses ancêtres était devenu la proie des flammes. Elle détourna la vue de ce douloureux spectacle, et souhaita ardemment de voir pâlir les étoiles et briller l’aurore.

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Avant que le jour eût paru et que la rosée du matin se fût déposée sur le gazon en légères gouttelettes, elle reprit sa marche incertaine. Elle arriva bientôt à un village, où une paysanne compatissante lui donna un morceau de pain et une tasse de lait qui lui rendirent ses forces. Alors, elle échangea ses vêtements contre un costume villageois, et se joignit à un convoi de marchands, avec lesquels elle fit route jusqu’à Augsbourg. Dans la situation où elle se trouvait, abandonnée à ses propres ressources, elle n’avait d’autre choix que de se louer comme servante. Mais le moment n’était pas favorable pour entrer en place, et elle fut longtemps sans pouvoir trouver de condition.

Le comte Conrad de Schwabeck, chevalier teutonique, qui était également trésorier de l’Évêché d’Augsbourg, possédait dans cette ville une commanderie, où il avait coutume de passer l’hiver. En son absence, la maison était gardée par une femme de charge, nommée dame Gertrude, qui faisait les fonctions d’intendante. Cette femme était connue dans toute la ville pour une véritable mégère. Il était impossible de vivre avec elle: c’était comme un lutin, grondant et faisant rage à travers la maison. Les servantes redoutaient le bruit de ses clefs, comme les enfants redoutent le loup-garou; si elles avaient commis le moindre manquement, ou si seulement la vieille était de mauvaise humeur, alors gare les pots et les têtes! Souvent elle armait son bras vigoureux d’un trousseau de clefs dont elle meurtrissait le dos des pauvres filles. Enfin, quand on voulait faire le portrait d’une méchante femme, on la comparait à dame Gertrude de la Commanderie. Un jour, elle avait si fort malmené et maltraité son monde, que toute la valetaille avait pris sa volée.

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C’est alors que la douce Mathilde vint lui offrir ses services. Pour dissimuler sa taille noble et gracieuse, elle s’était rembourré une épaule, de manière à paraître contrefaite. Ses blonds cheveux fins comme la soie étaient cachés sous une large cornette; elle s’était frotté les mains et le visage avec de la suie, ce qui lui donnait le teint d’une bohémienne. Quand elle se présenta et fit retentir la sonnette, dame Gertrude mit le nez à la fenêtre, et, voyant cette singulière figure, elle la prit pour une mendiante et lui cria: «On ne fait pas l’aumône ici: allez vous en à la Maison de Charité !» et elle referma vivement la fenêtre. Mathilde ne se laissa pas rebuter par cet accueil, et recommença un tel carillon, que la femme de charge reparut, dans l’intention de répondre à cette insistance par une volée d’injures. Mais, avant qu’elle eût ouvert sa bouche édentée, la jeune fille, lui expliqua ce qu’elle demandait. «Qui es-tu, dit dame Gertrude, et que sais-tu?» La servante prétendue répondit:

«Je suis une orpheline,
Je m’appelle Mathilde.
Je sais repasser,
Coudre et filer,
Broder et tricoter.
Rôtir, frire et bouillir.
J’ai la main habile,
Je suis vive à l’ouvrage.»

Quand la vieille entendit cette réponse, et qu’elle apprit que cette fille à peau noire possédait tant de talents, elle lui ouvrit la porte, lui donna le denier à Dieu, et la mena à la cuisine. La nouvelle servante s’acquitta si bien de sa besogne, que dame Gertrude en perdit l’habitude qu’elle avait de lancer les pots à la tête des gens. Elle demeura toujours exigeante et grondeuse, elle continua à tout blâmer et à prétendre tout savoir mieux que personne: mais jamais la servante ne lui tenait tête, et par Sa douceur et sa patience elle lui ôtait toute occasion d’exercer son humeur acariâtre. Aussi la vieille devint meilleure et plus supportable qu’elle n’avait été depuis de longues années, preuve que les bons serviteurs font les bons maîtres.

