Denis Diderot

Le fils naturel, ou Les épreuves de la vertu , comédie en cinq actes et en prose, avec l'histoire véritable de la pièce

Publié par Good Press, 2021
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EAN 4064066336387

Table des matières


Voici les noms des Personnages réels de la Piece,. avec ceux des Acteurs qui pourroient les. remplacer.
LE FILS NATUREL, OU LES ÉPREUVES DE LA VERTU. COMEDIE.
ACTE PREMIER.
ACTE SECOND.
ACTE III.
ACTE IV.
ACTE V.
DORVAL ET MOI.
Premier Entretien .
Second Entretien .
Troisieme Entretien.
ACTE PREMIER.
ACTE SECOND.

LE sixieme Volume de l’Encyclopédie venoit de paroître,&j’étois allé chercher à la campagne du repos&de la santé; lorsqu’un événement, non moins interessant par les circonstances que par les personnes, devint l’étonnement& l’entretien du canton. On n’y parloit que de l’homme rare qui avoit eu, dans un même jour, le bonheur d’exposer sa vie pour son ami,&le courage de lui sacrifier sa passion, sa fortune&sa liberté.

Je voulus connoître cet homme. Je le connus,&je le trouvai tel qu’on me l’avoit peint, sombre&mélancolique. Le chagrin&la douleur, en sortant d’une ame où ils avoient habité trop long-tems, y avoient laissé la tristesse. Il étoit triste dans sa conversation&dans son maintien, à-moins qu’il ne parlât de la vertu, ou qu’il n’éprouvât les transports qu’elle cause à ceux qui en font fortement épris. Alors vous eussiez dit qu’il se transfiguroit. La sérénité se déployoit sur son visage. Ses yeux prenoient de l’éclat&de la douceur. Sa voix avoit un charme inexprimable. Son discours devenoit pathétique. C’étoit un enchaînement d’idées austeres&d’images touchantes qui tenoient l’attention suspendue&l’ame ravie. Mais comme on voit le soir, en automne, dans un tems nébuleux&couvert, la lumière s’échapper d’un nuage, briller un moment,&se perdre en un ciel obscur; bientôt sa gaieté s’éclipsoit,&il retomboit tout-à-coup dans le silence&la mélancolie.

Tel étoit Dorval. Soit qu’on l’eût prévenu favorablement, soit qu’il y ait, comme on le dit, des hommes faits pour s’aimer sitôt qu’ils se rencontreront, il m’accueillit d’une maniere ouverte qui surprit tout le monde, excepté moi;&dès la seconde fois que je le vis, je crus pouvoir, sans être indiscret, lui parler de sa famille, &de ce qui venoit de s’y passer. Il satisfit à mes questions. Il me raconta son histoire. Je tremblai avec lui des épreuves auxquelles l’homme de bien est quelquefois exposé;&je lui dis qu’un ouvrage dramatique dont ces épreuves seroient le sujet, feroit impression sur tous ceux qui ont de la sensibilité, de la vertu,&quelqu’idée de la foiblesse humaine.

Hélas! me répondit-il en soupirant, vous avez eu la même pensée que mon pere. Quelque tems après fou, arrivée, lorsqu’une joie plus tranquille&plus douce commençoit à succéder à nos transports,&que nous goûtions le plaisir d’être assis les uns à côté des autres, il me dit:

Dorval, tous les jours je parle au Ciel de ROSALIE&de toi. Je lui rends graces de vous avoir conservés jusqu’à mon retour, mais sur-tout de vous avoir conservés innocens. Ah! mon fils, je ne jetté point les yeux sur ROSALIE, sans frémir du danger que tu as couru. Plus je la vois, plus je la trouve honnête&belle; plus ce danger me paroît grand. Mais le Ciel qui veille aujourd’hui sur nous, veut nous abandonner demain. Nul de nous ne connoît son sort. Tout ce que nous savons, c’est qu’à mesure que la vie s’avance, nous échappons à la méchanceté qui nous suit. Voilà les réflexions que je fais toutes les fois que je me rappelle ton histoire. Elles me consolent du peu de tems qui me reste à vivre;&si tu voulois, ce seroit la morale d’une Piece dont une partie de notre vie seroit le sujet,&que nous représenterions entre nous.

