Contes

 Charles Perrault

NOTICE HISTORIQUE SUR LA VIE ET LES ÉCRITS DE CHARLES PERRAULT

Charles Perrault, né en 1633, mérita d’obtenir un rang distingué parmi les écrivains du deuxième ordre qui vécurent dans le beau siècle de Louis XIV. Il se livra à l’étude des lettres dès sa plus tendre jeunesse ; et, dominé par le penchant tout particulier qu’il avait pour la poésie, il s’y abandonna presque exclusivement. Doué du plus heureux caractère et modeste autant qu’esti­mable, Perrault ne tarda pas à trouver dans le grand Colbert un protecteur capable d’apprécier ses talents, et bientôt il fut nommé par lui à la place de contrôleur général des bâtiments.

C’est alors qu’il profita de la confiance et de l’amitié du ministre pour rendre aux beaux-arts les services les plus éminents. L’Académie française dut à ses soins son logement au Louvre ; il présida à l’établissement des Académies de peinture, de sculpture et d’architecture, qui furent formées d’après ses mémoires, et il entra un des premiers dans l’Académie des inscriptions. Enthousiaste du talent partout où il le rencontrait, il suffisait de cultiver avec succès un art quelconque pour trouver en lui un protecteur zélé. Incapable de jalousie, il louait franchement ses rivaux, se plaisait à les appuyer de son crédit pour leur assurer une honnête indépendance, et se faisait un devoir et un plaisir de solliciter, pour les gens de lettres et les artistes, des pensions ou des récompenses.

La mort de Colbert l’ayant privé de l’emploi honorable dont ce ministre l’avait revêtu, Perrault, rendu aux douceurs d’une vie paisible et privée, put se livrer tout entier à la littérature. Ce fut alors qu’il composa son poème intitulé : Le Siècle de Louis le Grand, et le Parallèle des Anciens et des Modernes. Ces deux ouvrages le firent regarder comme le détracteur des siècles les plus illustres de l’antiquité, et lui suscitèrent plusieurs querelles. Boileau surtout le poursuivit des épigrammes les plus mordantes ; mais, dans toutes leurs discussions, il ne fut pas lui-même exempt de partialité.

L’Éloge historique des grands hommes du dix-septième siècle suivit ces deux ouvrages. Nous lui devons aussi plusieurs poésies légères ; mais c’est principalement en composant les contes des fées que Perrault se délassait de ses grands travaux. Ces contes, d’un style plein du naturel le plus gracieux, ont survécu à mille écrits de ce genre, et font encore aujourd’hui les délices de l’enfance : et, en effet, qui n’a pas lu avec admiration, terreur ou plaisir le Petit Poucet, la Barbe Bleue, Peau d’Âne, Cendrillon, etc. ?

Ces contes ont fourni à plusieurs auteurs distingués de notre siècle le sujet de pièces représentées avec succès sur les premiers théâtres de la capitale. Barbe Bleue, sous la plume gracieuse de Sedaine, attira longtemps la foule à l’Opéra-Comi­que. Le même théâtre vit aussi longtemps la faveur attachée au charmant opéra de M. Étienne, appelé Cendrillon.

Charles Perrault mourut en 1703, à l’âge de soixante-dix ans, regretté de ses amis, et généralement de tous ceux qui l’avaient approché, laissant à la postérité un beau modèle de probité, de bienfaisance et de modestie.

Non moins célèbre dans une autre carrière, Claude Perrault, son frère, s’adonna d’abord avec quelque succès à la médecine, puis se distingua bientôt dans l’architecture. Il publia deux excellents traités sur cet art et deux ouvrages estimés sur l’histoire naturelle des animaux. Ce fut sur les dessins de cet habile architecte qu’on éleva l’Observatoire ; mais il sembla réunir tout son talent pour créer cette belle façade du Louvre appelée la Colonnade, morceau digne de l’ensemble du monument, et qui fera longtemps l’admiration des étrangers.

Claude Perrault mourut en 1688, à l’âge de soixante-quinze ans.


PRÉFACE

La manière dont le public a reçu les pièces de ce recueil, à mesure qu’elles lui ont été données séparément, est une espèce d’assurance qu’elles ne lui déplairont pas en paraissant toutes ensembles. Il est vrai que quelques personnes qui affectent de paraître graves, et qui ont assez d’esprit pour voir que ce sont des contes faits à plaisir, et que la matière n’en est pas fort importante, les ont regardées avec mépris ; mais on a eu la satisfaction de voir que les gens de bon goût n’en ont pas jugé de la sorte.