A l’époque des premières neiges, la femme de charge fit balayer et nettoyer la maison du haut en bas, laver les fenêtres, monter les rideaux, enfin tout préparer pour recevoir son maître. Le Chevalier, accompagné d’une nombreuse troupe de serviteurs, sans compter les chevaux et les chiens de chasse, arriva au commencement de l’hiver. Mathilde ne s’en occupa guère: elle avait tant à faire à la cuisine qu’elle ne prit pas le temps de le regarder. Mais elle le rencontra par hasard un matin qu’elle était allée puiser de l’eau dans la cour, et sa vue éveilla dans le cœur de la jeune fille des sentiments nouveaux et indéfinissables.

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Le plus beau jeune homme qu’elle eût jamais vu était devant elle: son œil brillant, sa figure ouverte. ces manières aisées que donne la richesse, cette démarche assurée, cette chevelure aux boucles onduleuses qu’ombrageaient les plumes de son chapeau fièrement planté sur son front, tout enfin dans la personne du chevalier fit sur la jeune fille une telle impression que son cœur battit plus fort et que le sang circula plus vite dans ses veines. Pour la première fois, elle sentit l’immense intervalle qui séparait la condition où un cruel destin l’avait jetée de celle où elle était née, et cette pensée pesa plus lourdement sur son cœur que la cruche d’eau ne pesait à son bras. Elle retourna dans sa cuisine, toute songeuse, et, dans sa préoccupation, mit tant de sel dans les sauces que dame Gertrude en prit occasion de lui adresser une verte semonce. Nuit et jour, elle avait devant les yeux l’image du beau chevalier: elle était prise à chaque instant du désir de le voir; et, quand il traversait la cour et qu’elle entendait sonner ses éperons, elle s’apercevait chaque lois qu’il n’y avait pas d’eau à la cuisine, et se hâtait de courir à la fontaine avec sa cruche; et pourtant le fier jeune homme ne l’avait jamais honorée d’un seul regard.

VOICI WACKERMAN!

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Le comte Conrad semblait n’avoir d’autre souci et d’autre occupation que de se divertir. Il était de toutes les fêtes et de tous les banquets qui se donnaient à Augsbourg; et le nombre en était grand; car cette ville, par suite de ses relations avec Venise, était devenue une ville de plaisir. Tantôt c’était une course de bagues, tantôt une joûte en champ-clos, ou quelque autre amusement, ou bien encore des bals à la Maison de Ville, ou sur le marché ; et les jeunes gentilshommes profitaient du ces occasions pour courtiser les filles de la bourgeoisie et leur offrir des bagues d’or ou des fichus de soie. Quand les mascarades du carnaval commencèrent, il sembla que cette rage de divertissements était portée à son comble.

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La pauvre Mathilde ne prenait nulle part à toutes ces joies; elle restait assise dans sa cuisine enfumée, elle abîmait ses eaux yeux à force de pleurer, et elle se plaignait du caprice de la fortune, qui prodigue à ses favoris tous les plaisirs de la vie et ne daigne pas jeter sur les autres mortels un seul regard de bonté. Son cœur était oppressé, sans qu’elle sût pourquoi; car elle ne se doutait pas que l’amour s’y était établi. Cet hôte turbulent, qui met le trouble partout où il élit domicile, lui soufflait pendant le jour mille pensées romanesques, et peuplait son sommeil de rêves décevants. Tantôt elle se promena it avec le Chevalier dans un jardin fleuri; tantôt elle était enfermée derrière les murailles d’un couvent, elle souhaitait de s’entretenir avec son bien-aimé, et la supérieure inflexible ne voulait pas le permettre; et cependant, bientôt après, sans savoir comment, elle se trouvait au bal et dansait avec lui. Ces rêves charmants étaient souvent dissipés par le bruit du trousseau de clefs de dame Gertrude, qui venait de grand matin éveiller toute la maison; mais les idées qui avaient occupé son imagination pendant la nuit revenaient assiéger son esprit durant toute la journée.

