UN « FILET » ÉTRANGE QUI DONNE À L’AUTEUR L’OCCASION D’UNE PRÉFACE
Dans la préface qu’il a écrite sur le frontispice de la plus belle histoire du monde, l’auteur des Trois Mousquetaires, notre père à tous, nous raconte comment, compulsant de vieux ouvrages à la Bibliothèque Royale, il tomba sur ces noms singuliers : Athos, Porthos et Aramis, combien son esprit en fut frappé, et de quelle façon il rechercha à qui ils avaient pu appartenir, et comment, l’ayant su, il fut conduit à publier les plus merveilleuses aventures qui soient. Les temps héroïques sont passés, il ne reste plus rien à découvrir dans les bibliothèques et il n’y a plus d’Alexandre Dumas. La seule ressource qui nous reste est le reportage qui ne compulse pas les livres, mais qui est une façon de compulser la vie, la vie contemporaine. Cette occupation – le reportage – me conduisit, moi aussi, à une curieuse découverte, point de départ de recherches qui, pour ne s’être point passées dans les livres, n’en furent pas moins intéressantes. Un jour que, désireux de remonter à l’origine de cette grave affaire politique et judiciaire, toujours restée un peu obscure, qui, dans les dernières années du Second Empire, occupa un moment l’opinion sous ce titre : « Le scandale des chemins de fer ottomans », je feuilletais la collection des plus vieux numéros du journal L’Époque, mon attention fut retenue par un « filet » au-dessus duquel se détachaient, en grosses majuscules, ces deux lettres R. C., suivies d’un énorme point d’interrogation.
Voici, textuellement, ce que je lus : « Si nous étions moins occupés du drame qui se joue en ce moment devant le Corps Législatif, l’opinion publique daignerait peut-être s’étonner du fait unique qui s’est passé ce matin, place de la Roquette. On n’a pas oublié que Desjardies attend à la Grande-Roquette le couteau de M. de Paris. Eh bien ! Nous pouvons affirmer que, la nuit dernière, le couteau est venu. La presse, chose curieuse et sans précédent, n’avait pas été prévenue ; cependant, on procédait au montage de la guillotine vers quatre heures et demie du matin. Dès les premiers rayons de l’aube, le bourreau et ses aides démontaient la sanglante machine sans avoir exécuté personne. Les ordres relatifs à l’exécution avaient-ils été mal donnés ou mal compris ? L’empereur, après avoir rejeté la grâce de Desjardies, l’aurait-il accordée tout à coup et se serait-il, contrairement à tous les usages, entremis pour arrêter le cours suprême de la justice ? Il ne faut pas oublier que Desjardies est la première victime du scandale des chemins de fer ottomans, et, malgré son abominable assassinat, n’est peut-être point le plus coupable. Il y en a d’autres qui ont tué ; cela ne fait point de doute… d’autres que la justice impériale ne découvrira jamais… et qui garderont leur tête sur leurs épaules. En haut lieu, aurait-on eu quelque tardif remords au moment de sacrifier l’une des personnalités en somme les moins compromises dans ce prodigieux tripotage financier ?
» En somme, on ne sait que penser, ni même qu’inventer devant ce fait indéniable : le bourreau qui vient et qui s’en retourne comme il est venu, les mains dans les poches et le panier vide ! Le moins bizarre de l’histoire n’est point la découverte que l’on a faite de deux lettres cabalistiques peintes en rouge sur la grande porte de la prison : R. C. Que signifient ces initiales ? Qui nous le dira ?
» Personne ! Car personne n’a le temps de s’occuper d’autre chose que de la tragi-comédie que l’on est en train de nous monter dans les coulisses du Palais-Bourbon ! »
Très intéressé par ces lignes étranges, je me mis à rechercher dans les autres journaux, à la même date, une trace quelconque d’un événement aussi extraordinaire. Je ne trouvai rien ; mais, à la date du lendemain, je découvris une note de l’agence officielle reproduite par toute la presse : « L’Époque a publié hier un filet relatif à l’exécution de Desjardies. Nous sommes autorisés à lui donner le plus formel démenti. L’exécuteur des hautes œuvres n’a pas eu à se déranger et les bois de justice n’ont pas bougé du hangar où ils sont remisés. On pourrait trouver l’origine d’une aussi invraisemblable histoire dans l’erreur commise par un officier de la préfecture de police qui, ayant compris que l’exécution devait avoir lieu cette nuit-là, a mis inutilement en branle tout le service d’ordre. »
Le même jour, L’Époque faisait amende honorable : « Nous avons été trompés hier par un de nos jeunes rédacteurs dont nous nous sommes, du reste, immédiatement séparés. Un haut fonctionnaire de la préfecture est venu nous donner toutes les explications désirables relatives à l’erreur qui a mis en mouvement tout le service d’ordre ordinaire des exécutions. »
Il arriva que la note de l’agence officielle et la rectification de l’Époque ne parvinrent point à me convaincre. Je leur trouvais une allure louche, inquiétante.
Pour qui connaît un peu les mœurs combatives de la presse, il était permis de s’étonner de la facilité avec laquelle l’Époque endossait le démenti officiel, sans prendre à partie la préfecture de police, qui, cependant, avec son malheureux service d’ordre commandé à tort, était gravement coupable.
Enfin, la parfaite sérénité avec laquelle la presse tout entière enregistrait l’erreur de la préfecture, dans une circonstance pareille, me troubla à un point que je ne saurais dire. Et les deux lettres rouges trouvées sur la porte de la prison : R. C. ? Personne n’en parlait. Personne ne les expliquait. Personne ne les démentait. Pouvait-on croire qu’elles fussent l’œuvre d’un mauvais plaisant ? Je ne le pensais point. Une mauvaise plaisanterie a toujours l’air de vouloir dire quelque chose ; mais que voulait dire : R. C. sur la porte de la prison des condamnés à mort ?
Je flairai là un rare mystère et n’eus de cesse que je n’eusse retrouvé le « jeune rédacteur » si délibérément mis à la porte de l’Époque, ainsi que l’officier de la préfecture qui, prétendait-on, s’était si grossièrement trompé.
Ils vivent encore l’un et l’autre et tous deux furent le point de départ d’une enquête qui dura plusieurs années et au bout de laquelle je vous apporte ce roman, dont on ne pourra justement apprécier les péripéties les plus inquiétantes qu’en se rappelant que certaines figures qui le traversent ne sont point tout à fait inconnues des lecteurs et que certains événements qui s’y mêlent ont déjà eu du retentissement dans le monde.
La réalité s’est montrée, surtout depuis un demi-siècle, si prodigieusement jalouse de la chimère qu’il n’y a plus rien à inventer ici-bas, même pour un romancier.