Ils ont été bien aises de remarquer que ces bagatelles n’étaient pas de pures bagatelles, qu’elles renfermaient une morale utile, et que le récit enjoué dont elles étaient enveloppées n’avait été choisi que pour les faire entrer plus agréablement dans l’esprit et d’une manière qui instruisît et divertît tout ensemble. Cela devrait me suffire pour ne pas craindre le reproche de m’être amusé à des choses frivoles. Mais comme j’ai affaire à bien des gens qui ne se payent pas de raisons et qui ne peuvent être touchés que par l’autorité et par l’exemple des anciens, je vais les satisfaire là-dessus. Les fables milésiennes si célèbres parmi les Grecs, et qui ont fait les délices d’Athènes et de Rome, n’étaient pas d’une autre espèce que les fables de ce recueil. L’histoire de la Matrone d’Éphèse est de la même nature que celle de Griselidis : ce sont l’une et l’autre des nouvelles, c’est à dire des récits de choses qui peuvent être arrivées, et qui n’ont rien qui blesse absolument la vraisemblance. La fable de Psyché écrite par Lucien et par Apulée est une fiction toute pure et un conte de vieille comme celui de Peau d’Âne. Aussi voyons-nous qu’Apulée le fait raconter par une vieille femme à une jeune fille que des voleurs avaient enlevée, de même que celui de Peau d’Âne est conté tous les jours à des enfants par leurs gouvernantes, et par leurs grand-mères. La fable du Laboureur qui obtint de Jupiter le pouvoir de faire comme il lui plairait la pluie et le beau temps, et qui en usa de telle sorte, qu’il ne recueillit que de la paille sans aucuns grains, parce qu’il n’avait jamais demandé ni vent, ni froid, ni neige, ni aucun temps semblable ; chose nécessaire cependant pour faire fructifier les plantes : cette fable, dis-je, est de même genre que le conte des Souhaits Ridicules, si ce n’est que l’un est sérieux et l’autre comique ; mais tous les deux vont à dire que les hommes ne connaissent pas ce qu’il leur convient, et sont plus heureux d’être conduits par la Providence, que si toutes choses leur succédaient selon qu’ils le désirent. Je ne crois pas qu’ayant devant moi de si beaux modèles dans la plus sage et la plus docte antiquité, on soit en droit de me faire aucun reproche. Je prétends même que mes Fables méritent mieux d’être racontées que la plupart des contes anciens, et particulièrement celui de la Matrone d’Éphèse et celui de Psyché, si l’on les regarde du côté de la Morale, chose principale dans toute sorte de Fables, et pour laquelle elles doivent avoir été faites. Toute la moralité qu’on peut tirer de la Matrone d’Éphèse est que souvent les femmes qui semblent les plus vertueuses le sont le moins, et qu’ainsi il n’y en a presque point qui le soient véritablement.