L’amour ne connaît point d’obstacles, et ne redoute aucun danger, lorsqu’il s’agit de satisfaire sa fantaisie. La pauvre Mathilde se creusa la tête, jusqu’à ce qu’elle eût trouvé le moyen de réaliser le plus beau de ses rêves. Elle avait toujours en sa possession la boule que lui avait donnée l’Ondine, sa marraine, et qui devait accomplir trois de ses vœux. Elle n’avait jamais eu l’envie de l’ouvrir et d’éprouver sa vertu; mais cette fois le désir lui vint de faire un premier essai.

A l’occasion de la naissance du prince Maximilien, les gens d’Augsbourg avaient organisé en l’honneur de l’Empereur Frédéric des fêtes splendides, qui devaient durer trois jours, et auxquelles ils avaient invité un grand nombre de prélats, de comtes et de seigneurs du voisinage. Chaque jour, il y avait un tournoi, avec un prix pour le vainqueur; et, le soir, les plus belles personnes se réunissaient à la Maison de Ville, pour danser avec les nobles chevaliers, et le bal durait jusqu’au jour. Le comte Conrad ne manquait pas de prendre part à tous ces divertissements, et il était à la danse le cavalier préféré des dames et des demoiselles. Bien qu’il ne pût offrir sa main avec son amour à aucune femme, puisqu’il était chevalier teutonique, toutes cependant le trouvaient fort à leur gré ; car c’était un beau jeune homme et il dansait dans la perfection.

Mathilde résolut de profiter de l’occasion de ces fêtes pour faire un coup d’audace. Après qu’elle eut mis la cuisine en ordre, et comme tout reposait dans la maison, elle monta dans sa chambre et lava avec un savon parfumé son visage basané où les lis et les roses refleurirent aussitôt. Ensuite, elle prit à la main la boule magique et souhaita d’avoir une robe aussi magnifique qu’il était possible, et tout le reste de la toilette à l’avenant; puis elle ouvrit le couvercle. Aussitôt des flots de soie sortirent de la boule et vinrent avec un doux bruissement se pelotonner sur ses genoux: c’était un costume de bal complet, qu’elle s’empressa de revêtir: il semblait avoir été fait pour elle et lui allait à ravir. Alors, elle ne put s’empêcher de s’admirer un instant dans cette parure, qui faisait valoir merveilleusement sa beauté, et elle ressentit cette joie délicieuse des jeunes filles qui se font belles pour plaire à l’autre sexe, et qui savourent par avance les hommages et les compliments.

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Mais elle n’avait pas de temps à perdre, il fallait poursuivre l’accomplissement de son dessein. Elle tourna donc trois fois la boule dans sa main, en disant:

«Que tous les yeux se ferment,
Que tout repose!»

Aussitôt un profond sommeil s’appesantit sur les gens de la maison, depuis la vigilante Gertrude jusqu’au portier. Vite, la belle Mathilde franchit le seuil, traversa invisible les rues de la ville, et entra dans la salle du bal avec la grâce et la majesté d’une déesse. L’apparition de cette ravissante personne causa une vive émotion parmi les assistants; et tout le long de l’estrade qui faisait le tour de la salle courut un murmure et un frémissement comme celui qui s’élève à l’église, quand le prédicateur prononce l’ «Amen!» final. Les uns admiraient la beauté de l’inconnue, les autres le goût et la richesse de sa toilette; d’autres auraient bien voulu savoir qui elle était et d’où elle venait; mais personne dans l’assemblée ne pouvait donner là-dessus le moindre renseignement.

Parmi les nobles chevaliers et seigneurs qui se pressaient pour contempler la jeune étrangère, le comte Conrad ne fut pas le dernier; car il se plaisait fort dans la société des dames, et n’était nullement ennemi du beau sexe. Il lui sembla qu’il n’avait jamais vu un si charmant visage et une taille si gracieuse. Il s’approcha d’elle et l’invita à danser: elle lui présenta modestement la main et dansa merveilleusement bien: son pied léger semblait à peine effleurer la terre, et ses mouvements étaient si nobles et si aisés que tous les yeux étaient ravis.