«Une Piece, mon pere!.....»

Oui, mon enfant. Il ne s’agit Point d’élever ici des treteaux, mais de conserver la mémoire d’un événement qui nous touche,& de le rendre comme il s’est passé... Nous le renouvellerions nous-mêmes, tous les ans, dans cette maison, dans ce salon. Les choses que nous avons dites, nous les redirions. Tes enfans en feroient autant,&les leurs,& leurs descendans. Et je me survivrois à moi-même,&j’irois converser ainsi, d’âge en âge y avec tous mes neveu..... Dorval, penses-tu qu’un ouvrage qui leur transmettroit nos propres idées, nos vrais sentimens, les discours que nous avons tenus dans une des circonstances les plus importantes de notre vie, ne valût pas mieux que des portraits de famille qui ne montrent de nous qu’un moment de notre visage.

«C’est-à-dire que vous m’ordonnez de » peindre votre ame, la mienne, celles » de Constance, de Clairville,&de Rosa» lie. Ah, mon pere, c’est une tâche au-dessus de mes forces,&vous le savez bien»!

Ecoute; je prétends y faire mon rôle une fois avant que de mourir;&pour cet effet j’ai dit à ANDRÉ de ferrer dans un coffre les habits que nous avons apportés des prisons.

«Mon pere.».

Mes enfans ne m’ont jamais opposé de refus; ils ne voudront pas commencer si tard.

En cet endroit, Dorval détournant son visage,&cachant ses larmes, me dit du ton d’un homme qui contraignoit sa douleur ... la piece est faite ... Mais celui qui l’a commandée n’est plus ... Après un moment de silence, il ajoûta ..... Elle étoit restée-là cette Piece,&je l’avois presque oubliée; mais ils m’ont répété si souvent que c’étoit manquer à la volonté de mon pere, qu’ils m’ont persuadé;& Dimanche prochain nous nous acquittons pour la premiere fois d’une chose qu’ils s’accordent tous à regarder comme un devoir.

Ah, Dorval, lui dis-je, si j’osois!... Je vous entends, me répondit-il; mais croyez-vous que ce soit une proposition à faire à Constance, à Clairville,&à Rosalie. Le sujet de la Piece vous est connu; &vous n’aurez pas de peine à croire qu’il y a quelques scenes où la présence d’un étranger gêneroit beaucoup. Cependant c’est moi qui fais ranger le salon. Je ne vous promets point. Je ne vous refuse pas. Je verrai.

Nous nous séparâmes Dorval&moi. C’étoit le lundi. Il ne me fit rien dire de toute la semaine. Mais le Dimanche matin il m’écrivit..... Aujourd’hui, à trois heures précises, à la porte du Jardin..... Je m’y rendis. J’entrai dans le salon par la fenêtre;&Dorval qui avoit écarté tout le monde me plaça dans un coin, d’où, sans être vû, je vis&j’entendis ce qu’on va lire, excepté la derniere scene. Une autre fois je dirai pourquoi je n’entendis pas la derniere scene.


Voici les noms des Personnages réels de la Piece, avec ceux des Acteurs qui pourroient les remplacer.

Table des matières

LYSIMOND, pere de Dorval & de Rosalie,

M. Sarrazin.

DORVAL, fils naturel de Lysimond, & ami de Clairville,

M. Grandval.

ROSALIE, fille de Lysimond,

Melle. Gaussin.

JUSTINE, suivante de Rosalie,

Melle. Dangeville.

ANDRÉ, domestique de Lysimond,

M. Le Grand.

CHARLES, valet de Dorval,

M. Armand.

CLAIRVILLE, ami de Dorval & amant de Rosalie,

M. Lequin.

CONSTANCE, jeune veuve, sœur de Clairville,

Melle. Clairon.

SYLVESTRE, valet de Clairville, .......

Autres Domestiques de la maison de Clairville.


La Scene est à Saint-Germain-en-Laye.


L’action commence avec le jour,&se passe dans un salon de la maison de Clairville.

LE
FILS NATUREL,
OU
LES ÉPREUVES
DE LA VERTU.
COMEDIE.

