Paul Verlaine

Mes prisons

Publié par Good Press, 2021
goodpress@okpublishing.info
EAN 4064066303334

Table des matières


I
II
III UNE... MANQUÉE
IV L’AMIGO
V LES PETITS-CARMES
VI
VII
VIII
IX
X MONS
XI
XII
XIII
XIV
XV
XVI
XVII
XVIII

I

Table des matières

Rue Chaptal. Presque au coin de la rue Blanche, à droite en venant de Notre-Dame de Lorette. Une grille monumentale sur une cour pavée, menant au réfectoire de la pension L... A main droite, une petite porte donnant accès à l’intérieur de l’établissement, aux côtés de laquelle, accrochés, deux panneaux noirs portaient en lettres d’or les sciences et arts divers enseignés dans l’établissement. Un immense mur avec des défenses interminablement longues, en lourds caractères officiels à demi effacés par les intempéries, d’afficher et de déposer des ordures, en vertu de telles et telles lois de telles années déjà très anciennes, et, derrière, le dépassant d’à peu près un mètre et demi, les constructions basses des études et des dortoirs.

Tout cela disparu depuis cinq ou six ans pour 1. faire place, bien entendu, à de belles maisons de rapport à des trente-six étages au-dessus de l’entresol.

C’était là qu’il y a trop longtemps je commençais mes «études» après avoir achevé d’apprendre à lire, à écrire–et à compter (mal) dans une petite classe élémentaire...

J’étais en septième au lycée Bonaparte où la pension nous conduisait deux fois par jour; mais comme je me trouvais en retard, vu quelque fièvre muqueuse que j’avais eue, on me donnait des répétitions, et c’était le maître de pension, le père L... qui nous inculquait, car nous étions plusieurs, dont quelques cancres–desquels pas encore moi –les principes de la latinité, non sans une extrême patience parfois, tout de même, en défaut, témoin ce qui va brièvement suivre.

Rosa, la rose, n’avait plus que peu de mystères pour moi. Puer bonus, mater bona..., pensum bonum, non plus. J’avais franchi, non sans encombres, cette passe dangereuse du qui, quæ, quod, et, en attendant l’affre déjà soupçonnée de ce «que retranché!» non moins que les écueils d’une heureusement encore lointaine syntaxe, j’en étais à la seconde conjugaison des verbes actifs.

C’est de legere qu’il retournait un certain jour.

J’ai encore présent le théâtre de ces matinées plutôt ennuyeuses en somme pour des gamins à peine sevrés de papa et de maman. Un cabinet garni d’un vaste bureau, d’une chaise-fauteuil, dossier d’acajou, siège de cuir, d’un banc et d’une table percée de trous où des encriers en plomb à l’usage des «élèves» que nous étions. De temps en temps la leçon se trouvait interrompue par l’entrée d’un tambour de la Garde Nationale, bonnet de police noir à bordures quadrillées et à gland rouge et blanc, venant déposer quelque rapport au bas duquel notre maître, capitaine adjudant-major, mettait sa signature, et, disparaissant dans le salut militaire auquel le père L... répondait en soulevant sa calotte de velours ramagée de soie bleue.

Ce jour-là:

–Verlaine, conjuguez legere.

Lego; je lis, legis, tu lis, etc.

–Bien. L’imparfait?

Legebam, je lisais, etc.

–Parfait. Le prétérit?

Moi tout frais émoulu de la première conjugaison.

Legavi.

Legavi?

«Lexi», me souffla un de mes camarades, plus «fort» que moi, de la meilleure foi du monde.

Moi, sûr de mon fait:

Lexi, m’sieu.

Legavi! Lexi! hurla littéralement le patron, dressé sur ses chaussons à talons, pourpre, presque écumant, tandis que sa robe de chambre bleu-marine à doublure capitonnée rouge flottait autour de ses assez maigres jambes atteintes de vagues rhumatismes, et qu’un trousseau de ciels vigoureusement lancé allait frapper le mur à gauche de ma tête prise à deux mains et renfoncée dans mes épaules, tôt suivi d’un dictionnaire de Noël et Quicherat, presque un Bottin, qui vint s’écrabouiller à droite de ma tête sur le mur en question. Une double maladresse sans doute intentionnelle après tout.

