La fraude a son histoire. Le faussaire n’arrive pas du premier coup à la perfection dans son art; il suit la marche de la science qui l’éclaire sur la nature des objets qu’il peut fabriquer, et sur les procédés qu’il lui faut employer. D’abord, ignorant et maladroit, il se contente d’un ensemble qui rappelle confusément un original; peu à peu, il fait des progrès et devient plus habile; mais, lorsqu’il croit avoir réussi et qu’il veut mettre son œuvre en circulation, il se trouve heureusement toujours en retard sur la science qui va le démasquer. — Il y a certaines traditions qui s’imposent aussi bien à l’artiste antique qu’au faussaire moderne. L’un et l’autre sont esclaves de leur siècle, du milieu dans lequel ils vivent, des instruments et de la matière dont ils disposent; aussi leur travail est différent suivant le temps et les lieux; de là, dans l’exécution, des nuances qu’une étude sérieuse saura découvrir. Enfin, ni le faussaire ni l’artiste ne peuvent s’affranchir des habitudes qui leur sont familières; l’un et l’autre déposent, pour ainsi dire, leur signature dans un détail dont la valeur leur échappe, mais que l’observateur vigilant reconnaît.
Avant d’arriver aux fraudes spéciales aux monuments assyro-chaldéens, nous ne pouvons passer sous silence certaines contrefaçons dont les antiquités perses ont été l’objet; nous saisirons ainsi le mal à son point de départ.
A Téhéran, les intailles sassanides sont depuis longtemps l’objet d’une contrefaçon incessante. Les types des Sapor et des Ardeschir sont exploités avec une habileté qui a quelquefois trompé l’œil le plus exercé. Je ne m’occuperais pas de ces intailles, si ce n’est qu’elles touchent à notre domaine, car, à l’aide d’inscriptions en caractères cunéiformes, on a voulu les faire passer pour des portraits de princes achéménides!
Je parlerai d’abord de deux pierres gravées, deux cornalines, je crois, provenant de la Collection du Comte A. de Gobineau. Elles ont été publiées dans son Traité des Écritures cunéiformes; j’en donne une copie d’après les dessins qui figurent dans cet ouvrage. Depuis que la Collection a été vendue, j’ignore en quelles mains elles sont arrivées aujourd’hui?
Fig. 1.
La première de ces intailles (fig. 1.) présente un personnage de profil à la barbe pointue, coiffé d’un béret orné d’un riche galon et de deux plumes formant aigrette. Le costume est surchargé de broderies; dans le champ, en exergue, se développe une inscription en caractères cunéiformes du style perse.
Fig. 2.
La seconde intaille (fig. 2.) offre un personnage à longue barbe, vu à peu près de trois quarts; sa coiffure est la même que celle du précédent, mais l’artiste a essayé cette fois de donner du mouvement à la tête; il a fait plafonner les lignes et les traits du visage. Le bras gauche mal dessiné descend le long du corps; la main s’arrête à la ceinture; le bras droit relevé semble commander l’attention. Enfin, dans le champ, une inscription en caractères perses s’y développe confusément.
Les traits des personnages gravés sur ces intailles rappellent vaguement ceux des princes de l’époque des Sophis. La pose est toute moderne; on chercherait en vain une figure de trois quarts sur les marbres antiques de la Perse!
Le travail paraît avoir été exécuté avec une certaine précipitation, et pourtant le graveur s’est complu dans les détails! Bien que les procédés d’exécution révèlent déjà la trace d’une facture récente, ces intailles auraient pu circuler, si on s’en fût tenu là ; mais pour donner, sans doute, plus de prix à son œuvre, le faussaire a encore tracé en exergue, autour de chaque figure, une inscription en caractères cunéiformes.
C’est ici surtout que la fraude se révèle d’une manière instructive. Les légendes ont été gravées avec une connaissance suffisante des travaux accomplis sur les écritures cunéiformes des inscriptions dites de la première colonne de Persépolis , pour faire illusion un moment. Ce sont, en effet, des caractères perses, plus ou moins réguliers toutefois, mais qui ont la prétention de rattacher ainsi ces sujets aux dynastes achéménides. Les pierres gravées de cette époque sont rares; je ne connais que quatre cylindres sur lesquels il y a des caractères perses . Nos deux intailles, si elles étaient authentiques, constitueraient une véritable rareté. L’illusion disparaît, quand on les compare aux monuments perses qui offrent des figures dont les traits sont bien accentués, et qui s’éloignent complètement de ceux qui ornent ces intailles.
Les portraits des princes achéménides sont devenus classiques aujourd’hui, ainsi que les types des personnages de cette époque. On les voit à Persépolis, à Nâkch-i-Roustam, à Bisitoun, et même sur une foule d’intailles anonymes, où un dynaste perse lutte contre des lions ou des chimères. Or, si les figures que nous étudions font songer aux types des Sophis, il faut renoncer à y voir des princes achéménides? Sans aller plus loin, cette observation suffirait pour décéler la fraude, mais il est intéressant de la poursuivre jusqu’au bout.
En examinant les inscriptions qui accompagnent nos deux personnages, on voit que le clou a bien l’apparence de cet élément caractéristique de l’écriture perse. La tête est évidée en queue d’aronde, le corps effilé en forme de coin ou de pointe de flèche, tel que les inscriptions de Persépolis nous ont appris à le connaître; mais l’ensemble qui doit former la lettre est mal rendu . Les clous ne sont pas groupés avec cette régularité que les grandes inscriptions présentent, et l’écriture n’a pas cette beauté qui l’avait fait prendre jadis pour un ornement d’architecture. Quelque habitude que l’on ait du dessin, ceux qui copient pour la première fois des inscriptions en caractères cunéiformes n’arrivent pas à grouper les clous avec intelligence. Les signes ont cet air gauche qu’on rencontre précisément dans les copies malhabiles des premiers voyageurs qui ont fait connaître les inscriptions de l’Iran, Flower, Chardin, Corneille-le-Bruyn. Cette maladresse s’efface déjà dans celles de Niebuhr et de Ker-Porter, et disparaît enfin dans les belles planches de Texier, de Coste et Flandin. La facture des caractères tracés autour de nos personnages est donc un indice; voyons ce que ces lettres vont nous apprendre.
Nous lisons sur la première intaille (fig. 1