Table des matières

ACTE PREMIER.

Table des matières

SCENE I.

La Scene est dans un salon. On y voit un clavecin, des chaises, des tables de jeu; sur une de ces tables un trictrac; sur une autre quelques brochures; d’un côté un métier à tapisserie,&.... dans le fond un canapé,&c.

DORVAL seul.

Il est en habit de campagne, en cheveux négligés; assis dans un fauteuil, à côté d’une table sur laquelle il y a des brochures. Il paroît agité. Après quelques mouvemens violens, il s’appuie sur un des bras de son fauteuil, comme pour dormir. Il quitte bientôt cette situation. Il tire sa montre, &dit:

A Peine est-il six heures.

Il se jette sur l’autre bras de son fauteuil; mais il n’y est pas plûtôt qu’il se releve,&dit,

Je ne saurois dormir.

Il prend un livre qu’il ouvre au hasard,& qu’il referme presque sur le champ,&dit:

Je lis sans rien entendre

Il se leve. Il se promene,&dit:

Je ne peux m’éviter.... Il faut sortir d’ici... Sortir d’ici! Et j’y suis enchaîné! J’aime!... (comme effrayé)&qui aimai-je?... J’ose me l’avouer; malheureux, &je reste. (Il appelle violemment) Charles. Charles.


SCENE II. (Cette Scene marche vîte.)


DORVAL, CHARLES.

(Charles croit que son maître demande son chapeau&son épée; il les apporte, les pose sur un fauteuil,&dit:

CHARLES.

Monsieur, ne vous faut-il plus rien ?


DORVAL.

Des chevaux; ma chaise.


CHARLES

Quoi, nous partons!


DORVAL.

A l’instant. (Il est assis dans le fauteuil; &tout en parlant, il ramasse des livres, des papiers, des brochures, comme pour en faire des paquets).


CHARLES.

Monsieur, tout dort encore ici.


DORVAL.

Je ne verrai personne.


CHARLES,

Cela se peut-il?


DORVAL.

Il le faut.


CHARLES.

Monsieur....


DORVAL.

(Se tournant vers Charles, d’un air triste &accablé.) Eh bien, Charles!


CHARLES.

Avoir été accueilli dans cette maison, chéri de tout le monde, prévenu sur tout, &s’en aller sans parler à personne; permettez, Monsieur


DORVAL.

J’ai tout entendu. Tu as raison. Mais je pars.


CHARLES.

Que dira Clairville votre ami? Constance sa sœur, qui n’a rien négligé pour vous faire aimer ce séjour? (d’un ton plus bas) Et Rosalie?.... vous ne les verrez point?


DORVAL

(Soupire profondément, laisse tomber sa tête sur ses mains,&Charles continue.


CHARLES.

Clairville&Rosalie s’étoient flatés de vous avoir pour témoin de leur mariage. Rosalie se faisoit une joie de vous présenter à son pere. Vous deviez les accompagner tous à l’autel.


DORVAL

(soupire, s’agite,&c.)


CHARLES.

Le bonhomme arrive,&vous partez. Tenez, mon cher maître, j’ose vous le dire, les conduites bisarres sont rarement sensées........ Clairville! Constance! Rosalie!


DORVAL

(Brusquement, en se levant): Des chevaux, ma chaise, te dis-je.


CHARLES.

Au moment où le pere de Rosalie arrive d’un voyage de plus de mille lieues! à, la veille du mariage de votre ami!


DORVAL

(en colere... à Charles). Malheureux!... (à lui-même, en se mordant la levre&se frappant la poitrine) que je suis..... Tu perds le tems,&je demeure.


CHARLES

Je vais.


DORVAL.

Qu’on se dépêche.


SCENE III.


DORVAL seul.

(Il continue de se promener&de rêver).

PArtir sans dire adieu! il a raison; cela seroit d’une bisarrerie d’une inconséquence.... Et qu’est-ce que ces mots signifient? Est-il question de ce qu’on croira, ou de ce qu’il est honnête de faire? .... Mais après tout, pourquoi ne verrois-je pas Clairville&sa sœur? ne puis-je les quitter&leur en taire le motif?..... Et Rosalie? je ne la verrai point?... Non.... l’amour&l’amitié n’imposent point ici les mêmes devoirs, sur-tout un amour insensé qu’on ignore& qu’il faut étouffer. Mais que dira-t-elle? que pensera-t-elle?... Amour, sophiste dangereux, je t’entends.