Qui ne voit que cette Morale est très mauvaise, et qu’elle ne va qu’à corrompre les femmes par le mauvais exemple, et à leur faire croire qu’en manquant à leur devoir elles ne font que suivre la voie commune. Il n’en est pas de même de la morale de Griselidis, qui tend à porter les femmes à souffrir de leurs maris, et à faire voir qu’il n’y en a point de si brutal ni de si bizarre, dont la patience d’une honnête femme ne puisse venir à bout. À l’égard de la morale cachée dans la fable de Psyché, fable en elle-même très agréable et très ingénieuse, je la comparerai avec celle de Peau d’Âne quand je la saurai, mais jusqu’ici je n’ai pu la deviner. Je sais bien que Psyché signifie l’âme ; mais je ne comprends point ce qu’il faut entendre par l’amour qui est amoureux de Psyché, c'est-à-dire de l’âme, et encore moins ce qu’on ajoute, que Psyché devait être heureuse, tant qu’elle ne connaîtrait point celui dont elle était aimée, qui était l’amour, mais qu’elle serait très malheureuse dès le moment qu’elle viendrait à le connaître : voilà pour moi une énigme impénétrable. Tout ce qu’on peut dire, c’est que cette fable de même que la plupart de celles qui nous restent des anciens n’ont été faites que pour plaire sans égard aux bonnes mœurs qu’ils négligeaient beaucoup. Il n’en est pas de même des contes que nos aïeux ont inventés pour leurs enfants. Ils ne les ont pas contés avec l’élégance et les agréments dont les Grecs et les Romains ont orné leurs fables ; mais ils ont toujours eu un très grand soin que leurs contes renfermassent une moralité louable et instructive. Partout la vertu y est récompensée, et partout le vice y est puni. Ils tendent tous à faire voir l’avantage qu’il y a d’être honnête, patient, avisé, laborieux, obéissant et le mal qui arrive à ceux qui ne le sont pas. Tantôt ce sont des fées qui donnent pour don à une jeune fille qui leur aura répondu avec civilité, qu’à chaque parole qu’elle dira, il lui sortira de la bouche un diamant ou une perle ; et à une autre fille qui leur aura répondu brutalement, qu’à chaque parole il lui sortira de la bouche une grenouille ou un crapaud. Tantôt ce sont des enfants qui pour avoir bien obéi à leur père ou à leur mère deviennent grands seigneurs, ou d’autres, qui ayant été vicieux et désobéissants, sont tombés dans des malheurs épouvantables. Quelque frivoles et bizarres que soient toutes ces fables dans leurs aventures, il est certain qu’elles excitent dans les enfants le désir de ressembler à ceux qu’ils voient devenir heureux, et en même temps la crainte des malheurs où les méchants sont tombés par leur méchanceté. N’est-il pas louable à des pères et à des mères, lorsque leurs enfants ne sont pas encore capables de goûter les vérités solides et dénuées de tous agréments, de les leur faire aimer, et si cela se peut dire, les leur faire avaler, en les enveloppant dans des récits agréables et proportionnés à la faiblesse de leur âge. Il n’est pas croyable avec quelle avidité ces âmes innocentes, et dont rien n’a encore corrompu la droiture naturelle, reçoivent ces instructions cachées ; on les voit dans la tristesse et dans l’abattement, tant que le héros ou l’héroïne de conte sont dans le malheur, et s’écrier de joie quand le temps de leur bonheur arrive ; de même qu’après avoir souffert impatiemment la prospérité du méchant ou de la méchante, ils sont ravis de les voir enfin punis comme ils le méritent. Ce sont des semences qu’on jette qui ne produisent d’abord que des mouvements de joie et de tristesse, mais dont il ne manque guère d’éclore de bonnes inclinations.

J’aurais pu rendre mes Contes plus agréables en y mêlant certaines choses un peu libres dont on a accoutumé de les égayer ; mais le désir de plaire ne m’a jamais assez tenté pour violer une loi que je me suis imposé de ne rien écrire qui pût blesser ou la pudeur ou la bienséance. Voici un madrigal qu’une jeune demoiselle de beaucoup d’esprit a composé sur ce sujet, et qu’elle a écrit au-dessous du conte de Peau d’Âne que je lui avais envoyé.

 

Le Conte de Peau d’Âne est ici raconté

Avec tant de naïveté,

Qu’il ne m’a pas moins divertie,

Que quand auprès du feu ma Nourrice ou ma Mie

Tenaient en le faisant mon esprit enchanté.

On y voit par endroits quelques traits de Satire,

Mais qui sans fiel et sans malignité,

À tous également font du plaisir à lire :

Ce qui me plaît encore dans sa simple douceur,

C’est qu’il divertit et fait rire,

Sans que Mère, Époux, Confesseur,

Y puissent trouver à redire.


À MADEMOISELLE

Mademoiselle,

On ne trouvera pas étrange qu’un enfant ait pris plaisir à composer les contes de ce recueil, mais on s’étonnera qu’il ait eu la hardiesse de vous les présenter. Cependant, Mademoiselle, quelque disproportion qu’il y ait entre la simplicité de ces récits, et les lumières de votre esprit, si on examine bien ces contes, on verra que je ne suis pas aussi blâmable que je le parais d’abord. Ils renferment tous une morale très sensée, et qui se découvre plus ou moins, selon le degré de pénétration de ceux qui les lisent ; d’ailleurs comme rien ne marque tant la vaste étendue d’un esprit, que de pouvoir s’élever en même temps aux plus grandes choses, et s’abaisser aux plus petites, on ne sera point surpris que la même Princesse, à qui la nature et l’éducation ont rendu familier ce qu’il y a de plus élevé, ne dédaigne pas de prendre plaisir à de semblables bagatelles. Il est vrai que ces contes donnent une image de ce qui se passe dans les moindres familles, où la louable impatience d’instruire les enfants fait imaginer des histoires dépourvues de raison, pour s’accommo­der à ces mêmes enfants qui n’en ont pas encore ; mais à qui convient-il mieux de connaître comment vivent les peuples, qu’aux personnes que le ciel destine à les conduire ? Le désir de cette connaissance a poussé des héros, et même des héros de votre race, jusque dans des huttes et des cabanes, pour y voir de près et par eux même ce qui s’y passait de plus particulier : cette connaissance leur ayant paru nécessaire pour leur parfaite instruction. Quoi qu’il en soit, Mademoiselle,

 

Pouvais-je mieux choisir pour rendre vraisemblable

Ce que la Fable a d’incroyable ?