Cette danse coûta au chevalier Conrad la liberté de son cœur, et dès le premier instant il devint amoureux de la séduisante inconnue. Il était sans cesse à ses côtés, lui tenait les plus galants propos, et lui faisait la cour la plus assidue. La belle Mathilde, heureuse et fière de son triomphe, ne demeura pas non plus maîtresse de son cœur; et bien qu’elle s’efforçât de dissimuler ses sentiments sous le voile de la réserve féminine, elle ne put empêcher le chevalier de s’apercevoir qu’il avait produit sur elle une favorable impression. Cependant, il avait grande envie de savoir qui était la belle inconnue et où elle demeurait, afin de poursuivre cette conquête; mais toutes ses questions furent inutiles: elle sut les esquiver avec adresse, et ce ne fut qu’à grand’peine qu’il obtint d’elle la promesse de revenir au bal le jour suivant. Il songea à la surprendre dans le cas où elle ne tiendrait pas sa parole, et il mit en campagne tous les valets pour le renseigner sur son logis, car il était convaincu qu’elle demeurait à Augsbourg. De leur côté, les gens de l’assemblée pensaient qu’elle était de la connaissance du comte, à en juger par les soins empressés qu’il lui rendait.

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Le matin était déjà venu, quand Mathilde trouva l’occasion d’échapper au chevalier et de quitter la salle de bal. A peine sortie, elle fit tourner trois fois la boule dans sa main, en disant:

«Derrière moi la nuit, devant moi le jour
Pour que nul ne puisse m’apercevoir».

et elle arriva ainsi jusqu’à sa chambre, sans que les espions apostés par le comte, et qui guettaient dans toutes les rues, l’eussent vue passer. Aussitôt rentrée, elle serra sa belle parure dans son coffre, reprit ses vêtements grossiers, déguisa de nouveau son frais visage, et se remit à sa besogne. Elle était debout avant tout le monde; et dame Gertrude qui s’en vint, peu de temps après son retour, réveiller les autres domestiques au bruit de son trousseau de clefs, lui fit compliment de son zèle matinal.

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Jamais journée n’avait paru si longue au chevalier que celle qui suivit le bal: chaque heure lui durait comme une année. Son cœur était agité par le désir de revoir la mystérieuse beauté et par la crainte qu’elle ne songeât à se jouer de lui; car le soupçon est le compagnon inséparable de l’amour. Quand le soir fut venu, il fit sa toilette pour le bal avec plus de recherche que la veille, et le collier à trois rangs garni de diamants, antique insigne de la noblesse, brillait cette fois autour de son cou. Il fut le premier dans la salle; il passait en revue d’un seul coup d’œil tous les arrivants, et il attendait avec une fiévreuse impatience l’apparition de la reine du bal.

L’étoile du soir était déjà bien haut dans le ciel, avant que la jeune fille eût eu le temps de monter dans sa chambre et de réfléchir à ce qu’elle devait faire. Fallait-il demander au talisman la réalisation d’un second vœu, ou le réserver pour une occasion plus importante? La raison, cette sage conseillère, lui disait de prendre ce second parti; mais l’amour plaidait en faveur du premier avec une telle insistance, que dame Raison ne sut plus que répondre et finit par renoncer à la discussion. Mathilde souhaita donc cette fois une robe de satin rose avec une parure de diamants aussi magnifique que celle d’une fille de roi. La boule complaisante ne manqua pas de la satisfaire, et lui fournit un costume dont la richesse dépassait encore son attente. Transportée de joie, elle se hâta de faire sa toilette; puis, avec l’aide du talisman, elle atteignit, sans avoir été vue de personne le lieu où elle était attendue avec tant d’impatience.

Elle était cent fois plus ravissante encore que la veille: le comte l’aperçut au moment où il commençait à désespérer: son coeur bondit de joie et une force irrésistible l’entraîna au devant d’elle à travers la foule des dames et des cavaliers. Pour cacher son trouble et se donner le temps de reprendre un Peu de calme, il l’invita à danser, et toute l’assemblée fit cercle autour d’eux pour regarder valser ce couple charmant. L’heureuse Mathilde se laissait bercer mollement aux bras du chevalier, comme la déesse des fleurs sur les ailes du Zéphyr.