L'Avare
PERSONNAGES
SCÈNE I. — VALÈRE, ÉLISE
SCÈNE II. — CLÉANTE, ÉLISE
SCÈNE III. — HARPAGON, LA FLÈCHE
SCÈNE IV. — HARPAGON, seul.
SCÈNE VI. — HARPAGON, ÉLISE
SCÈNE VII. — VALÈRE, HARPAGON, ÉLISE
SCÈNE VIII. — ÉLISE, VALÈRE
SCÈNE IX. — HARPAGON, ÉLISE, VALÈRE
SCÈNE X. — HARPAGON, VALÈRE
SCÈNE I. — CLÉANTE, LA FLÈCHE
SCÈNE II. — HARPAGON, MAITRE SIMON ; CLÉANTE et LA FLÈCHE, dans le fond du théâtre.
SCÈNE III. — HARPAGON, CLÉANTE
SCÈNE IV. — FROSINE, HARPAGON
SCÈNE V. — LA FLÈCHE, FROSINE
SCÈNE VI. — HARPAGON, FROSINE
SCÈNE I. — HARPAGON, CLÉANTE, ÉLISE, VALÈRE ; DAME CLAUDE, tenant un balai ; MAITRE JACQUES, LA MERLUCHE, BRINDAVOINE
SCÈNE II. — HARPAGON, CLÉANTE, ÉLISE, VALÈRE, MAITRE JACQUES, BRINDAVOINE, LA MERLUCHE
SCÈNE III. — HARPAGON, CLÉANTE, ÉLISE, VALÈRE, MAITRE JACQUES
SCÈNE IV. — HARPAGON, CLÉANTE, VALÈRE, MAITRE JACQUES
SCÈNE V. — HARPAGON, VALÈRE, MAITRE JACQUES
SCÈNE VI. — VALÈRE, MAITRE JACQUES
SCÈNE VII. — MARIANE, FROSINE, MAITRE JACQUES
SCÈNE VIII. — MARIANE, FROSINE
SCÈNE IX. — HARPAGON, MARIANE, FROSINE
SCÈNE X. — HARPAGON, ÉLISE, MARIANE, FROSINE
SCÈNE XI. — HARPAGON, MARIANE, ÉLISE, CLÉANTE, VALÈRE, FROSINE, BRINDAVOINE
SCÈNE XII. — HARPAGON, MARIANE, ÉLISE, CLÉANTE, VALÈRE, FROSINE
SCÈNE XIII. — HARPAGON, MARIANE, ÉLISE, CLÉANTE, VALÈRE, FROSINE, BRINDAVOINE
SCÈNE XIV. — HARPAGON, MARIANE, ÉLISE, CLÉANTE, VALÈRE, FROSINE, LA MERLUCHE
SCÈNE XV. — HARPAGON, VALÈRE
SCÈNE I. — CLÉANTE, MARIANE, ÉLISE, FROSINE
SCÈNE II. — HARPAGON, CLÉANTE, MARIANE, ÉLISE, FROSINE
SCÈNE III. — HARPAGON, CLÉANTE
SCÈNE IV. — HARPAGON, CLÉANTE, MAITRE JACQUES
SCÈNE V. — HARPAGON, CLÉANTE
SCÈNE VI. — CLÉANTE, LA FLÈCHE
SCÈNE I. — HARPAGON, UN COMMISSAIRE
SCÈNE II. — HARPAGON, UN COMMISSAIRE, MAITRE JACQUES
SCÈNE III. — HARPAGON, UN COMMISSAIRE, VALÈRE, MAITRE JACQUES
SCÈNE IV. — HARPAGON, ÉLISE, MARIANE, VALÈRE, FROSINE, MAITRE JACQUES, UN COMMISSAIRE.
SCÈNE V. — ANSELME, HARPAGON, ÉLISE, MARIANE, FROSINE, VALÈRE, UN COMMISSAIRE, MAITRE JACQUES.