Et jamais Fée au temps jadis

Fit-elle à jeune Créature,

Plus de dons, et de dons exquis,

Que vous en a fait la Nature ?

 

Je suis avec un très profond respect,

Mademoiselle,

De Votre Altesse Royale,

Le très humble et très obéissant serviteur,

P. DARMANCOUR.


LA BELLE AU BOIS DORMANT

Il était une fois un roi et une reine qui étaient si fâchés de n’avoir point d’enfants, si fâchés qu’on ne saurait dire. Ils allèrent à toutes les eaux du monde : vœux, pèlerinages, menues dévotions, tout fut mis en œuvre, et rien n’y faisait. Enfin pourtant la reine devint grosse et accoucha d’une fille. On fit un beau baptême ; on donna pour marraines, à la petite princesse, toutes les fées qu’on pût trouver dans le pays (il s’en trouva sept), afin que, chacune d’elles lui faisant un don, comme c’était la coutume des fées en ce temps-là, la princesse eût, par ce moyen, toutes les perfections imaginables. Après les cérémonies du baptême, toute la compagnie revint au palais du roi, où il y avait un grand festin pour les fées. On mit devant chacune d’elles un couvert magnifique, avec un étui d’or massif où il y avait une cuiller, une fourchette, et un couteau de fin or, garni de diamants et de rubis. Mais comme chacune prenait sa place à table, on vit entrer une vieille fée, qu’on n’avait point priée, parce qu’il y avait plus de cinquante ans qu’elle n’était sortie d’une tour, et qu’on la croyait morte ou enchantée.

Le roi lui fit donner un couvert ; mais il n’y eut pas moyen de lui donner un étui d’or, comme aux autres, parce que l’on n’en avait fait faire que sept, pour les sept fées. La vieille crut qu’on la méprisait, et grommela quelques menaces entre ses dents. Une des jeunes fées, qui se trouva auprès d’elle l’entendit, et, jugeant qu’elle pourrait donner quelque fâcheux don à la petite princesse, alla, dès qu’on fut sorti de table, se cacher derrière la tapisserie afin de parler la dernière, et de pouvoir réparer, autant qu’il lui serait possible, le mal que la vieille aurait fait.

Cependant les fées commencèrent à faire leurs dons à la princesse. La plus jeune lui donna pour don qu’elle serait la plus belle personne du monde ; celle d’après, qu’elle aurait de l’esprit comme un ange ; la troisième, qu’elle aurait une grâce admirable à tout ce qu’elle ferait ; la quatrième, qu’elle danserait parfaitement bien ; la cinquième, qu’elle chanterait comme un rossignol ; et la sixième, qu’elle jouerait de toutes sortes d’instru­ments dans la dernière perfection. Le rang de la vieille fée étant venu, elle dit, en branlant la tête encore plus de dépit que de vieillesse, que la princesse se percerait la main d’un fuseau, et qu’elle en mourrait.

Ce terrible don fit frémir toute la compagnie, et il n’y eût personne qui ne pleurât. Dans ce moment la jeune fée sortit de derrière la tapisserie, et dit tout haut ces paroles : « Rassurez-vous, roi et reine, votre fille n’en mourra pas ; il est vrai que je n’ai pas assez de puissance pour défaire entièrement ce que mon ancienne a fait ; la princesse se percera la main d’un fuseau ; mais au lieu d’en mourir, elle tombera seulement dans un profond sommeil qui durera cent ans, au bout desquels le fils d’un roi viendra la réveiller. »

Le roi, pour tâcher d’éviter le malheur annoncé par la vieille, fit publier aussitôt un édit, par lequel il défendait à toutes personnes de filer au fuseau, ni d’avoir des fuseaux chez soi, sur peine de la vie.

Au bout de quinze ou seize ans le roi et la reine étant allés à une de leurs maisons de plaisance, il arriva que la jeune princesse, courant un jour dans le château, et montant de chambre en chambre, alla jusqu’au haut d’un donjon dans un petit galetas où une bonne vieille était seule à filer sa quenouille.