(Constance arrive en robe de matin, tourmentée de son côté par une passion qui lui a ôté le repos. Un moment après, entrent des Domestiques qui rangent le salon,&qui ramassent les choses qui sont à Dorval..... Charles qui a envoyé à la Poste pour avoir des chevaux, rentre aussi).


SCENE IV.


DORVAL, CONSTANCE, des Domestiques.


DORVAL.

QUoi, Madame, si matin?


CONSTANCE.

J’ai perdu le sommeil. Mais vous-même, déjà habillé!


DORVAL (vîte).

Je reçois des lettres à l’instant. Une affaire pressée m’appelle à Paris. Elle y demande ma présence. Je prends le thé. Charles, du thé. J’embrasse Clairville. Je vous rends graces à tous les deux des bontés que vous avez eues pour moi. Je me jette dans ma chaise,&je pars.


CONSTANCE.

Vous partez! Est-il possible?


DORVAL.

Rien malheureusement n’est plus nécessaire.

(Les Domestiques qui ont achevé de ranger le salon,&de ramasser ce qui est à Dorval, s’éloignent. Charles laisse le thé sur une des tables. Dorval prend le thé.)

(Constance, un coude appuyé sur la table, &la tête panchée sur une de ses mains, demeure dans cette situation pensive.)

DORVAL.

Constance, vous rêvez.


CONSTANCE (émue ou plûtôt d’un sang froid un peu contraint.)

Oui, je rêve..... mais j’ai tort... la vie que l’on mene ici vous ennuie .....

Ce n’est pas d’aujourd’hui que je m’en apperçois.


DORVAL.

Elle m’ennuie! Non, Madame, ce n’est pas cela.


CONSTANCE.

Qu’avez-vous donc? ... Un air sombre que je vous trouve....


DORVAL.

Les malheurs laissent des impressions... Vous savez... Madame... je vous jure que depuis long-tems je ne connoissois de douceurs que celles que je goûtois ici.


CONSTANCE.

Si cela est, vous revenez sans doute.


DORVAL.

Je ne sais... Ai-je jamais sû ce que je deviendrois?


CONSTANCE

(après s’être promenée un instant). Ce moment est donc le seul qui me reste. Il faut parler. (une pause.)

Dorval, écoutez-moi. Vous m’avez trouvée ici il y a six mois, tranquille& heureuse. J’avois éprouvé tous les malheurs des nœuds mal assortis. Libre de ces nœuds, je m’étois promis une indépendance éternelle,&j’avois fondé mon bonheur sur l’aversion de tout lien,&dans la sécurité d’une vie retirée.

Après les longs chagrins, la solitude a tant de charmes! On y respire en liberté. J’y joüissois de moi. J’y joüissois de mes peines passées. Il me sembloit qu’elles avoient épuré ma raison. Mes journées toujours innocentes, quelquefois délicieuses, se partageoient entre la lecture la promenade,&la conversation de mon frere. Clairville me parloit sans cesse de son austere&sublime ami. Que j’avois de plaisir à l’entendre! Combien je desirois de connoître un homme que mon frere aimoit, respectoit à tant de titres,&qui avoit développé dans son cœur les premiers germes de la sagesse!

Je vous dirai plus. Loin de vous, je marchois déjà sur vos traces;&cette jeune Rosalie que vous voyez ici étoit l’objet de tous mes soins, comme Clairville avoit été l’objet des vôtres.


DORVAL,

(ému&attendri) Rosalie!


CONSTANCE.

Je m’apperçus du goût que Clairville prenoit pour elle,&je m’occupai à former l’esprit,&sur-tout le caractere de cet enfant qui de voit un jour faire la destinée de mon frere. Il est étourdi, je la rendois prudente. Il est violent, je cultivois sa douceur naturelle. Je me complaisois à penser que je préparois de concert avec vous l’union la plus heureuse qu’il y eût peut-être au monde, lorsque vous arrivâtes. Hélas!....