SCÈNE VI. — HARPAGON, ANSELME, ÉLISE, MARIANE, CLÉANTE, VALÈRE, FROSINE, UN COMMISSAIRE, MAITRE JACQUES, LA FLÈCHE.
Molière
L'Avare
Comédie en cinq actes
HARPAGON, père de Cléante et d’Élise, et amoureux de Mariane.
CLÉANTE, fils d’Harpagon, amant de Mariane.
ÉLISE, fille d’Harpagon, amante de Valère.
VALÈRE, fils d’Anselme, et amant d’Élise.
MARIANE amante de Cléante et aimée d’Harpagon.
ANSELME père de Valère et de Mariane,
FROSINE, femme d’intrigue.
MAITRE SIMON, courtier.
MAITRE JACQUES, cuisinier et cocher d’Harpagon,
LA FLÈCHE, valet de Cléante.
DAME CLAUDE, servante d’Harpagon.
BRINDAVOINE, laquais d’Harpagon.
LA MERLUCHE, laquais d’Harpagon.
UN COMMISSAIRE et son CLERC.
La scène est à Paris, dans la maison d’Harpagon.
VALÈRE
Eh quoi ! charmante Élise, vous devenez mélancolique, après les obligeantes assurances que vous avez eu la bonté de me donner de votre foi ! Je vous vois soupirer, hélas ! au milieu de ma joie ! Est-ce du regret, dites-moi, de m’avoir fait heureux ? et vous repentez-vous de cet engagement où mes feux ont pu vous contraindre ?
ÉLISE
Non, Valère, je ne puis pas me repentir de tout ce que je fais pour vous. Je m’y sens entraîner par une trop douce puissance, et je n’ai pas même la force de souhaiter que les choses ne fussent pas. Mais, à vous dire vrai, le succès me donne de l’inquiétude ; et je crains fort de vous aimer un peu plus que je ne devrois.
VALÈRE
Eh ! que pouvez-vous craindre, Élise, dans les bontés que vous avez pour moi ?
ÉLISE
Hélas ! cent choses à la fois : l’emportement d’un père, les reproches d’une famille, les censures du monde ; mais, plus que tout, Valère, le changement de votre cœur, et cette froideur criminelle dont ceux de votre sexe payent le plus souvent les témoignages trop ardents d’une innocente amour.
VALÈRE
Ah ! ne me faites pas ce tort, de juger de moi par les autres ! Soupçonnez-moi de tout, Élise, plutôt que de manquer à ce que je vous dois. Je vous aime trop pour cela, et mon amour pour vous durera autant que ma vie.
ÉLISE
Ah ! Valère, chacun tient les mêmes discours ! Tous les hommes sont semblables par les paroles ; et ce n’est que les actions qui les découvrent différents.
VALÈRE
Puisque les seules actions font connoître ce que nous sommes, attendez donc, au moins, à juger de mon cœur par elles, et ne me cherchez point des crimes dans les injustes craintes d’une fâcheuse prévoyance. Ne m’assassinez point, je vous prie, par les sensibles coups d’un soupçon outrageux, et donnez-moi le temps de vous convaincre, par mille et mille preuves, de l’honnêteté de mes feux.
ÉLISE
Hélas ! qu’avec facilité on se laisse persuader par les personnes que l’on aime ! Oui, Valère, je tiens votre cœur incapable de m’abuser. Je crois que vous m’aimez d’un véritable amour, et que vous me serez fidèle : je n’en veux point du tout douter, et je retranche mon chagrin aux appréhensions du blâme qu’on pourra me donner.
VALÈRE
Mais pourquoi cette inquiétude ?