Cette bonne femme n’avait point ouï parler des défenses que le roi avait faites de filer au fuseau. « Que faites-vous là, ma bonne femme ? dit la princesse. — Je file, ma belle enfant, lui répondit la vieille qui ne la connaissait pas. — Ah ! que cela est joli ! reprit la princesse ; comment faites-vous ? donnez-moi que je voie si j’en ferais bien autant. » Elle n’eut pas plus tôt pris le fuseau, que, comme elle était fort vive, un peu étourdie, et que d’ailleurs l’arrêt des fées l’ordonnait ainsi, elle s’en perça la main, et tomba évanouie.

La bonne vieille, bien embarrassée, crie au secours : on vient de tous côtés, on jette de l’eau au visage de la princesse, on la délace, on lui frappe dans les mains, on lui frotte les tempes avec de l’eau de la reine de Hongrie ; mais rien ne la faisait revenir.

Alors le roi, qui était monté au bruit, se souvint de la prédiction des fées, et jugeant bien qu’il fallait que cela arrivât, puisque les fées l’avaient dit, fit mettre la princesse dans le plus bel appartement du palais, sur un lit en broderie d’or et d’argent. On eût dit un ange, tant elle était belle ; car son évanouissement n’avait pas ôté les couleurs vives de son teint : ses joues étaient incarnates, et ses lèvres comme du corail ; elle avait seulement les yeux fermés, mais on l’entendait respirer doucement : ce qui faisait voir qu’elle n’était pas morte.

Le roi ordonna qu’on la laissât dormir en repos, jusqu’à ce que son heure de se réveiller fût venue. La bonne fée qui lui avait sauvé la vie, en la condamnant à dormir cent ans, était dans le royaume de Mataquin, à douze mille lieues de là, lorsque l’accident arriva à la princesse ; mais elle en fut avertie, en un instant, par un petit nain, qui avait des bottes de sept lieues (c’était des bottes avec lesquelles on faisait sept lieues d’une seule enjambée). La fée partit aussitôt, et on la vit, au bout d’une heure, arriver dans un chariot tout de feu, traîné par des dragons. Le roi alla lui présenter la main, à la descente du chariot. Elle approuva tout ce qu’il avait fait ; mais comme elle était grandement prévoyante, elle pensa que quand la princesse viendrait à se réveiller, elle serait bien embarrassée toute seule dans ce vieux château : voici ce qu’elle fit.

Elle toucha de sa baguette tout ce qui était dans ce château (hors le roi et la reine) : gouvernantes, filles d’honneur, femmes de chambre, gentilshommes, officier, maîtres d’hôtel, cuisiniers, marmitons, galopins, gardes, suisses, pages, valets de pied ; elle toucha aussi tous les chevaux qui étaient dans les écuries, avec les palefreniers, les gros mâtins de basse-cour, et la petite Pouffe, petite chienne de la princesse, qui était auprès d’elle sur son lit. Dès qu’elle les eut touchés, ils s’endormirent tous, pour ne se réveiller qu’en même temps que leur maîtresse, afin d’être tout prêts à la servir quand elle en aurait besoin. Les broches mêmes, qui étaient au feu, toutes pleines de perdrix et de faisans, s’endormirent, et le feu aussi. Tout cela se fit en un moment : les fées n’étaient pas longues à leur besogne.

Alors le roi et la reine, après avoir baisé leur chère enfant sans qu’elle s’éveillât, sortirent du château et firent publier des défenses à qui que ce soit d’en approcher. Ces défenses n’étaient pas nécessaires ; car il crût, dans un quart d’heure, tout autour du parc, une si grande quantité de grands arbres et de petits, de ronces et d’épines entrelacées les unes dans les autres, que bête ni homme n’y aurait pu passer ; en sorte qu’on ne voyait plus que le haut des tours du château, encore n’était-ce que de bien loin. On ne douta point que la fée n’eût fait là encore un tour de son métier, afin que la princesse, pendant qu’elle dormirait, n’eût rien à craindre des curieux.

Au bout de cent ans, le fils du roi qui régnait alors, et qui était d’une autre famille que la princesse endormie, étant allé à la chasse de ce côté-là, demanda ce que c’était que les tours qu’il voyait au-dessus d’un grand bois fort épais. Chacun lui répondit selon qu’il avait ouï parler : les uns disaient que c’était un vieux château où il revenait des esprits ; les autres, que tous les sorciers de la contrée y faisaient leur sabbat. La plus commune opinion était qu’un ogre y demeurait, et que là il emportait tous les enfants qu’il pouvait attraper, pour les pouvoir manger à son aise et sans qu’on le pût suivre, ayant seul le pouvoir de se faire un passage au travers du bois.

Le prince ne savait qu’en croire, lorsqu’un vieux paysan prit la parole, et lui dit :