(La voix de Constance prend ici l’accent de la tendresse,&s’affoiblit un peu).

Votre présence qui devoit m’éclairer &m’encourager n’eut point ces effets que j’en attendois. Peu-à-peu mes soins se détournerent de Rosalie. Je ne lui enseignai plus à plaire....&je n’en ignorai, pas long-tems la raison.

Dorval, je connus tout l’empire que la vertu avoit sur vous,&il me parut que je l’en aimois encore davantage. Je me proposai d’entrer dans votre ame avec elle,&je crus n’avoir jamais formé de dessein qui fût si bien selon mon cœur. Qu’une femme est heureuse, me disois-je, lorsque le seul moyen qu’elle ait d’attacher celui qu’elle a distingué, c’est d’ajoûter de plus en plus à l’estime qu’elle se doit, c’est de s’élever sans cesse à ses propres yeux.

Je n’en ai point employé d’autre. Si je n’en ai pas attendu le succès, si je parle; c’est le tems,&non la confiance qui m’a manqué. Je ne doutai jamais que la vertu ne fît naître l’amour, quand le moment en seroit venu. (Une petite pause: ce qui suit doit coûter à dire à une femme, telle que Constance)

Vous avouerai-je ce qui m’a coûté le plus? C’étoit de vous dérober ces mouvemens si tendres&si peu libres, qui trahissent presque toûjours une femme qui aime. La raison se fait entendre par intervalles. Le cœur importun parle sans cesse. Dorval, cent fois le mot fatal à mon projet s’est présenté sur mes levres. Il m’est échappé quelquefois; mais vous ne l’avez point entendu,&je m’en suis toûjours félicitée.

Telle est Constance. Si vous la fuyez, du-moins elle n’aura point à rougir d’elle. Eloignée de vous, elle se retrouvera dans le sein de la vertu. Et tandis que tant de femmes détesteront l’instant où l’objet d’une criminelle tendresse arracha de leur cœur un premier soupir, Constance ne se rappellera Dorval que pour s’applaudir de l’avoir connu. Ou s’il se mêle quelqu’amertume à son souvenir, il lui restera toûjours une consolation douce&solide dans, les sentimens mêmes que vous lui aurez inspirés,


SCENE V.


DORVAL, CONSTANCE, CLAIRVILLE.


DORVAL.


MAdame, voilà votre frere.


CONSTANCE (attristée, dit)

Mon frere, Dorval nous quitte. (&sort)


CLAIRVILLE.

On vient de me l’apprendre.


SCENE VI.


DORVAL, CLAIRVILLE.


DORVAL.

(faisant quelques pas, distrait&embarrassé)

DEs lettres de Paris... Des affaires qui pressent Un banquier qui chancele....


CLAIRVILLE.

Mon ami, vous ne partirez point sans m’accorder un moment d’entretien. Je n’ai jamais eu un si grand besoin de votre secours.


DORVAL.

Disposez de moi; mais si vous me rendez justice, vous ne douterez pas que je n’aye les raisons les plus fortes....


CLAIRVILLE (affligé).

J’avois un ami,&cet ami m’abandonne. J’étois aimé de Rosalie,&Rosalie ne m’aime plus. Je suis desespéré..... Dorval, m’abandonnerez-vous?...


DORVAL.

Que puis-je faire pour vous?


CLAIRVILLE.