Et après quelques pas trépidants de male rage peut-être sincère.

–Au cachot, monsieur!

Un timbre fut sonné et le cuistre (lisez le garçon de cour, un peu à tout faire: on l’appelait familièrement Suce-mèche, à cause des lampes qu’il allumait pour l’étude du soir) apparut.

–Conduisez ce paresseux au cachot.

Et m’y voici au «cachot», muni de legere à copier dix fois avec le français en regard. Un cachot d’ailleurs sortable, lumineux, sans rats ni souris, sans verrous (un tour de clef avait suffi), de quoi s’asseoir, et,–moindre chance–de quoi écrire, et d’où je sortis au bout de deux petites heures, probablement aussi savant qu’auparavant, mais à coup sûr plein d’appétit, tôt assouvi, d’amour de la liberté (la bonne, qui est l’indépendance) et qui sait? de cet esprit, vraisemblable, d’aventure, qui, trop débridé, m’aura jeté dans les casse-cou d’un peu tous les genres!

Quelles impressions furent miennes dans cette miniature de captivité? Je ne saurais naturellement bien les préciser en ce moment de mon âge mûr, déjà! après tant d’années et tant d’un peu plus sérieux verrous sur ma liberté d’homme pour telles et telles causes au nombre desquelles faut-il compter précisément l’abus de la conjugaison en question plus haut, et l’humble anecdote que je viens de rapporter ne serait-elle par hasard qu’un symbole? Ne constituait-elle pas; à l’époque, comme l’annonce et le pressentiment de malheurs dus à LA LECTURE? Estampillait-elle déjà mon enfance du mot fatidique de ce détestable si savoureux Vallès: «Victime du Livre», en bon latin cette fois: Legi?


II

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en1870, au mois de décembre. J’étais garde national au160e bataillon, secteur je ne sais plus quantième, vers Montrouge et Vanves. De plus, je remplissais depuis déjà longtemps les fonctions d’expéditionnaire à la Préfecture de la Seine, emploi qui m’eût exempté de tout service «militaire», n’eût été mon patriotisme (un peu patrouillotte, entre nous, cas, en ces temps de fièvre obsidionale, de plusieurs d’entre les Parisiens, d’ailleurs). Quelque amour de l’uniforme–de quel uniforme!– et un peu de curiosité, aussi, me poussaient. Bref, le Rempart et le Bureau alternaient plus ou moins agréablement dans ma vie assez confortable d’alors (Quantum mutata!). Journée de bureau impliquait pour moi nuit de jeune ménage; tour de rempart comportait du sommeil à la dure,–excellente condition pour ne pas s’aguerrir ès travaux de Mars. Aussi le premier feu jeté, bien savourée la joie de porter le képi de fantaisie et de manier le flingot à tabatière, le Bureau, tant honni aux jours pacifiques de cet «infâme» second Empire, me parut, en dépit de la sainte République tant, appêtée obtenue, et du danger couru par une patrie pour laquelle ma bonne volonté de «pantouflard» ne pouvait que vraiment trop peu, le Bureau finit par l’emporter dans mes préférences sur le Rempart, ses parties de bouchon dans la neige, son froid aux pieds, et cet ennui! Et je négligeai quelque peu mon service et ses inconvénients pour mon emploi et ses compensations, conduite qui me valut bientôt la visite de mon caporal, un brave petit cordonnier de la rue Cardinal-Lemoine; l’excellent garçon m’apportait un ordre de me rendre à la prison du secteur pour deux jours et deux nuits. J’accueillis le caporal très cordialement mais l’ordre mal, et refusai de suivre le premier. Le lendemain, celui-ci sonnait de nouveau chez moi, convoyeur encore de celui-là doublé.

Résister n’était plus de mise, et, dûment emmitouflé d’un passe-montagne, de moufles, «couverte» en bandoulière, bidon plein, muni en outre d’une terrine de pâté de perdreaux (!) par ma femme (quantum, celle-là, aussi, mutata!