Guy de Maupassant affirmait que Algernon-Charles Swinburne lui semblait le mortel le plus extravagamment artiste du monde. A présent que le mortel chantre de l’immortelle Laus Veneris est mort, nous sommes deux esthètes chauves, trois pelés et quatre tondus—neuf en tout—fondés à regarder comme le plus extravagamment artiste de nos contemporains, le nommé Georges Fourest.
Artiste, le poète de la Ballade en l’honneur des poètes falots l’est, simultanément, à la manière antique et à la manière contemporaine: argonaute du verbe, jason non pas jaseur mais passionné de rythmes et évidemment «plein du souffle grec», et explorateur du dernier bateau (lequel est un bateau ailé), Wright de la subtilité et de la nuance...
Et extravagant, il l’est aussi tout à la fois d’une façon ancienne et d’une façon moderne. On l’a qualifié d’acrobate preste et cocasse du cirque lyrique, Foottit merveilleux du vers. Soit! Mais, avant d’être Foottit, il a ricané sous le pseudonyme de Triboulet; et, premier que d’être bouffon des Valois, il a gambadé, Ægipan. Déconcertante synthèse, Georges Fourest exhibe presque en même temps les cornes du bouc, la marotte chère au jongleur du Roi et le bizarre vêtement-sac où s’enveloppe l’amuseur de l’arène[A]; il apparaît coup sur coup comme le Clown, le Fol de cour et le Satyre.
Alliance de l’homme et de la bête, et quasiment dieu, compagnon effronté et folâtre de Dionysos, ivre plus qu’à demi de chansons, de vin, de caresses, le Satyre gambade, fringue, cabriole, s’ébaudit. Est-il terrible, est-il ridicule? Il est (c’est le cas de le dire) biscornu. Est-il beau, est-il affreux? Il est troublant. Depuis la fourche de ses pieds jusqu’à la pointe de ses oreilles, il a de l’esprit: esprit tortueux et tumultueux, âpre et burlesque, raffiné et puéril, savant et brutal, douloureux et lascif,—et esprit surtout ricaneur, sardonien; naturellement: esprit satyrique.
De cet esprit-là, le livre où j’ai la gloire de préambuler, abonde, foisonne, retentit, sonore de crépitations baroques et joviales qui étonnent parmi la bonne harmonie de tels beaux poèmes tout imprégnés d’Orphée peut-être et d’Euripide certainement. On s’amuse, on s’étonne, non sans quelque remords, devant une Phèdre, une Iphigénie, une Andromaque fantasquement renouvelées, et dans telles autres pièces qui n’ont pas eu de modèles millénaires et princiers, dans la Singesse, par exemple, on voit luire et cligner les yeux sarcastiques du capripède et frétiller sa queue égayante.
Fou qui se sert de sa folie pour nasarder la folie universelle, le Fol de cour suscite le rire et parfois la peur. Feint-il de se plaire à des jeux puérils? Soudain il se renfrogne et machine un piège. Prépare-t-il un tour bouffon? Ne vous esclaffez pas trop tôt: le tour va devenir macabre. Je vous recommande aussi de ne point «charrier», comme on disait sous Louis XII, les chaussures du Fol, mi-partie de couleurs criardes: elles sont adroites, promptes et aiguës comme un pal. Et je vous conseille, sur toutes choses, de ne vous point gaudir de son sceptre surmonté d’une tête grotesque et garnie de grelots: il frappe dur sans que l’on puisse s’indigner des coups à la fois sournois et impertinents qu’il dispense.
Georges Fourest badine, mais il a compris que la vie est une farce amère; et s’il fait semblant d’attraper des hannetons, si même il attrape pour tout de bon quelques-uns de ces coléoptères lamellicornes, il est moins abstrait que ne le pourrait croire la tribu des critiques (et celle des mélolonthinés) par un si ingénu passe-temps. La chanson des grelots, qu’il se targue d’aimer, il l’agrémente de couplets aux sous-entendus goguenards, il la contrepointe de refrains à double entente, modulés savamment et perfidement dans une contorsion exquise des lèvres.
Coiffé comme un astrologue, la tête sur une collerette blanche de pierrot, le Clown enluminé risque entre deux coq-à-l’âne les sauts les plus périlleux et sanglote en débitant les fables les plus hilarantes. Disloqué paradoxal, funambule ahurissant, saltimbanque énigmatique, il se montre adroit à ce point qu’il peut suggérer qu’il est gauche, lui si malin qu’il peut—quand il lui plaît—passer pour un lourdaud. Bateleur élégant, il pince sans rire. Pitre magique, il se fout du peuple. Comique à froid, il atteint au génie. Et il semble que ce soit lui qui ait écrit l’Epître Falote et Balnéaire et inventé ces sardines
Ainsi, Clown, Fol de cour et Satyre, Georges Fourest personnifie les trois êtres prestigieux qui représentent à travers les âges le rire artiste et extravagant.
Le plus singulier de l’histoire—histoire non naturelle vraiment—c’est que, dans la vie ordinaire, cet Ægipan, ce Triboulet, cet irrésistible amuseur de Cirque, affecte la tournure hautainement désinvolte, la prestance cavalcadeuse d’un officier de la garde impériale. Et c’est sans doute ce qui explique que, de même qu’en les pièces de Plaute, il est constamment question d’Athènes, du Pirée, de Rhodes, d’Ephèse, de la Sicile (et que, pourtant, il est notoire que tous les actes de ces comédies, toutes leurs scènes se passent à Rome), de même il est manifeste que tous les poèmes de Fourest, tous les décors qu’ils invoquent, l’île de Tamamourou, le bord du Loudjiji, le Lac des Libellules, se situent dans l’empire français.
Exotiques ou nationaux, ces poèmes regorgent de beautés et de Beauté. Cela seul importe.
Le plus vaseux des critiques, l’auteur des samedis littéraires lui-même, ne pourrait qu’admirer, si jamais il ouvrait ce livre, l’alexandrin de Georges Fourest, nombreux, rimé dru, assez sonore pour réveiller les auditeurs gorgés de véronal, de trional, de sulfonal ou d’Ernest Charl. Parfois, ce vers fait songer, par son bondissement rythmique, aux meilleures Odes funambulesques, à celle, par exemple, où Théodore de Banville, échappant à l’obsession de la rime-calembour, traçait l’inoubliable croquis de «ce groupe essentiel»:
En certaines strophes, la Singesse semble s’apparenter, avec moins de gaminerie rapinesque et plus de poétique éclat, à cette Négresse du Parnassiculet qu’hypnotisait de ses coruscations.
Epître testamentaire