Vous savez si j’aime Rosalie!... Mais non, vous n’en savez rien. Devant les autres, l’amour est ma premiere vertu; j’en rougis presque devant vous.... Eh bien, Dorval, je rougirai, s’il le faut; mais je l’adore... Que ne puis-je vous dire tout ce que j’ai souffert! Avec quel ménagement, quelle délicatesse j’ai imposé silence à la passion la plus forte!.... Rosalie vivoit retirée près d’ici, avec une tante. C’étoit une Américaine fort âgée, une amie de Constance. Je voyois Rosalie tous les jours,&tous les jours je voyois augmenter ses charmes; je sentois augmenter mon trouble. Sa tante meurt. Dans ses derniers momens elle appelle ma sœur, lui tend une main défaillante;&lui montrant Rosalie qui se desoloit au bord de son lit, elle la regardoit sans parler; ensuite elle regardoit Confiance; des larmes tomboient de ses yeux; elle soupiroit;&ma sœur entendoit tout cela. Rosalie devint sa compagne, sa pupille, son éleve;& moi, je fus le plus heureux des hommes. Constance voyoit ma passion: Rosalie en paroissoit touchée. Mon bonheur n’étoit plus traversé que par la volonté d’une mere inquiété qui redemandoit sa fille. Je me préparois à passer dans les climats éloignés où Rosalie a pris naissance: mais sa mere meurt;&son pere, malgré sa vieillesse, prend le parti de revenir parmi nous.

Je l’attendois, ce pere, pour achever mon bonheur ; il arrive,&il me trouvera desolé.


DORVAL.

Je ne vois pas encore les raisons que vous avez de l’être.


CLAIRVILLE.

Je vous l’ai dit d’abord. Rosalie ne m’aime plus. A mesure que les obstacles qui s’opposoient à mon bonheur ont disparu, elle est devenue réservée, froide, indifférente. Ces sentimens tendres qui sortoient de sa bouche avec une naïveté qui me ravissoit, ont fait place à une politesse qui me tue. Tout lui est insipide. Rien ne l’occupe. Rien ne l’amuse. M’apperçoit-elle? son premier mouvement est de s’éloigner. Son pere arrive;&l’on diroit qu’un événement si desiré, si long-tems attendu, n’a plus rien qui la touche. Un goût sombre pour la solitude est tout ce qui lui reste. Constance n’est pas mieux traitée que moi. Si Rosalie nous cherche encore, c’est pour nous éviter l’un par l’autre;&pour comble de malheur, ma sœur même ne paroît plus s’interesser à moi.


DORVAL.

Je reconnois bien là Clairville. Il s’inquiete, il se chagrine,&il touche au moment de son bonheur.


CLAIRVILLE.

Ah, mon cher Dorval, vous ne le croyez pas. Voyez....


DORVAL.

Je ne vois dans toute la conduite de Rosalie que de ces inégalités auxquelles les femmes les mieux nées sont le plus sujettes,&qu’il est quelquefois si doux d’avoir à leur pardonner. Elles ont le sentiment si exquis; leur ame est si sensible; leurs organes font si délicats, qu’un soupçon, un mot, une idée, suffit pour les allarmer. Mon ami, leur ame est semblable au cristal d’une onde pure&transparente où le spectacle tranquille de la nature s’est peint. Si une feuille en tombant vient à en agiter la surface, tous les objets sont vacillans.


CLAIRVILLE. (affligé)

Vous me consolez; Dorval, je suis perdu. Je ne sens que trop.... que je ne peux vivre sans Rosalie; mais quel que soit le fort qui m’attend, j’en veux être éclairci avant l’arrivée de son pere.


DORVAL.

En quoi puis-je vous servir?


CLAIRVILLE.

Il faut que vous parliez à Rosalie.


DORVAL.


Que je lui parle!


CLAIRVILLE.

Oui, mon ami. Il n’y a que vous au monde qui puissiez me la rendre. L’estime qu’elle a pour vous me fait tout espérer.


DORVAL.

Clairville, que me demandez-vous? A peine Rosalie me connoît-elle;&je suis si peu fait pour ces fortes de discussions.


CLAIRVILLE.

Vous pouvez tout,&vous ne me réfuserez point. Rosalie vous révere. Votre présence la saisit de respect, c’est elle qui l’a dit. Elle n’osera jamais être injuste, inconstante, ingrate à vos yeux. Tel est l’auguste privilége de la vertu; elle en impose à tout ce qui l’approche. Dorval, paroissez devant Rosalie,&bientôt elle redeviendra pour moi ce qu’elle doit être, ce qu’elle étoit.

DORVAL

(posant la main sur l’épaule de Clairville).

Ah, malheureux!


CLAIRVILLE.

Mon ami, si je le fuis!

DORVAL.


Vous exigez....


CLAIRVILLE.

J’exige....