ÉLISE
Je n’aurois rien à craindre si tout le monde vous voyoit des yeux dont je vous vois ; et je trouve en votre personne de quoi avoir raison aux choses que je fais pour vous. Mon cœur, pour sa défense, a tout votre mérite, appuyé du secours d’une reconnoissance où le ciel m’engage envers vous. Je me représente, à toute heure, ce péril étonnant qui commença de nous offrir aux regards l’un de l’autre ; cette générosité surprenante qui vous fit risquer votre vie, pour dérober la mienne à la fureur des ondes ; ces soins pleins de tendresse que vous me fîtes éclater après m’avoir tirée de l’eau, et les hommages assidus de cet ardent amour que ni le temps ni les difficultés n’ont rebuté, et qui, vous faisant négliger et parents et patrie, arrête vos pas en ces lieux, y tient en ma faveur votre fortune déguisée, et vous a réduit, pour me voir, à vous revêtir de l’emploi de domestique de mon père. Tout cela fait chez moi, sans doute, un merveilleux effet ; et c’en est assez à mes yeux pour me justifier l’engagement où j’ai pu consentir ; mais ce n’est pas assez peut-être pour le justifier aux autres, et je ne suis pas sûre qu’on entre dans mes sentiments.
VALÈRE
De tout ce que vous avez dit, ce n’est que par mon seul amour que je prétends, auprès de vous, mériter quelque chose ; et, quant aux scrupules que vous avez, votre père lui-même ne prend que trop de soin de vous justifier à tout le monde ; et l’excès de son avarice et la manière austère dont il vit avec ses enfants pourroient autoriser des choses plus étranges1. Pardonnez-moi, charmante Élise, si j’en parle ainsi devant vous. Vous savez que, sur ce chapitre, on n’en peut pas dire de bien. Mais enfin, si je puis, comme je l’espère, retrouver mes parents, nous n’aurons pas beaucoup de peine à nous les rendre favorables. J’en attends des nouvelles avec impatience, et j’en irai chercher moi-même, si elles tardent à venir.
1
Ceci annonce, prépare et justifie d’avance en quelque sorte la conduite au moins au moins étrange que les enfants d’Harpagon, le fils surtout vont tenir envers leur père. (Auger.)
ÉLISE
Ah ! Valère, ne bougez d’ici, je vous prie, et songez seulement à vous bien mettre dans l’esprit de mon père.
VALÈRE
Vous voyez comme je m’y prends, et les adroites complaisances qu’il m’a fallu mettre en usage pour m’introduire à son service ; sous quel masque de sympathie et de rapports de sentiments je me déguise pour lui plaire, et quel personnage je joue tous les jours avec lui, afin d’acquérir sa tendresse. J’y fais des progrès admirables ; et j’éprouve que, pour gagner les hommes, il n’est point de meilleure voie que de se parer, à leurs yeux, de leurs inclinations, que de donner dans leurs maximes, encenser leurs défauts, et applaudir à ce qu’ils font. On n’a que faire d’avoir peur de trop charger la complaisance, et la manière dont on les joue a beau être visible, les plus fins toujours sont de grandes dupes du côté de la flatterie ; et il n’y a rien de si impertinent et de si ridicule qu’on ne fasse avaler, lorsqu’on l’assaisonne en louanges. La sincérité souffre un peu au métier que je fais ; mais, quand on a besoin des hommes, il faut bien s’ajuster à eux ; et, puisqu’on ne sauroit les gagner que par là, ce n’est pas la faute de ceux qui flattent, mais de ceux qui veulent être flattés.
ÉLISE
Mais que ne tâchez-vous aussi à gagner l’appui de mon frère, en cas que la servante s’avisât de révéler notre secret ?
VALÈRE
On ne peut pas ménager l’un et l’autre ; et l’esprit du père et celui du fils sont des choses si opposées, qu’il est difficile d’accommoder ces deux confidences ensemble. Mais vous, de votre part, agissez auprès de votre frère, et servez-vous de l’amitié qui est entre vous deux pour le jeter dans nos intérêts. Il vient. Je me retire. Prenez ce temps pour lui parler, et ne lui découvrez de notre affaire que ce que vous jugerez à propos.
ÉLISE
Je ne sais si j’aurai la force de lui faire cette confidence.
CLÉANTE
Je suis bien aise de vous trouver seule, ma sœur ; je brûlois de vous parler, pour m’ouvrir à vous d’un secret.
