Pierre Louÿs

Les Chansons De Bilitis

Publié par Good Press, 2022
goodpress@okpublishing.info
EAN 4064066074524

Table des matières


VIE DE BILITIS
I BUCOLIQUES EN PAMPHYLIE
1 — L'ARBRE
2 — CHANT PASTORAL
3 — PAROLES MATERNELLES
4 — LES PIEDS NUS
5 — LE VIEILLARD ET LES NYMPHES
6 — CHANSON
7 — LE PASSANT
8 — LE RÉVEIL
9 — LA PLUIE
10 — LES FLEURS
11 — IMPATIENCE
12 — LES COMPARAISONS
13 — LA RIVIÈRE DE LA FORÊT
14 — PHITTA MELIAÏ
15 — LA BAGUE SYMBOLIQUE
16 — LES DANSES AU CLAIR DE LUNE
17 — LES PETITS ENFANTS
18 — LES CONTES
19 — L'AMIE MARIÉE
20 — LES CONFIDENCES
21 — LA LUNE AUX YEUX BLEUS
22 — RÉFLEXIONS (non traduite)
23 — CHANSON (Ombre du bois)
24 — LYKAS
25 — L'OFFRANDE À LA DÉESSE
26 — L'AMIE COMPLAISANTE
27 — PRIÈRE À PERSÉPHONÊ
28 — LA PARTIE D'OSSELETS
29 — LA QUENOUILLE
30 — LA FLÛTE DE PAN
31 — LA CHEVELURE
32 — LA COUPE
33 — ROSES DANS LA NUIT
34 — LES REMORDS
35 — LE SOMMEIL INTERROMPU
36 — AUX LAVEUSES
37 — CHANSON
38 — BILITIS
39 — LA PETITE MAISON
40 — LA JOIE (non traduite)
41 — LA LETTRE PERDUE
42 — CHANSON
43 — LE SERMENT
44 — LA NUIT
45 — BERCEUSE
46 — LE TOMBEAU DES NAÏADES
II ÉLÉGIES À MYTILÈNE
47 — AU VAISSEAU
48 — PSAPPHA
49 — LA DANSE DE GLÔTTIS ET DE KYSÉ
50 — LES CONSEILS
51 — L'INCERTITUDE
52 — LA RENCONTRE
53 — LA PETITE APHRODITÊ DE TERRE CUITE
54 — LE DÉSIR
55 — LES NOCES
56 — LE LIT (non traduite)
57 — LE PASSÉ QUI SURVIT
58 — LA MÉTAMORPHOSE
59 — LE TOMBEAU SANS NOM
60 — LES TROIS BEAUTÉS DE MNASIDIKA
61 — L'ANTRE DES NYMPHES
62 — LES SEINS DE MNASIDIKA
63 — LA CONTEMPLATION (non traduite)
64 — LA POUPÉE
65 — TENDRESSES
66 — JEUX
67 — ÉPISODE (non traduite)
68 — PÉNOMBRE
69 — LA DORMEUSE
70 — LE BAISER
71 — LES SOINS JALOUX
72 — L'ÉTREINTE ÉPERDUE
73 — REPRISE (non traduite)
74 — LE CŒUR
75 — PAROLES DANS LA NUIT
76 — L'ABSENCE
77 — L'AMOUR
78 — LA PURIFICATION
79 — LA BERCEUSE DE MNASIDIKA
80 — PROMENADE AU BORD DE LA MER
81 — L'OBJET
82 — SOIR PRÈS DU FEU
83 — PRIÈRES
84 — LES YEUX
85 — LES FARDS
86 — LE SILENCE DE MNASIDIKA
87 — SCÈNE
88 — ATTENTE
89 — LA SOLITUDE
90 — LETTRE
91 — LA TENTATIVE
92 — L'EFFORT
93 — MYRRHINÊ (non traduite)
94 — A GYRINNÔ
95 — LE DERNIER ESSAI
96 — LE SOUVENIR DÉCHIRANT
97 — À LA POUPÉE DE CIRE
98 — CHANT FUNÈBRE
III ÉPIGRAMMES DANS L'ÎLE DE CHYPRE
99 — HYMNE À ASTARTÉ
100 — HYMNE À LA NUIT
101 — LES MÉNADES
102 — LA MER DE KYPRIS
103 — LES PRÊTRESSES DE L'ASTARTÉ
104 — LES MYSTÈRES
105 — LES COURTISANES ÉGYPTIENNES
106 — JE CHANTE MA CHAIR ET MA VIE
107 — LES PARFUMS
108 — CONVERSATION
109 — LA ROBE DÉCHIRÉE
110 — LES BIJOUX
111 — L'INDIFFÉRENT
112 — L'EAU PURE DU BASSIN
113 — LA FÊTE NOCTURNE (non traduite)
114 — VOLUPTÉ
115 — L'HÔTELLERIE
116 — LA DOMESTICITÉ
117 — LE TRIOMPHE DE BILITIS
118 — À SES SEINS
119 — LIBERTÉ (non traduite)
120 — MYDZOURIS
121 — LE BAIN
122 — AU DIEU DE BOIS
123 — LA DANSEUSE AUX CROTALES
124 — LA JOUEUSE DE FLÛTE
125 — LA CEINTURE CHAUDE
126 — À UN MARI HEUREUX
127 — À UN ÉGARÉ
128 — THÉRAPEUTIQUE
129 — LA COMMANDE
130 — LA FIGURE DE PASIPHAË
131 — LA JONGLEUSE
132 — LA DANSE DES FLEURS
133 — LA DANSE DE SATYRA (non traduite)
134 — MYDZOURIS COURONNÉE (non traduite)
135 — LA VIOLENCE
136 — CHANSON
137 — CONSEILS À UN AMANT
138 — LES AMIES À DÎNER
139 — LE TOMBEAU D'UNE JEUNE COURTISANE
140 — LA PETITE MARCHANDE DE ROSES
141 — LA DISPUTE
142 — MÉLANCOLIE
143 — LA PETITE PHANIÔN
144 — INDICATIONS
145 — LE MARCHAND DE FEMMES
146 — L'ÉTRANGER
147 — PHYLLIS (non traduite)
148 — LE SOUVENIR DE MNASIDIKA
149 — LA JEUNE MÈRE
150 — L'INCONNU
151 — LA DUPERIE
152 — LE DERNIER AMANT
153 — LA COLOMBE
154 — LA PLUIE AU MATIN
155 — LA MORT VÉRITABLE
LE TOMBEAU DE BILITIS
156 — PREMIERE ÉPITAPHE
157 — SECONDE ÉPITAPHE
158 — DERNIÈRE ÉPITAPHE
BIBLIOGRAPHIE