DORVAL.

Vous serez satisfait.


SCENE VII.


DORVAL seul.

QUels nouveaux embarras!.... le frere... la sœur... Ami cruel, amant aveugle, que me proposez-vous?.... Paroissez devant Rosalie! Moi, paroître devant Rosalie,&je voudrois me cacher à moi-même... Que deviens-je, si Rosalie me devine?&comment en imposerai-je à mes yeux, à ma voix, à mon cœur?... Qui me répondra de moi?... La vertu?... M’en reste-t-il encore?


Fin du premier Acte.


ACTE SECOND.

Table des matières

SCENE I.


ROSALIE, JUSTINE.


ROSALIE.


JUstine, approchez mon ouvrage.

(Justine approche un métier à tapisserie. Rosalie est tristement appuyée sur ce métier. Justine est assise d’un autre côté. Elles travaillent. Rosalie n’interrompt son ouvrage que pour essuyer des larmes qui tombent de ses yeux. Elle le reprend ensuite. Le silence dure un moment, pendant lequel Justine laisse l’ouvrage&considere sa maitresse).


JUSTINE.

Est-ce là la joie avec laquelle vous attendez Monsieur votre pere? sont-ce là les transports que vous lui préparez? Depuis un tems je n’entends rien à votre ame. Il faut que ce qui s’y passe soit mal; car vous me le cachez,&vous faites très-bien.


ROSALIE.

(Point de réponse de la part de Rosalie; mais des soupirs, du silence&des larmes).


JUSTINE.

Perdez-vous l’esprit, Mademoiselle? au moment de l’arrivée d’un pere! à la veille d’un mariage! Encore un coup, perdez-vous l’esprit?


ROSALIE.

Non, Justine.


JUSTINE (après une pause).

Seroit-il arrivé quelque malheur à Monsieur votre pere?


ROSALIE.

Non, Justine. Toutes ces questions se font à différens intervalles dans lesquels Justine quitte&reprend son ouvrage.

JUSTINE

(après une pause un peu plus longue).

Par hasard, est-ce que vous n’aimeriez plus Clairville?


ROSALIE.

Non, Justine.


JUSTINE

(reste un peu stupefaite. Elle dit ensuite):

La voilà donc la cause de ces soupirs, de ce silence&de ces larmes?... Oh, pour le coup, les hommes n’ont qu’à dire que nous sommes folles; que la tête nous tourne aujourd’hui pour un objet que demain nous voudrions savoir à mille lieues. Qu’ils disent de nous tout ce qu’ils voudront, je veux mourir si je les en dédis..... Vous ne vous êtes pas attendue, Mademoiselle, que j’approuverois ce caprice..... Clairville vous aime éperdument. Vous n’avez aucun sujet de vous plaindre de lui. Si jamais femme a pû se flater d’avoir un amant tendre, fidele, honnête; de s’être attaché un homme qui eût de l’esprit, de la figure, des mœurs, c’est vous. Des mœurs! Mademoiselle, des mœurs!... Je n’ai jamais pû concevoir, moi, qu’on cessât d’aimer; à plus forte raison qu’on cessât sans sujet. Il y a là quelque chose où je n’entends rien.

(Justine s’arrête un moment. Rosalie continue de travailler&de pleurer. Justine reprend d’un ton hypocrite&radouci,&dit tout en travaillant,&sans lever les yeux de dessus son ouvrage):

Après tout, si vous n’aimez plus Clairville, cela est fâcheux.... mais il ne faut pas s’en desespérer comme vous faites.... Quoi donc! après lui, n’y auroit-il plus personne au monde que vous pussiez aimer?


ROSALIE.


Non, Justine.


JUSTINE.

Oh pour celui-là, on ne s’y attend pas.

(Dorval entre, Justine se retire; Rosalie quitte son métier, se hâte de s’essuyer les yeux, &de se composer un visage tranquille. Elle a dit auparavant:


ROSALIE.

O Ciel! c’est Dorval.


SCENE II.


ROSALIE, DORVAL.


DORVAL (d’un ton un peu ému).

PErmettez, Mademoiselle, qu’avant mon départ (à ces mots Rosalie paraît étonnée