ÉLISE
Me voilà prête à vous ouïr, mon frère. Qu’avez-vous à me dire ?
CLÉANTE
Bien des choses, ma sœur, enveloppées dans un mot : J’aime.
ÉLISE
Vous aimez ?
CLÉANTE
Oui, j’aime. Mais, avant que d’aller plus loin, je sais que je dépends d’un père, et que le nom de fils me soumet à ses volontés ; que nous ne devons point engager notre foi sans le consentement de ceux dont nous tenons le jour ; que le ciel les a faits les maîtres de nos vœux, et qu’il nous est enjoint de n’en disposer que par leur conduite ; que, n’étant prévenus d’aucune folle ardeur, ils sont en état de se tromper bien moins que nous, et de voir beaucoup mieux ce qui nous est propre ; qu’il en faut plutôt croire les lumières de leur prudence que l’aveuglement de notre passion ; et que l’emportement de la jeunesse nous entraîne le plus souvent dans des précipices fâcheux. Je vous dis tout cela, ma sœur, afin que vous ne vous donniez pas la peine de me le dire ; car, enfin, mon amour ne veut rien écouter, et je vous prie de ne me point faire de remontrances.
ÉLISE
Vous êtes-vous engagé, mon frère, avec celle que vous aimez ?
CLÉANTE
Non ; mais j’y suis résolu, et je vous conjure encore une fois de ne me point apporter de raisons pour m’en dissuader.
ÉLISE
Suis-je, mon frère, une si étrange personne ?
CLÉANTE
Non, ma sœur ; mais vous n’aimez pas ; vous ignorez la douce violence qu’un tendre amour fait sur nos cœurs ; et j’appréhende votre sagesse.
ÉLISE
Hélas ! mon frère, ne parlons point de ma sagesse ; il n’est personne qui n’en manque, du moins une fois en sa vie ; et, si je vous ouvre mon cœur, peut-être serai-je à vos yeux bien moins sage que vous.
CLÉANTE
Ah ! plût au ciel que votre âme, comme la mienne...
ÉLISE
Finissons auparavant votre affaire, et me dites qui est celle que vous aimez.
CLÉANTE
Une jeune personne qui loge depuis peu en ces quartiers, et qui semble être faite pour donner de l’amour à tous ceux qui la voient. La nature, ma sœur, n’a rien formé de plus aimable, et je me sentis transporté dès le moment que je la vis. Elle se nomme Mariane, et vit sous la conduite d’une bonne femme de mère qui est presque toujours malade, et pour qui cette aimable fille a des sentiments d’amitié qui ne sont pas imaginables. Elle la sert, la plaint et la console avec une tendresse qui vous toucheroit l’âme. Elle se prend d’un air le plus charmant du monde aux choses qu’elle fait ; et l’on voit briller mille grâces en toutes ses actions, une douceur pleine d’attraits, une bonté tout engageante, une honnêteté adorable, une... Ah ! ma sœur, je voudrois que vous l’eussiez vue.
ÉLISE
J’en vois beaucoup, mon frère, dans les choses que vous me dites ; et, pour comprendre ce qu’elle est, il suffit que vous l’aimez.
CLÉANTE
J’ai découvert sous main qu’elles ne sont pas fort accommodées1, et que leur discrète conduite a de la peine à étendre à tous leurs besoins le bien qu’elles peuvent avoir. Figurez-vous, ma sœur, quelle joie ce peut être que de relever la fortune d’une personne que l’on aime ; que de donner adroitement quelques petits secours aux modestes nécessités d’une vertueuse famille ; et concevez quel déplaisir ce m’est de voir que, par l’avarice d’un père, je sois dans l’impuissance de goûter cette joie et de faire éclater à cette belle aucun témoignage de mon amour.
1
C’est-à-dire qu’elles n’ont pas beaucoup de bien.
ÉLISE
Oui, je conçois assez, mon frère, quel doit être votre chagrin.
CLÉANTE
1