VIE DE BILITIS

Table des matières

Bilitis naquit au commencement du sixième siècle avant notre ère, dans un village de montagnes situé sur les bords du Mélas, vers l'orient de la Pamphylie. Ce pays est grave et triste, assombri par des forêts profondes, dominé par la masse énorme du Taurus; des sources pétrifiantes sortent de la roche; de grands lacs salés séjournent sur les hauteurs, et les vallées sont pleines de silence.

Elle était fille d'un Grec et d'une Phénicienne. Elle semble n'avoir pas connu son père, car il n'est mêlé nulle part aux souvenirs de son enfance. Peut-être même était-il mort avant qu'elle ne vint au monde. Autrement on s'expliquerait mal comment elle porte un nom phénicien que sa mère seule lui put donner.

Sur cette terre presque déserte, elle vivait d'une vie tranquille avec sa mère et ses sœurs. D'autres jeunes filles, qui furent ses amies, habitaient non loin de là. Sur les pentes boisées du Taurus, des bergers paissaient leurs troupeaux.

Le matin, dès le chant du coq, elle se levait, allait à l'étable, menait boire les animaux et s'occupait de traire leur lait. Dans la journée, s'il pleuvait, elle restait au gynécée et filait sa quenouille de laine. Si le temps était beau, elle courait dans les champs et faisait avec ses compagnes mille jeux dont elle nous parle.

Bilitis avait à l'égard des Nymphes une piété très ardente. Les sacrifices qu'elle offrait, presque toujours étaient pour leur fontaine. Souvent même elle leur parlait, mais il semble bien qu'elle ne les a jamais vues, tant elle rapporte avec vénération les souvenirs d'un vieillard qui autrefois les avait surprises.

La fin de son existence pastorale fut attristée par un amour sur lequel nous savons peu de chose bien qu'elle en parle longuement. Elle cessa de le chanter dès qu'il devint malheureux. Devenue mère d'un enfant qu'elle abandonna, Bilitis quitta la Pamphylie, d'une façon assez mystérieuse, et ne revit jamais le lieu de sa naissance.

Nous la retrouvons ensuite à Mytilène où elle était venue par la route de mer en longeant les belles côtes d'Asie. Elle avait à peine seize ans, selon les conjectures de M. Heim qui établit avec vraisemblance quelques dates dans la vie de Bilitis, d'après un vers qui fait allusion à la mort de Pittakos.

Lesbos était alors le centre du monde. À mi-chemin, entre la belle Attique et la fastueuse Lydie, elle avait pour capitale une cité plus éclairée qu'Athênes et plus corrompue que Sardes: Mytilène, bâtie sur une presqu'île en vue des côtes d'Asie. La mer bleue entourait la ville. De la hauteur des temples on distinguait à l'horizon la ligne blanche d'Atarnée qui était le port de Pergame.

Les rues étroites et toujours encombrées par la foule resplendissaient d'étoffes bariolées, tuniques de pourpre et d'hyacinthe, cyclas de soies transparentes, bassaras traînantes dans la poussière des chaussures jaunes. Les femmes portaient aux oreilles de grands anneaux d'or enfilés de perles brutes, et aux bras des bracelets d'argent massif grossièrement ciselés en relief. Les hommes eux-mêmes avaient la chevelure brillante et parfumée d'huiles rares. Les chevilles des Grecques étaient nues dans le cliquetis des periscelis, larges serpents de métal clair qui tintaient sur les talons; celles des Asiatiques se mouvaient en des bottines molles et peintes. Par groupes, les passants stationnaient devant des boutiques tout en façade et où l'on ne vendait que l'étalage: tapis de couleurs sombres, housses brochées de fils d'or, bijoux d'ambre et d'ivoire, selon les quartiers. L'animation de Mytilène ne cessait pas avec le jour; il n'y avait pas d'heure si tardive, où l'on n'entendît, par les portes ouvertes, des sons joyeux d'instruments, des cris de femmes, et le bruit des danses. Pittakos même, qui voulait donner un peu d'ordre à cette perpétuelle débauche, fit une loi qui défendait aux joueuses de flûtes trop fatiguées de s'employer dans les festins nocturnes; mais cette loi ne fut jamais sévère.

Dans une société où les maris sont la nuit si occupés par le vin et les danseuses, les femmes devaient fatalement se rapprocher et trouver entre elles la consolation de leur solitude. De là vint qu'elles s'attendrirent à ces amours délicates, auxquelles l'antiquité donnait déjà leur nom, et qui entretiennent, quoi qu'en pensent les hommes, plus de passion vraie que de vicieuse recherche.

Alors, Sapphô était encore belle. Bilitis l'a connue, et elle nous parle d'elle sous le nom de Psappha quelle portait à Lesbos. Sans doute ce fut cette femme admirable qui apprit à la petite Pamphylienne l'art de chanter en phrases rhythmées, et de conserver à la postérité le souvenir des êtres chers. Malheureusement Bilitis donne peu de détails sur cette figure aujourd'hui si mal connue, et il y a lieu de le regretter, tant le moindre mot eût été précieux touchant la grande Inspiratrice. En revanche elle nous a laissé en une trentaine d'élégies l'histoire de son amitié avec une jeune fille de son âge qui se nommait Mnasidika, et qui vécut avec elle. Déjà nous connaissions le nom de cette jeune fille par un vers de Sapphô où sa beauté est exaltée; mais ce nom même était douteux, et Bergk était près de penser qu'elle s'appelait simplement Mnaïs. Les chansons qu'on lira plus loin prouvent que cette hypothèse doit être abandonnée. Mnasidika semble avoir été une petite fille très douce et très innocente, un de ces êtres charmants qui ont pour mission de se laisser adorer, d'autant plus chéris qu'ils font moins d'efforts pour mériter ce qu'on leur donne. Les amours sans motifs durent le plus longtemps: celui-ci dura dix années. On verra comment il se rompit par la faute de Bilitis, dont la jalousie excessive ne comprenait aucun éclectisme.

Quand elle sentit que rien ne la retenait plus à Mytilène, sinon des souvenirs douloureux, Bilitis fît un second voyage: elle se rendit à Chypre, île grecque et phénicienne comme la Pamphylie elle-même et qui dut lui rappeler souvent l'aspect de son pays natal.

Ce fut là que Bilitis recommença pour la troisième fois sa vie, et d'une façon qu'il me sera plus difficile de faire admettre si l'on na pas encore compris à quel point l'amour était chose sainte chez les peuples antiques. Les courtisanes d'Amathonte n'étaient pas comme les nôtres, des créatures en déchéance exilées de toute société mondaine; c'étaient des filles issues des meilleures familles de la cité, et qui remerciaient Aphroditê de la beauté qu'elle leur avait donnée, en consacrant au service de son culte cette beauté reconnaissante. Toutes les villes qui possédaient comme celles de Chypre un temple riche en courtisanes avaient à l'égard de ces femmes les mêmes soins respectueux.